Le Magazine de l'Homme Moderne/ Pierre Carles  
   Ne pas se perdre en chemin
Pierre Carles
 
   

À propos du film LES PETITS POUCETS de Thomas Bardinet, sorti le 02/04/2007.

   C’était un soir de janvier 1993. Coup de téléphone en pleine nuit. A l’autre bout du fil, Arno, mon vieux copain d’enfance Arno. Ça parlait fort derrière lui. Il avait l’air un peu saoul. Il me lança euphorique : « Devine avec qui je suis ? » Je ne savais pas. « Avec Thomas, ton pote Thomas. Et figure-toi que son film vient d’avoir le grand prix ! ». Le Thomas en question, c’était Thomas Bardinet, réalisateur du Jour du bac. Arno, c’était le dessinateur d’Aleph Thau, la série BD d’Alejandro Jodorowsky. Il s’était retrouvé ce jour-là juré au festival de Clermont-Ferrand, la Mecque française du court-métrage. Arno n’était pas spécialement cinéphile mais comme on lui avait commandé l’affiche du festival, il figurait parmi les membres du jury. J’ai fini par comprendre qu’il s’était démené comme un fou pour que Le Jour du bac obtienne le grand prix de Clermont. Comme il me l’expliquera plus tard, de retour à Paris, il ne s’était pas contenté de voter pour le film, il avait dû se battre bec et ongles pour faire basculer le vote en faveur du film de Thomas Bardinet alors que celui-ci ne faisait pas l’unanimité. Pourquoi le cinéma de ce dernier avait tant touché Arno ? Probablement par ce qu’il recelait de primitif. Ce à quoi aspirait aussi Arno en tant que dessinateur.

   Après Le Jour du bac primé à Clermont Ferrand, Thomas Bardinet embraya sur un premier long-métrage, Le Cri de Tarzan. À sa sortie en salles, le film passa inaperçu. Il fit peu d’entrées et fut à peine défendu par la critique.Trop premier degré ; pas assez tape à l’œil ; un parti pris esthétique et narratif cheap ; pas de dialogues brillants ni de numéro d’acteur époustouflant ; bref, rien ou presque pour plaire. Bien éloigné des canons du film commercial mais aussi de ceux de l’Art et essai.

pp   Rétrospectivement, le Jour du bac l’avait échappé belle. Il préfigurait en effet la direction qu’allait emprunter le cinéma de Thomas Bardinet, notamment avec Le Cri de Tarzan. Résumé de l’histoire : deux adolescents viennent d’avoir le baccalauréat et font le pari de savoir qui sortira avec une fille de leur classe qui a échoué, elle, à l’examen. L’un des deux y parviendra mais leur amitié n’en sortira pas indemne. Arno avait aimé dans ce court-métrage le regard de cinéaste naïf (comme on dit peintre naïf) sur des expériences fondatrices telles que le premier baiser, le premier amour, la première relation sexuelle, la première trahison… Lui-même cherchait à reproduire dans ses albums ces étapes de l’existence en convoquant ses impressions de jeunesse, en cherchant à porter un regard profondément enfantin sur les joies et les misères de la vie, comme l’ont fait Jean Eustache dans Mes petites amoureuses ou Abbas Kiarostami avec Où est la maison de mon ami ?. Mais il y avait une grande différence entre le travail d’Arno et de Thomas Bardinet : le premier n’aspirait pas uniquement à croquer ces moment cruciaux de la vie mais cherchait aussi à les revivre alors que le second – Bardinet — avait fait une croix dessus — au propre comme au figuré — pour ne se s’attacher qu’à les sublimer.
L’un avait fait le deuil de toutes ses « premières fois » d’enfant et d’adolescent, l’autre — Arno — n’y avait jamais renoncé et les rechercherait à jamais. Et, au bout du compte, l’un a réussi à se consacrer tout entier à son art (bien qu’ayant fait peu de films jusqu’ici) tandis que l’autre a épuisé ses forces en courant derrière les paradis artificiels et y a laissé sa vie.

   Une douzaine d’années après ce coup de fil nocturne, lorsque Thomas Bardinet m’a donné à lire la première mouture du scénario des Petits poucets (qui s’appelait à l’origine Cache-cache), j’ai tenté d’imaginer ce qu’en aurait pensé Arno. Il me semble qu’il en aurait été à la fois fier et jaloux. Fier d’avoir été l’un des premiers à avoir reconnu à sa juste valeur le travail de Thomas Bardinet ; jaloux aussi de constater qu’il avait réussi là où lui avait échoué. Il aurait été emballé, j’en suis sûr, par cette histoire qui nous propose à nous, adultes, de prendre le parti des enfants mais nous montre aussi comme d’affreux jojos — bobos ? — qui ne veulent plus jouer.

   J’avais bien tenté d’établir un rapport direct entre les Petits poucets et Arno par le biais d’une comédienne pressentie pour jouer une des héroïnes du film, mais le projet a capoté. Ensuite, il y a eu ce projet d’affiche du film dessinée à la manière d’Arno. Nouvel échec. Jusqu’à ce que je finisse par m’apercevoir que la phrase de Freud citée par le psychanalyste Jean-Paul Abribat à la fin de mon documentaire Enfin pris ? aurait très bien pu figurer en exergue des Petits poucets tout en constituant un clin d’œil à mon alter ego disparu. Pour justifier ce que nous avions filmé et qui lui paraissait « à tous égards scandaleux », Abribat concluait que « Ce que la psychanalyse a à sauvegarder en nous, toujours, toujours, ce sont les droits de l’enfance ».
    

 
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