Film porté par un souffle à bout de souffle, carburant aux amphétamines et à l’énergie du désespoir,
L’affaire des divisions Morituri invoque les forces du chaos, de la rupture, voire de la fracture, annonçant une (énième) fin du cinéma, une apocalypse des images née de l’érosion des liens les unissant traditionnellement. F.J. Ossang c’est, dès son premier long métrage, William S. Burroughs et sa logique éclatée du cut-up rencontrant la violence narquoise du punk-rock dans l’arène sauvage du cinéma : une méthode frénétique qui tire le film d’un fragment, d’un éclat à l’autre, selon une cohérence approximative reposant souvent sur l’élan cinétique pur. Mouvement perpétuel, dégénératif, film se dirigeant à toute vitesse vers une entropie rêvée, quasi utopique : ces
Divisions Morituri, c’est le chaos se nourrissant de lui-même, le présent se rongeant de l’intérieur, se déchirant pour que se déverse au sol l’avenir qu’il contient déjà. C’est un peu l’
Alphaville de
Godard, certes, revu et corrigé selon les critères esthétiques de l’après-punk (et, pourquoi pas, du cyberpunk), mais animé par cette même certitude que le contemporain offre déjà la matière première d’un film de science-fiction à qui ose voir le présent tel qu’il est : absurde, abject.
Il y a, dans cette idée qu’il s’agit simplement de filmer le réel d’une certaine manière pour qu’il bascule vers l’irréel, quelque chose de fondamentalement cinématographique. Quelque chose de pur. Le cinéma n’invente pas : il s’approprie et transforme, pour mieux révéler. Comme si nous habitions déjà dans l’irréel et que le soi-disant réel était l’illusion par laquelle nous nous protégions du désordre ambiant. Chez Ossang, le cinéma dévoile la fragilité du réel : il en abolit la façade homogène, exposant les courants souterrains, les passions occultées, les systèmes cabalistiques. Voilà pourquoi son oeuvre est traversée de sociétés secrètes, de complots abstraits, de formules alchimiques et d’arènes illégales où s’affrontent les gladiateurs de l’ombre; d’affrontements, de tensions entre les forces de l’ordre et de la révolte. Le cinéma, agent perturbateur, s’infiltre tel un salutaire parasite – brouillant les transmissions du réel, dénonçant la nature mensongère de leur caractère ordinaire.
Si, formellement, le film d’Ossang peut paraître abstrait, il n’en demeure pas moins qu’il est ancré dans une réalité concrète bien précise : celle de la scène punk et industrielle des années 80, qui fournit au film tant sa trame sonore et ses acteurs que son énergie viscérale et son attitude sans compromis. L’affaire des divisions Morituri se nourrit de ce climat social, culturel et politique, l’exprime parfaitement avec ce que cela implique d’approximations au niveau de la forme – surcharge fièrement effrontée d’images, d’idées et de prétentions poétiques parfaitement assumées. Tant et si bien que le « film » n’offre au bout du compte qu’une approximation tumultueuse des conventions du cinéma : l’intrigue s’éparpille en découpages arbitraires, s’expose par d’obscures déclamations démantelant le principe même du récit. Les genres sont détournés, piratés. Ossang, cinéaste instinctivement expérimental, échappe au sens unique et embrasse la démultiplication des sens. Liberté des impressions. Son film s’abandonne à l’impulsion de son auteur, à cet impératif de créer, quitte à s’égarer dans sa propre fécondité, fier de sa foisonnante densité. Les fragments s’entrechoquent. La violence entraîne la violence. Fructueux désordre. Tant et si bien que l’on ne distingue plus nettement ce qui relève de l’amateurisme déchaîné de ce qui tient du pari formel relevé.
Évidemment, ce rejet des systèmes préétablis du septième art va de paire avec la répudiation totale des normes sociales qu’ils impliquent. En exigeant du film qu’il se plie aux lois de la linéarité et de la clarté, le cinéma classique a établit un statuquo auquel Ossang livre une guerre sans merci. Voilà qui, encore une fois, le place dans la lignée de Godard – tout en rappelant que son oeuvre trouve ses origines dans la littérature, dans le langage lui-même, dans les structures qui le réglementent et qu’il dynamite. Car Ossang, comme Godard, s’attaque à la grammaire du cinéma elle-même. Tout comme Burroughs qui, par un acte de cannibalisme linguistique, cherchait à se libérer de l’emprise du virus-mot. Ce avec quoi rompent ces figures rebelles, c’est une codification rigide qui, en réclamant le sens, impose une vision du monde. Nous sommes ici aux antipodes d’un cinéma engagé ancré dans la tradition narrative, d’un cinéma de réforme. Nous nous aventurons sur le territoire dangereux, encore incertain, du cinéma désordre : un cinéma anarchique, donc anarchiste, révolutionnaire, un cinéma sans foi ni loi qui ne craint plus rien ni personne. On comprend, en voyant défiler cette longue scène où trois des personnages jouent à la roulette russe sur une plage, que leur attitude frondeuse, leur insolence, exprime l’essence même du discours d’Ossang.
Car, face à un univers corrompu, politiquement décadent, les protagonistes du cinéaste s’enfuient dans la révolte totale, se révoltant même contre la mort elle-même. Ils se réfugient dans les marges, retournent à l’état sauvage plutôt que de mourir étouffés par la normalité. Rejet absolu. C’est en ce sens que L’affaire des divisions Morituri constitue l’exemple par excellence du film punk – en tant qu’objet esthétique et idéologique. Bi