Dans son dernier film, l'auteur de Pas vu pas pris épouse avec respect la " pensée en mouvement " de Pierre Bourdieu, donnant à voir le combat généralement invisible que mène le sociologue contre l'ordre dominant. Un Pierre Carles respectueux, on n'avait encore jamais vu ça. Mais filmer l'adversaire de l'ennemi, c'est toujours filmer l'ennemi. Le réalisateur s'en explique ci-dessous, en compagnie d'un autre expert en sport de combat : le sociologue et ancien boxeur Loïc Wacquant, auteur de Les prisons de la misère (Raison d'agir éditions) et Corps et âme, carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur (Agone). Propos recueillis le 15 février 2001 à Paris par Olivier Cyran. La sociologie est un sport de combat risque de déconcerter ton public : c'est la première fois que tu mets ta caméra au service de la personne filmée, alors que jusqu'à présent, tu t'en servais comme d'une arme de frappe. Pierre Carles : C'est vrai qu'en apparence ce film-là est très différent de Pas vu Pas pris. Je crois pourtant que ceux qui connaissent mon travail ne seront pas trop dépaysés. L'idée que j'avais en tête, quand j'ai commencé à tourner ce film, c'était de faire comprendre à travers les travaux de Pierre Bourdieu pourquoi il est utile de se méfier des apparences, des évidences, du sens commun, de tout ce qui est donné comme naturel par les médias, notamment la télévision. Or ces questions là, je me les posais déjà à propos de la manière dont fonctionnent les journalistes-vedettes du petit écran. Il y a donc une cohérence, me semble t-il. Après coup, on découvre même une sorte de parenté entre les préoccupations de Bourdieu et tes productions plus anciennes. Pierre Carles : C'est vrai que d'une certaine manière, mes petits films sur Domino's Pizza ou le chauffeur de Chirac, tournés pour " Strip-Tease ", abordaient des thèmes qui sont au cœur du travail de Bourdieu : l'aliénation au travail, la domination que l'on subit soi-même et que l'on fait subir aux autres. Loïc Wacquant : La différence est dans la forme d'écriture, mais il y a une continuité évidente entre le regard de Bourdieu et celui que tu portais toi même sur la société dans tes films précédents, un regard désenchanteur et espiègle de renard. Sans cette complicité assumée, je pense que Bourdieu n'aurait jamais accepté de te laisser faire ce film. Il est tellement réticent à tout ce qui peut être perçu comme du narcissisme que la simple existence de ton film est un miracle ! Pierre Carles : Bourdieu a longtemps résisté à l'idée de ce documentaire et s'il a finalement accepté c'est presque à son corps défendant. Une de mes principales difficultés, c'était de ne pas tomber dans l'hagiographie sans pour autant réaliser un de ces reportages pseudo-objectifs où l'on donnerait la moitié du temps à Bourdieu et l'autre moitié à ses détracteurs, et dans lesquels il n'aurait pas vraiment la possibilité de développer ses analyses. J'ai essayé de le filmer sans complaisance mais sans chercher pour autant à dissimuler ma bienveillance à son égard. Tu n'as pas poussé très loin le viol de son intimité : jamais on ne voit Bourdieu ailleurs que dans sa sphère de travail. Pierre Carles : Quelqu'un m'a dit que j'avais filmé Bourdieu dans son intimité... au travail. Mais c'est une façon de parler. Je ne suis pas sûr d'avoir réussi cela. Le travail intellectuel ne se manifeste pas de façon visible et spectaculaire. Il n'y a jamais de " Eureka ! " dans le domaine des sciences sociales y compris chez Bourdieu, dont le travail s'étale sur plus de quarante ans. Le film n'a pas pour objet de montrer un penseur en train d'accoucher d'un concept, mais de faire partager ma rencontre avec certaines petites parties d'une œuvre déjà très largement construite, grâce à laquelle j'ai pu avancer dans ma propre compréhension du monde. De ce point de vue, je lui dois beaucoup. La découverte de ses analyses a été fondamentale dans ma formation intellectuelle. Justement, pourquoi avoir fait l'impasse sur les attaques dont Bourdieu est l'objet dans les médias ? Pierre Carles : Ça ne présente aucun intérêt. Qui se souviendra dans cinquante ans des journalistes ou des invités permanents du petit écran qui l'ont attaqué alors que ses ouvrages de sociologie figureront, eux, au programme des universités aux côtés de ceux d'Émile Durkheim, de Karl Marx et de Max Weber ? Loïc Wacquant : Ils y sont déjà, en France et encore plus à l'étranger. Il faut préciser qu'il est actuellement le sociologue vivant le plus cité au monde dans les publications scientifiques. Pierre Carles : S'attarder sur des polémiques anecdotiques, c'est autant de temps perdu pour parler de choses plus intéressantes. Donner les moyens à Bourdieu de se faire entendre me semble être la meilleure riposte à la censure maligne des médias audiovisuels. D'un autre côté, c'est assez logique que les grands médias ne donnent pas la possibilité à un large public de s'initier à ce formidable outil d'émancipation qu'est la sociologie en général, et les travaux de Bourdieu en particulier. Ce serait montrer ce qu'ils sont réellement. Ils citent souvent son nom, c'est vrai, mais en ne prenant jamais le temps d'expliquer en quoi consistent ses travaux. Cette censure est aussi un peu de sa faute, non ? Si les médias s'autorisent à dire n'importe quoi sur Bourdieu, c'est parce qu'ils savent que les gens ne connaissent pas son œuvre, faute d'y avoir accès. Ses écrits sont, pour la plupart, inintelligibles aux profanes. Loïc Wacquant : Parce que la sociologie est une science qui parle de la société, tout le monde pense avoir des compétences pour parler aussi de la société à partir de sa vie quotidienne. C'est pourquoi on attend de la sociologie qu'elle soit compréhensible de tous, chose qu'on ne demande pas à la biologie moléculaire, par exemple... Mais il est vrai que si nous voulons que nos recherches soient utiles, il faut permettre aux gens de se les approprier. C'est tout le dilemme de Bourdieu : pour mener un travail scientifique rigoureux, il doit utiliser des outils conceptuels qui le coupent des gens qui auraient le plus besoin de récolter les fruits de ce travail-là. D'où l'importance de passer par d'autres formes d'expression. De ce point de vue, la publication de La misère du monde a été une étape importante : c'est un livre qui expose les résultats d'une méthode de recherche avancée, mais en les rendant assimilables aux profanes par un travail spécifique sur la forme. Il y a aussi les écrits plus politiques de la collection Raisons d'agir, qui rendent les outils d'analyse de Bourdieu tout à fait accessibles au grand public. Le film de Pierre Carles ouvre une autre porte. Pierre Carles : Il ne faut surtout pas croire que le film donne une vue globale des concepts développés par Bourdieu. Je ne me sentais pas de taille pour ça. L'idée, c'est que le film puisse donner envie aux gens de faire eux-mêmes un bout de chemin dans l'œuvre du sociologue. C'est une petite ouverture, une initiation... Le film montre aussi que Bourdieu n'est pas aussi hermétique qu'on le dit. Il se met toujours au niveau de ses interlocuteurs, par exemple lorsqu'il passe à la radio associative du Val-Fourré. Il dit des choses compliquées de façon simple, tout en veillant à ne jamais être réducteur. Je me suis contenté de profiter de ces situations spontanées : c'est quelqu'un qui a envie de transmettre son savoir et qui n'est pas du tout enfermé dans sa tour d'ivoire. La rencontre Publique à Mantes-la-Jolie donne lieu à une séquence très intéressante. On y voit un Bourdieu s'expliquant et dialoguant avec une grande clarté. Mais on le voit s'accrocher aussi avec des jeunes du Val-Fourré, qui se méfient de sa stature d'intellectuel. Pourtant, ce ne sont pas des lascars ras-du-bonnet, mais des éducateurs dotés d'une expérience féconde et qui réfléchissent sur les problèmes de leur quartier. L'irritation qu'ils suscitent chez Bourdieu génère un malaise. Pierre Carles : Dans cette séquence, Bourdieu s'énerve surtout contre l'anti-intellectualisme ambiant qui tend à faire passer l'intellectuel pour un type chiant, éloigné des réalités. Citant l'exemple du sociologue algérien Abdelmalek Sayad, dont il a édité le livre posthume, Bourdieu dit à ces jeunes d'origine algérienne : ce livre, c'est vous, c'est votre histoire, vos expériences. C'est une boite à outils pour vous prendre en main. Si vous vous privez de ce livre sous prétexte qu'il a été écrit par un universitaire, vous vous privez d'un instrument qui vous permettrait de comprendre votre propre situation et d'être un peu moins écrasée par elle. Loïc Wacquant : En ceci, la métaphore du titre est juste : la sociologie est effectivement un " sport de combat ", dans la mesure où elle sert à se défendre contre la domination symbolique, l'imposition de catégories de pensée, la fausse pensée. Elle permet de ne pas être agi par le monde social comme un bout de limaille dans un champ magnétique. Pour Bourdieu, il s'agit au contraire de penser les forces qui agissent sur nous afin de s'en libérer et de se réapproprier sa propre histoire. C'est vrai que cette confrontation avec les jeunes est assez dramatique — et, en ce sens, très réussie : le hiatus qu'elle met en évidence est parfaitement logique et il pointe vers la nécessité d'un travail de réflexion et d'action. Si un sociologue se fait comprendre tout de suite, c'est qu'il ne fait que répéter ce que tout le monde sait déjà. Ce n'est pas son rôle d'être le perroquet du sens commun. Au contraire, il doit aider à s'en extirper. Ton film n'aborde pas l'implication de Bourdieu dans le mouvement social. Pourquoi ? Pierre Carles : Parce que c'est l'aspect le plus connu puisque le plus médiatisé. Les recherches de Bourdieu me paraissent plus déterminantes que ses apparitions dans la sphère publique. Son engagement se situe d'abord et avant tout dans son œuvre de chercheur. Dans une séquence du film, on le voit avec son équipe en train d'élaborer des " indicateurs du néo-libéralisme ", c'est-à-dire des outils précis, objectifs et rigoureux, permettant de mesurer le degré d'avancement de la politique de marché dans tel ou tel pays. C'est un bon exemple de travail à la fois scientifique et politique. Bourdieu est subversif du simple fait de ses recherches. C'est l'une des différences par rapport au film précédent : dans Pas vu pas pris, je m'intéressais à des phénomènes relativement exceptionnels, tandis que Bourdieu, lui, s'attache au fonctionnement ordinaire de la société. Tu veux dire que ton nouveau film est plus subversif que Pas vu pas pris ? Pierre Carles : Il me semble que oui. Les comportements de certains journalistes à certains postes de pouvoir sont des épiphénomènes dont on ne peut rien déduire de général sur le fonctionnement des médias. Bourdieu, lui, analyse les mécanismes structurels qui déterminent les journalistes et finalement les gens à reproduire inconsciemment les discours dominants et les rapports de pouvoir. Ça va évidemment beaucoup plus loin. Mais est-ce aussi efficace ? Pas vu pas pris provoque une hilarité vengeuse, d'où sa force d'impact. Or on ne rit pas beaucoup chez Bourdieu. Loïc Wacquant : C'est vrai qu'il a une relation un peu tragique au monde. Il est très sensible à toutes les formes de violence et il a du mal à porter sur elles un regard ironique, qui suppose justement une mise à distance, en survol du monde. N'empêche qu'on rit beaucoup dans nos réunions de travail. Pierre Carles : C'est quand même une drôle de question. Personne n'attend de Michel Foucault qu'il provoque l'hilarité avec Surveiller et punir ou bien de Karl Marx avec Le Capital. Pourquoi Pierre Bourdieu devrait-il nous faire marrer ? Je veux simplement qu'il me donne la possibilité de mieux comprendre certaines choses et qu'il élève mon niveau de connaissance. De ce point de vue là, sa " force d'impact ", pour reprendre ton expression, est réelle. Maintenant, on peut aussi porter un autre regard sur le monde social, plus rigolo et tout aussi aigu et pertinent, comme celui de Jacques Tati dans ses films par exemple. Chacun son métier, chacun son style. Comme le dit Bourdieu, en se moquant de lui-même, à propos d'une lettre envoyée par le cinéaste Jean-Luc Godard à laquelle il ne comprend rien : " Je ne suis pas poète ". Dans le film, on donne plus d'importance aux paroles qu'à l'image. Pierre Carles : Oui, mais il s'agit d'un discours qui génère énormément d'images. Comme dans Une sale histoire de Jean Eustache, pour citer un film qui m'a indirectement inspiré, j'ai fait confiance au pouvoir d'évocation de la parole. Ça ne servait à rien d'essayer d'illustrer le discours de Bourdieu. Le film doit amener le spectateur à produire ses propres images. Dans mes documentaires précédents, je disais aux gens ce qu'ils devaient voir en leur tenant parfois la main. Dans celui-ci, lis peuvent faire usage d'une vraie liberté de parcours. Même si le montage imprime une direction, ils ont le loisir de gambader. L'un des atouts du film, c'est aussi qu'il capte une pensée en action. Pierre Carles : Loïc Wacquant utilise une métaphore assez juste : Bourdieu est comme une locomotive qui transporte ses propres rails et les pose au fur et à mesure qu'elle avance. Son discours traduit une pensée en mouvement qui prend forme au fur et à mesure qu'elle s'affronte à la réalité. C'est la raison pour laquelle lui viennent toutes ces digressions qui ont rendu le montage du film si compliqué : les réflexions lui viennent à l'instant, il ne se repose jamais sur ses acquis. Au montage, c'était terrible, parce que sur deux heures de paroles continues, on avait du mal à enlever ne fût-ce qu'une seule phrase. Loïc Wacquant : Je pense que ce film va profondément modifier le regard que les gens portent sur la sociologie, qui est souvent perçue comme une science-guimauve. Telle que la pratiquent les consultants d'entreprise et que l'invoquent les journalistes bavards, elle ne sert qu'à renforcer une vision molle du monde. Le film de Carles, lui, donne à voir une science dure, tranchante comme un couteau. Il montre le processus qui mène à faire de la sociologie une forme de service public de la pensée critique. C'est un film qui donne envie d'en être et qui va sûrement créer des vocations... Y a-t-il une chance pour que l'on voie un jour ton film à la télé ? Pierre Carles : Pour le moment, non. On avait pourtant envoyé le projet à toutes les chaînes françaises. Deux nous ont répondu : ARTE et France 2 qui n'en veulent pas. Ce n'est pas grave... À la limite, je préfère que les gens voient le film en salles de cinéma, du moins dans un premier temps. Ils en profiteront plus. Grâce à l'appui de Cara M, un distributeur vraiment indépendant, il va sortir dans deux salles à Paris, soit 100 % de plus que mon film précédent. On ne va tout de même pas se plaindre ! |