« Ossang et son Codex Série Noire dans le bunker irradié, vidéo-flipper filmant OPAK CITY – RADIO SPEED, RADIO STRIKE », selon Pélieu. Venezia Central fait la couverture, un transfert d’image Polaroïd sur film périmé. Ossang, qui a créé la revue CEE, qui a fondé le groupe de rock MKBFraction Provisoire et qui est l’auteur de films comme Dharma Guns, Le Trésor des îles Chiennes diffusés en DVD aux éditions Potemkine. Lisbonne et le fantôme de Pessoa, Madrid, Nice. Landscape et silence, ténèbres sur les planètes. Dernier regard sur l’Europe. Les amis morts, la tentation brutaliste du noise’n’roll, la tenture neigeuse du cinématographe, le brouillard des grands récits captifs. Toute l’agitation d’un siècle évanoui.
Des bruits de construction couvrent le décor,
un fond de musique distingue l’arrière-plan de la mémoire,
je lève les yeux vers la surface la plus claire de l’espace,
mais les paupières tombent — la pupille se dilate violemment :
le ciel est d’un bleu trop clair.
Comment le monde apparaîtrait
si l’on démesurait l’intensité du bruit de construction
qui brode…
Des bombes ! Il y aurait le bruit des bombes !
Et du sang plein ce mur.
On verrait comme le ciel est d’un bleu trop clair.
Non, les vraies saveurs sont mortes.
Le jour poursuit une course invalide entre la frontière italienne
et les souvenirs de France.
Plus d’attachement réel.
J’entends un bruit diffus de circulation, la vapeur grise
qui encombre les pensées — et c’est tout…
La côte d’Azur, loin.
Il reste une poussière d’incertitude aux marges du landscape
que chaque soir je m’efforce de décrire avec la minutie
possible quand on a l’esprit nulle part.
La valeur de rose sur le crépis des maisons, la courbe bleutée du ciel,
la complexion neigeuse des montagnes ce jour de printemps,
le froissement d’ailes d’un oiseau sur le rivage oriental du balcon :
tout ça ne marche plus et s’effondre dans un goût objectif
de fin du monde.
Même la musique tourne à vide.
Et tous les mots qui font mal, n’agissent plus.
On pense à la mort de l’art… Ennui !
Eh quoi ! le ciel existe, et l’histoire de cette région de l’univers
où l’on vit le jour et fit les premières armes de sa délinquance…
Il reste les films. Le visage humain — et l’oeil rapace du lanscape.
On a connu le front d’invisibles batailles, et le trouble
incident de la chair, mais soudain l’on se noie dans une phrase.
Tout s’effondre. Oui, j’ai tout vu…
Goût objectif de fin du monde.
Bruit de machines perforantes, sifflement des sirènes, le trottoir
explose, éclats de vitres, fractures de portières…
La terre se dérobe.
Reprendre courage, extraire les phrases qui assomment, courir
l’immense bruit qui gagne
où l’on cogne en désordre pour asséner les sens, défaire
le vide mat, atteindre l’autre rive où les dieux bougent… Ennui !
La guerre contre l’homme s’élance — et ça ne porte pas à
conséquence.
Le cadre n’existe plus. Le silence force l’horreur, la vitesse
devient irréelle — elle pue le sang, la mauvaise ardeur de chair,
l’impasse des nerfs : oui, j’ai tout vu… Las !
D’abominables feuillages noirs viennent fleurir la pensée.
Dieu parle dans une nuit étrange où l’agitation ne se dénomme pas.
Et l’on est bien en peine, au moment de relire ces phrases néantes
et compliquées, d’affirmer d’où elles viennent et conduisent.
Dieu n’explique rien. Il fonde un espoir comme on nourrit son
attente. Landscape et silence.
Enfant bâtard de la beat generation et d’Isidore Ducasse, F. J. Ossang ne cesse de courir le monde, caméra et stylo au poing. D’un séjour de deux mois en Amérique du Sud, il a ramené ce livre aussi nerveux que pessimiste. Loin des récits de voyage à l’anglo-saxonne, Les 59 Jours ne prend guère le temps de l’arrêt sur image. C’est un télescopage de visions, un sampling de phrases arrachées au magma de la langue, qui couvre les pages d’un journal halluciné. Le desperado cinéaste (L’Affaire des divisions Morituri ou Docteur Chance) court après les images d’une humanité mondialisée : « Le monde rétrécit. Les desperados n’ont plus d’espace respiratoire. » Oppressé et légèrement paranoïaque, le bonhomme découvre près des terres australes un paysage qui ressemble à son Auvergne natale : le voyage se change alors en une sorte de quête du retour aux sources où se dévoile une naissance étrange et chamanique. Sans concession, Ossang alimente son récit d’un lyrisme électrique qui se déchire sur les récifs d’une conscience aiguë. Comme si, dans la frénésie de la langue et du voyage se chorégraphiait une danse pour séduire la mort.
(source : Le Matricule des Anges)
EXTRAIT
A l’Ouest, toujours à l’Ouest…
Le 18 octobre, 13 heures, on décolle pour l’Amérique du Sud.
19 heures, Caracas. Minuit, c’est Lima.
À 5 heures du matin, on foule la terre de Santiago du Chili — nuit pleine de smog au dessus de nos têtes. 6 heures, on s’endort Hotel Monte-Carlo. Elvire glisse en rêve sous mes doigts. Les 59 jours commencent.
Le 20, on émigre au Residencial Londres.
9000 pesos la nuit. Style colonial anglo-hispanique. Plafonds de cinq mètres, salons de boiseries, portes sombres, murs de pastels, marqueterie et sanitaires début de siècle…L’hôtel est au croisement de la Calle Londres et de la Calle Paris. Quartier minuscule en dérive au large d’Alameda, la grande artère axiale — l’artifice de l’architecture est tel qu’on dirait un décor de cinéma.On dîne au restaurant panoramique du Foresta, d’où j’attendais l’avion de Paris, il y a tout juste un an. L’impression d’utopie américaine qui m’avait submergé, s’empare d’Elvire : on arrive de nulle part, et pourtant c’est l’Amérique du Sud qui commence. On a les yeux à hauteur de la cime des arbres du Cerro Santa Lucia. Le Soleil se couche avec le goût d’un Pisco Sour.
Toute la première semaine, j’interroge le mur des hôtels, la façade des restaurants, le goût de fruits de mer et de glaciers qui émane des cartes de l’Extrême-Sud, la rumeur de saga sels et poussières dans l’immense désert du nord, la saturation sonore oxydée de carbone des grandes artères desséchées de Santiago. Moteurs et klaxons d’autobus, collectivos Nissan, pick-up Chevrolet, Ford Dalcon, 404, Daewoo… Un après-midi, j’observe la végétation luxuriante du Cerro Santa-Lucia qui oscille sous une méchante brise de pollution mexicaine. Les passants dans la rue ont presque tous la peau blanche. Je songe aux Indiens Alakalufs de l’Ile Wellington — disparus comme ce livre que Joseph Emperaire leur a consacré : Les Nomades de la Mer. Le Mauvais Esprit monothéiste Ayayema est là…La dernière Ohna est morte en 66 — on peut lire le poème de sa mort dans les guides : « Alors que je chante ici / Le vent m’emporte / Sur les traces de ceux qui sont partis / Je peux maintenant me rendre à la Montagne du pouvoir / Je suis arrivée aux Grandes Montagnes du ciel / Le pouvoir de ceux qui sont partis revient à moi / Ceux de l’infini m’ont parlé. »Mais on ne saura pas qui a parlé au malheureux Pedro de Valvidia; le conquistador de Chile, quand les Mapuches l’ont découpé en tranches. Il reste de lui ces merveilleuses cartes postales qui décrivent à Charles-Quint les premiers reflets de la Terra Incognita. De sacrés gaillards, les Indiens Mapuches — les cousins sudistes des Apaches d’après Raùl Ruiz. Ils ont régulièrement totémisé du cadavre de Castille sur trois siècles d’insurrections australes. On en rencontre toujours sur les régions tempérées au Sud de Santiago…
Soleil d’hiver. La neige sur les montagnes. Le goût bleuté d’une rose que le givre a surprise. La brume et la nuit où ronronnent encore d’immenses projecteurs au sodium.J’arrive à Madrid — plus tard je dirai comment. J’ai fui sous les bombes merdeuses, je m’ébroue, on s’accroche, je regarde le jour se lever sur l’interzone pelée qui recouvre l’abri nucléaire de la Moncloa — j’ai besoin d’écrire, et ressusciter. Je suis venu avec 10 livres, à peine plus, une machine à écrire et Chérie. Je me remémore Burroughs : un écrivain, ça écrit. Mektoub ! (c’était écrit). Et le problème d’un écrivain, c’est d’abord de générer la continuité de l’exception — l’exception qui consiste à écrire, un jour, pour de vrai, sans raconter de salades, et poursuivre, en dépit de tout, en s’attendant au pire. Et Céline : dans les très vieilles chroniques on appelle les guerres autrement — voyage des peuples… Et les portugais : VIVRE N’EST PAS NECESSAIRE, NAVIGUER EST NECESSAIRE… J’arrive pas à commencer comme eux ! Je patauge : je saute sur le début du Voyage, puis du Festin, nein ! Je feuillette Approches Drogues et Ivresses, et c’est Dostoïevski qui cause de Londres : les femmes ne le cèdent en rien aux hommes et s’enivrent tout comme eux ; les enfants courent et se traînent parmi eux, de tous cotés…Je reviens à Madrid, et c’est Mauvais Sang qui me ramène à la raison : il m’est bien évident que j’ai toujours été race inférieure. Je ne puis comprendre la révolte. Ma race ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu’ils n’ont pas tuée. RIMBAUD.
Et si ma dernière vie s’était arrêtée surprise en plein vol au dessus des collines de boues, étincelles, suie, ferraille et sang, juste au dessus de la base de Diên Biên Phû… Encore un souvenir sans marque réelle, la chanson me tourne la tête. J’ai envie d’écrire un livre sans savoir où commencer. Le jour, la nuit. Madrid, la France, l’Indochine, la Virginie du Sud ou la Russie. Quand on a pris le parti des Rebels et d’Hannibal au début de l’enfance, tout s’en suit, jugeait lucidement Scott Fitzgerald. Id Est… L’affaire a mal commencé, la conclusion ne saurait qu’être sombre, mais quand même ! On n’arrive pas à s’empêcher d’imaginer élégante façon de s’esbigner du cloaque et pour toujours ! NE RIEN LAISSER DERRIÈRE SOI.Je réside face au Nord, dans la clarté du froid sec, pulmonaire comme l’hiver du Soleil, je caresse Chérie dans l’ombre palaciale du presque mauvais goût madrilène, celui-là même qui garde la saveur aux lèvres de l’histoire comme afin de distraire la passion d’un objet qui aveugle.
Deux écrivains qui triturent la langue, à leur façon dans une rage désespérée, une maison d’édition qui détourne les réseaux commerciaux pour venir nous charmer : assisterait-on à la résurgence de l’Underground?
Etre né, français, dans la seconde moitié des années 50 s’apparente à une malédiction. F.J. Ossang, naquit en 1956, a fêté ses vingt ans sous Giscard en pleine crise pétrolière avec juste assez de conscience historique pour savoir que les combats révolutionnaires étaient morts et enterrés. Le passé exaltant est derrière, le présent c’est regarder un faux aristo se rendre chez les éboueurs pour manger une bonne omelette, le futur? No Futur! Alors voilà, ça vous donne une génération perdue en quelque sorte, des zombies vociférants sur des scènes rock qui renient les Rolling Stones pour idôlatrer Johnny Rotten.
F.J. Ossang est, d’une certaine manière, un enfant de la beat generation, élevé aux riffs rageurs du punk. Membre des Messageros Killers Boys Fraction Provisoire, un groupe de Noise’n’roll qui est à la musique de chambre ce que le dernier prix Goncourt est à la littérature, Ossang réalise aussi des longs métrages dont L’Affaire des divisions Morituri, film punk, ravageur, avant-gardiste. Last but not least, comme disent les animateurs radio, Ossang est également un écrivain. L’an dernier les éditions Warvillers associées à Blochaus et Via Valerino nous donnaient Génération néant, cet automne ce sont deux nouveaux titres qui viennent enfoncer le clou d’une écriture hachée, violente, poétique, ultra-référencée parfois et terriblement regénératrice dans sa noirceur même. L’Ode à Pronto Rushtonsky est l’hommage rendu à un membre des Messageros Killers Boys qui s’est suicidé à 26 ans. « L’aurore monte au coin des lèvres. / Pronto nous allume un sourire depuis l’amande fermée des paupières, / depuis où luit une mince ligne de blanc fragile, / comme un autre cache en frontière. / Ses pupilles basculent de l’autre côté. » Travail de deuil où transpire une musique que l’on n’entend pas. Au Bord de l’aurore porte la même noirceur rêche, la tension extrême, la violence des corps. Ossang a bénéficié en janvier 93 d’une bourse pour aller cinq mois à la Casa Vélasquez en Espagne. Sur le papier c’est très bien, mais la réalité est autre. La Casa Vélasquez, s’avère être l’antichambre de la mort : deux locataires se sont suicidés avant l’arrivée d’Ossang et de sa compagne Elvire.(« baby-porno que la mort violente auréole ») Ambiance mortifère assurée avec en prime une belle arnaque pour les artistes boursiers qui doivent débourser pour la location de leur chambre (froide). Ossang ne s’encombre pas des règles de grammaire, il noircit des pages comme on se consume. Résultat : une prose qui désarçonne, avec des mélanges de franglais, des majuscules comme des boîtes de haricots en promo dans un hypermarché. William Burroughs n’est pas loin et on pourrait même entendre la voix de Pynchon. Les références ne manquent pas, elles asphyxient un tantinet la lecture mais dès qu’on a su trouver le bon tempo, Ossang nous embarque pour un étrange voyage, une sorte de road-movie qui tournerait en rond, avec Madrid au centre et le Gin-tonic comme carburant. Avec Elvire au coeur et l’amour comme respiration.
Ghislain Ripault, lui,ne donne pas son âge mais sa bibliographie marque un territoire littéraire dense et peu traversé par les sentiers battus (poésie, récits, roman, anthologies, et traductions du chilien, du vietnamien, du hongrois, de l’argentin). Directeur des éditions SPM, il vient donc de se publier. A le lire, on ne saurait lui en vouloir. Digressions caractérisées est un véritable laboratoire de littérature moderne. Eric Nival, écrivain aussi génial que méconnu se rend (ou se vomit?) à une sorte de foire du livre où ses bouquins sont « voués à se mévendre ». Le roman, méchamment ironique, drôle, désabusé fait penser à Queneau quand la lecture nous laisse le temps de penser. La virtuosité de l’auteur, en effet, ne semble avoir qu’un objectif : nous faire rendre l’âme. Tout y passe, les calembours travestis (ainsi : « des appas feutrés », « un ours mal séché », « à l’improviste nul n’est tenu », etc.), les mots valises (Eric Nival s’aperçoit de sa mauvaise odeur : « Merde! empesta-t-il »), des métaphores assassines (à propos d’une employée de la SNCF : « Elle régnait derrière sa vitre comme un crachat de fantôme »), toute une tripotée de figures de rhétorique; bref, il faudrait créer un poste de recherche au CNRS pour analyser ce roman. Mais derrière cette modernité, cette ironie ravageuse, pointe un malaise certain, l’angoisse d’un homme qui ne peut décidément pas trouver sa place dans ce monde.
Marie-Laure Féray écrit de courts textes érotiques à faire frissonner les moribonds (« Après avoir branlé cet inconnu / il me dit de toute façon / on ne se reverra pas »), et dirige les éditions Cahiers de nuit (cf MdA N°9) qui publient notamment Daniel Giraud, Daniel Darc (ex-Taxi-girl?), Allen Ginsberg, William Burroughs, dans de petits livrets charmants où se glissent parfois des confettis, des photos troublantes, des vignettes du code de la route. Le bonheur est ici autant dans la lecture des textes que dans leur réception, drôle, surprenante. Une façon directe de lier l’intime d’un auteur à celui du lecteur.
C‘est une ode.
L’ode à Pronto Rushtonsky.
Et c’est vague, une ode. C’est une couleur,
la vague de couleur qui baigne le rivage du fleuve
où la cendre vient crépir l’eau grise et verte.
La vague odeur de parfums et de fumée qui s’étire
dans le Soleil au moment du déclin.
Le bruissement vague dont s’entoure une barque funèbre
quand elle nage vers la proue noire
des vaisseaux fantômes.
Mais je vais dire, tout dire enfin,
l’envie et le regret de s’endormir dans la lumière
si claire où tout s’éteint.
Pronto, pronto, he said.
On ne reverra plus Olivier.
On regarde la lumière. C’est le 26, seize heures.
Une lumière d’hiver commençant. La forme du Soleil rosé
juste au dessus des maisons.
Pureté.
On oublie les bactéries.
Olivier est mort.
C’est atroce.
Olivier dit Pronto Rushtonsky est mort.
La police raconte qu’il avait le bras cassé à 22 heures 20,
le 25 octobre mille neuf cent quatre vingt onze,
qu’il gisait au bord des voies ferrées
du Quai de la Gare,
les bras en croix.
Mort.
La police n’en dit pas plus. Ils veulent voir.
Je pense à des rameaux d’olivier.
D’abord c’est l’absence.
Matin du 4 mars 1948,
sur la route de Buenos Aires à Parana
Saloperie de temps, saloperie de sort, se dit Frankie Tavezzano. C’était vers 5 heures du matin. Il faisait encore nuit. Comme d’habitude ce dernier mois, il se rendait à Parana pour prendre son service à 5 heures 30, aux douanes sur les écluses du fleuve Parana, près de l’embouchure.
C’était la plus sale période de l’année. D’abord à cause de la saison, ensuite parce qu’on venait de le changer de secteur, pour trois mois tout au plus, qu’on lui avait dit ! juste histoire que se tasse l’affaire Della Cistereia… Et depuis un mois, il lui fallait se lever tous les matins à une heure impossible, pour se taper en pleine nuit les 50 bornes de son bled à Parana. On aurait dit qu’une purée d’étoiles colmatait les orifices que les phares de la vieille Buick réussissaient à percer dans l’épaisseur du brouillard. Il pleuvait à torrents. Cette espèce d’orage de boue stellaire et d’acier mélangé ne présageait rien de bon. Frankie y voyait les pires augures. Surtout en cette période : trois semaines plus tôt, on avait abattu à la même heure son meilleur copain, Pedro Della Cistereia.
Ouais, le malheureux circulait en sens inverse, en direction de Buenos Aires. Descendu d’une rafale de PM.
Un ami de toujours, Pedro, douanier comme Frankie au poste de Parana. Les salauds avaient choisi de le plomber au moment où il rentrait d’une partie de cartes foireuse. Sans doute avait-il éclusé bon nombre de godets de tequila et achevé de vider son portefeuille chez une pute du cercle. Enfin, de quoi vous filer le bourdon quand on est un quadragénaire divorcé et que les pensions alimentaires vous rétament sous toutes les coutures dès la première semaine du mois ! Mais quand on a la poisse rivée à le mœlle, faut pas s’attendre à ce que quiconque vous fasse des fleurs. Au lendemain de sa mort, qu’est ce que les journaux et les collègues du poste-frontière avaient pu coller sur le dos de Pedro ! Ah, rien que de penser à cette embrouille, ça filait un putain de goût d’amertume sur le palais !Par les temps qui couraient, sans parler de toutes les crises rencontrées par l’Argentine, rien qu’avec les trafics dont le secteur était l’objet depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, nazis, justiciers juifs, services secrets yankees, magouilles européennes et autres apprentis guerilleros, il fallait s’attendre au pire.
Tout était pourri. Temps pourri. Vie pourrie. Actualité pourrie.
Depuis que Lili avait quitté Frankie, il avait l’impression d’avoir tout d’un coup vieilli de dix ans. L’impression d’être devenu un vieux con de fonctionnaire aussi baisé par la vie que ce malheureux Pedro qu’on avait dû éliminer du circuit par erreur, rien que parce qu’il avait le tort de lambiner en zone rouge au moment où d’autres intérêts comptaient mettre sur orbite quelque jet piégé ! Résultat : les meurtriers avaient dû terminer leur boulot en traînant dans la boue le souvenir de la victime ! Enfin, quoi : qu’est-ce que Pedro pouvait bien avoir de commun avec la CIA, le transit de coke ou les convois du trésor secret du troisième Reich ! Et sur l’heure, Frankie se sentait lui aussi devenir un point clignotant sur cette fameuse zone rouge. Le double sens du mot « mutation ». Les essuie-glaces couinaient sur le pare-brise. Leur miaulement n’avait d’égal que le manque d’efficacité.
Cinéaste d’avant-garde (on lui doit notamment Docteur Chance ou Le Trésor des îles Chiennes), fondateur des groupes MKB Fraction Provisoire et Messagero Killer Boy et auteur de Génération Néant, F.J. Ossang est surtout, et fondamentalement, un poète. Un poète de la génération punk, de l’ère de l’image et des sons saturés, qui emploie des riffs et des plans pour créer des vers en relief. Mais aussi un poète de vocation, dans l’héritage direct Rimbaud/Lautréamont/Breton, et dont la poésie, comme en témoigne Venezia Central, est moins un champ parallèle que la piste nue de tout son travail artistique. Aussi, si l’on entend des échos de sa musique dans ces textes, comme les paroles de « Mes amis sont morts » qui viennent clore L’Ode à Pronto Rushtonsky, il arrive souvent aussi qu’on se retrouve comme à l’intérieur d’un film de F.J. Ossang, parce qu’y règne la même ambiance étrange, parce qu’on y surprend cette verve si particulière entre la narration d’un polar et la brutale épiphanie, parce qu’on y est attaqués par ces sortes de slogans destinés à ponctuer la trame : « NON-ÊTRE QUI ERRE DANS LE NON-ESPACE NON-TEMPS, DERRIÈRE TES IMAGES ET TES MOTS, IL N’Y A PERSONNE ! » Rassemblant des textes écrits sur une vingtaine d’années, le recueil s’organise selon une logique exemplaire. On y entre avec de grands voyages symboliques à travers des villes mythiques et sous l’égide de poètes-intercesseurs : ainsi Venise, dans Venezia Central, sous l’égide d’Ezra Pound et dans un style qui rappelle parfois le grand poète américain. A l’instar de ce qui se déroulait dans le long flux des Cantos, toutes les époques se combinent dans la ville enlisée qui se fait la métaphore du crépuscule de l’Europe. Après Venise et le temps, Lisbonne, elle, est dévouée à l’espace, grâce au poète Fernando Pessoa, dont le rêve sébastianiste est une manière d’accéder concrètement à l’universel : « Tel est le plan de guerre que Pessoa réussit à exécuter / point par point, revisitant le songe sébastianique / jusqu’à le rendre parfaitement immédiat ». Une fois établies cette abscisse et cette ordonnée prolongées à l’infini, la poésie d’Ossang se déploie, comme l’esprit, dans toutes les directions. Nice, Madrid (toujours traversées par les ombres fugitives des poètes) et jusqu’à la « Transylvanie française », la neige, la perte des autres ou de soi et puis, pour finir : « Ténèbres sur les planètes ». Un voyage permanent à travers toutes les sphères possibles, c’est ce qu’Ossang effectue grâce à une poésie semblable à l’agent mercuriel des alchimistes ; une poésie mystique, aux allures de gnose (au passage, des choses essentielles et pertinentes sont exprimées au sujet des poètes majeurs qui y circulent), mais également lyrique, très loin des sécheresses de certains poèmes contemporains. Une synthèse efficace entre un certain décadentisme, un certain symbolisme, un certain surréalisme et post-surréalisme, un certain esprit punk. Sauf que le « no future » d’Ossang, loin d’être un simple constat d’absence d’horizon social, signifie « Apocalypse », et donc déclin, crépuscule, mort, mais aussi : révélations. Ce pourquoi le poète résume sa posture de la sorte : « Je reviens dans l’œil de l’aigle visiter la déchéance. Mur du son ». À franchir.
JEUDI 12 FEVRIER 2015 à partir de 20 heures à PARIS
RENCONTRE avec F.J. OSSANG à PARIS
pour la sortie de VENEZIA CENTRAL (Le Castor Astral)
Librairie LE COMPTOIR DES MOTS
239 Avenue Gambetta 75020 (métro Gambetta)