Extrait
publié par Libération en octobre 1999.
Tu sais ce
que ça veut dire poiesis en grec ?
Ça se rapporte au faire.
Et ars,
en latin ?
Savoir-faire.
Oui, et ce
genre de faire-là vient dauteurs latins comme Lucrèce,
qui lassimilaient à lart. Cette définition
de lart sapplique aussi bien au poète, à lartiste
quau scientifique. Et je considère que lun ne peut
pas exister sans être en symbiose avec les autres. En tout cas,
concilier ces trois activités a été la méthode
que jai tenté de pratiquer jusquà ce jour.
Ma démarche a toujours relevé de lexpérimentation,
comme celle du scientifique moderne. Et il me semble invraisemblable
que jen change un jour.
Il ny
a donc pas de problème de concurrence, déchec ou
de réussite, dans la mesure où ta démarche nest
pas celle dun peintre traditionnel, voire dun peintre davant-garde.
Je ne crois pas aux avant-gardes. Dailleurs, je ne me suis jamais
senti en compétition avec des artistes vivants, ça ne
mintéresse pas.
Jai connu des périodes où je vendais tout ce que
je peignais. Je ne sais pas où mes uvres ont disparu. Elles
ont été éparpillées. Ça correspond
à un mode de vie, à ses hasards, à ses circonstances,
les choses se sont vendues ou perdues. On peut presque dire aujourdhui
que je suis un artiste sans uvres, quelles sont devenues
accessoires.
Un jour,
Marcel Duchamp a dit quil ne peignait plus, et tout le monde la
cru. Mais on sest aperçu quil navait jamais
cessé de travailler.
Ce serait une erreur de penser quil na pas continué
ses propres recherches. Evidemment il lui fallait prendre du champ.
On a pu
penser que toi aussi tu étais un personnage mythique, mort en
tant quartiste productif, en tant que penseur, alors que tu jouis
dune notoriété certaine pour des choses un peu légendaires,
comme ce fameux Guide Psychogéographique de Venise. Et
on découvre que toi non plus, tu nas jamais cessé
de travailler. Pour comprendre un peu, reprenons depuis le début.
Doù viens-tu ?
Je suis né à Newcastle en 1934. Quand javais deux
ans, nous sommes partis pour la banlieue de Halifax, dans le Yorkshire.
Je vivais dans un immense presbytère avec mes parents. Il y avait
un grand jardin avec des arbres fruitiers, un potager, ce qui était
une richesse pendant la guerre. Jadorais cet endroit.
Qui étaient
tes parents ?
Ma mère était issue de la moyenne bourgeoisie londonienne,
fille de médecin, infirmière en chef et missionnaire en
Abyssinie. Elle était fière davoir été
la première femme blanche admise à la cour du Négus.
Cétait une femme très éclairée. Malheureusement,
je me souviens surtout de sa maladie. Elle est morte quand javais
quatorze ans.
Mon père était fils de mineur. Il avait commencé
à travailler dans les mines quand il avait douze ans et navait
aucune éducation formelle. Après la guerre, il a entrepris
des études de théologie, et passé plusieurs années
au Nyasaland (Malawi) comme missionnaire. A son retour en Angleterre
il est entré dans les ordres et est devenu vicaire à Newcastle.
On a du mal à concevoir aujourdhui les efforts nécessaires
à une personne issue de la classe ouvrière pour accéder
à la petite bourgeoisie.
On nest
pas loin dEngels
On nen est pas très loin. Dailleurs, Keir
Hardie, qui était un grand socialiste marxiste dorigine
écossaise, fondateur de lIndependent Labour Party,
premier candidat travailliste au parlement, est venu faire un meeting
dans les alentours de Durham quand mon père était enfant.
Il prévenait les nouveaux élus de son parti : Méfiez-vous,
cest par le cognac et les cigares que la corruption commence.
Keir Hardie a dû partager son lit avec mon père, ce qui
est devenu une de ses grandes fiertés.
Mon père a fait la guerre de 14 comme brancardier, il la
échappé belle. Il sest élevé tout
seul après la guerre. Il sest fondé sur le christianisme
au point de devenir pasteur. Il a beaucoup lu, il a travaillé
dans des bibliothèques, des trucs comme ça. Son éducation
intellectuelle a été le fruit des différentes fréquentations
des milieux socialistes. Lune des idées au cur des
mouvements socialistes ou travaillistes en Angleterre, cest que
tu pouvais progresser grâce à linstruction. Quelques
groupes avaient lançé des éditions de livres pour
quon puisse se cultiver. Ils tenaient des réunions pour
propager les théories de Marx et Engels. Il arrivait que mon
père mamène à ces réunions quand jétais
tout gosse. Jy ai entendu de vieux ouvriers qui citaient Hegel.
Ils avaient
créé des universités populaires ?
Cétait plus associatif quuniversitaire.
Oui mais
les universités populaires étaient associatives. Elles
nétaient pas dirigées par lEtat. Le parti
communiste, par exemple, en avait créé.
Chez nous, ça nétait pas aussi structuré
que ça. Cétaient des groupes qui disposaient dun
petit local, ou bien ça se passait chez quelquun. On se
réunissait et tout le monde était le bienvenu. Parfois,
on toffrait un café, une tasse de thé, mais pendant
la discussion, cétait du sérieux. Je navais
jamais entendu parler de Kant ou Engels, jétais plus bourgeois
si tu veux. Et je voyais ces mecs, les mains sales, qui sortaient de
lusine et qui commençaient à débattre de
ces choses-là. Cétait luniversité pour
moi. Plus tard, à Soho, jai trouvé le club Malatesta
qui était lultime résidu des anciens anarchistes
anglais.
Tu as eu
une autre formation ?
Bien sûr, jai commencé par aller à lécole
primaire. Cest là que jai vécu mon premier
amour. Javais quatre ou cinq ans quand jai connu une petite
fille. On sétait juré que quand on serait grands
on se marierait. On se tenait la main pendant les promenades de laprès-midi.
On marchait en crocodile, comme on dit en anglais, cest-à-dire
deux par deux, et on sarrangeait toujours pour être lun
à côté de lautre. Jétais fou
delle et elle de moi. Ça cétait lenfance
heureuse.
Vers sept ans, mon père, considérant quune éducation
intellectuelle et bourgeoise était nécessaire, ma
envoyé dans une école privée.
Et le bonheur
a cessé?
Oui. Cest un très mauvais souvenir.
Raconte,
ça a lair terrible.
Javais sept ans. Jétais très blessé
dêtre séparé de mes parents et de plonger
dans un milieu complètement inconnu. Cette école, déjà
touchée par un obus allemand pendant la guerre de 14, avait été
évacuée de Scarborough. Lendroit où on a
été envoyés sappelait Eshton Hall, pas loin
de Skipton. Cétait très beau. On logeait dans un
château, un véritable palais, un truc très chic
construit au début du xixe siècle. Il devait y avoir soixante-dix
gamins en tout. Cétait une société fort hiérarchisée,
même entre les gosses qui avaient deux ans décart.
On devait sadapter. Jétais un tantinet rebelle et
fâché contre les autres gosses car je les trouvais complices
du système. Selon Bertrand Russell, il y a trois choses qui viennent
de Platon : le nazisme, le communisme et le système déducation
anglais. Cétait une sorte de supplice pour moi. Enfin,
je lai supporté.
Pendant cette période de guerre, mes seuls moments heureux étaient
quand je me retrouvais seul dans le domaine du château, qui était
assez vaste : il y avait une rivière, des bois, des jardins
abandonnés, des orangeries. Jaimais bien chercher les nids
des oiseaux et attraper les truites dans le ruisseau. Il y avait aussi
des blaireaux et des loutres. Autant que possible, je vivais dans la
nature en solitaire, parce que tout ça navait lair
dintéresser que moi.
Tu étais
différent des autres enfants ?
Ah oui ! Je crois que toute personne qui a ce côté rebelle
et qui conserve sa créativité se trouve rapidement différente
des autres, en décalage. Les systèmes déducation
en cours, que ce soit en Angleterre, en France ou ailleurs, tendent
à vous normaliser. Cest souvent très dur dy
résister et rares sont ceux qui y parviennent.
Paradoxalement,
le système déducation anglais passe pour être
lun des meilleurs.
Je ne suis pas très au courant. Je sais simplement que Tony Blair
lattaque en disant quil faut laméliorer, quil
est devenu caduc, que ça ne marche plus. Récemment, aux
Etats-Unis, on a montré que lon pouvait remplacer la stimulation
électrique par une injection dadrénaline pour apprendre
aux souris comment traverser un labyrinthe. De même on aurait
peut-être pu remplacer, dans le système déducation
anglais, les punitions corporelles par des piqûres.
Mais bon, jai passé un certain temps là-dedans et
cest vrai que sans ça, je ne serais pas ce que je suis.
En même
temps, il était nécessaire de se rebeller.
Quand je suis sorti de ce système, enfin quand jai décidé
de quitter lécole à seize ans, parce que
jétais quand même un peu précoce jaurais
dû aller à Oxford. Je savais écrire des vers en
grec et en latin, ce que jai oublié, grâce à
Dieu. Mes profs me considéraient comme un perturbateur, mais
plutôt intelligent. Jétais assez fort en physique,
un peu moins dans les autres sciences, très fort en littérature
anglaise et en français, enfin relativement. Jai pourtant
toujours besoin de faire corriger mes fautes de français.
Quand es-tu
venu en France pour la première fois ?
Cétait en colonie de vacances à côté
de Briançon, en 1948.
Javais quatorze ans. Jai faussé compagnie à
tout le monde pour quelques jours, et je suis allé jusquà
Paris. Cétait lété, il ne faisait pas
froid. Jai découvert Saint-Germain-des-Prés et,
pas loin de là, le Vert-Galant où lon pouvait dormir.
On se baignait
encore dans la Seine ?
Oui, mais ce nétait pas recommandé. Jy ai
même attrapé la première écrevisse que jai
vue de ma vie. Elle était sortie de leau. Elle essayait
de remonter sur la berge. Je ne savais pas ce que cétait
que cette pauvre bête. Je lai regardée un peu et
je lai remise à leau. Et jen ai fait un dessin.
Depuis quand
dessinais-tu ?
Comme tous les gosses, je crois que jai toujours dessiné.
Mais le vrai choc pour moi du côté de lart, ce fut
un peu plus tard, quand jai commencé mes lectures en bibliothèque.
Jai découvert les surréalistes dans un livre qui
datait de 1936 environ. Cétait un livre sur la première
exposition surréaliste à Londres.
Tu as dû
voir des reproductions dans le catalogue.
Oui. Cétait un livre de Herbert Read. Jy ai découvert
pour ainsi dire lart moderne. Les textes mont aussi valu
de gros emmerdements à lécole. Jai écrit
un essai où je comparais, peut-être naïvement, le
poème de Byron sur Mazeppa au Grand Masturbateur de Dali. Ça
a fait scandale, évidemment.
Quel âge
avais-tu ?
Peut-être quinze ans. Cétait lépoque
où on vous disait que si vous vous masturbiez, vous deviendriez
aveugles. On créait et on crée toujours autour de nous
un système de pouvoir destiné à brimer la créativité
et à contrôler la sexualité des gens.
Jai toujours été à la recherche de linterdit
dans mon éducation. Jallais tout le temps à la rencontre
de ce qui était plus ou moins proscrit. Il me paraît fascinant
de constater que dans les livres du xixe et du début du xxe siècle,
quand il y avait un passage obscène dans la traduction,
on le laissait en latin dans le texte. Comme on mavait appris
à le lire, et quà cet âge on sintéresse
pas mal à ces choses-là, on mavait donné
le pouvoir de découvrir ce que je ne devais pas savoir. On mavait
appris le grec et le latin, mais certainement pas dans cette intention.
Et puis, dans les bonnes bibliothèques, on pouvait découvrir
des uvres qui étaient beaucoup plus intéressantes.
Par exemple
?
De rerum natura de Lucrèce, un philosophe qui mintéresse
toujours. Ce qui me passionnait aussi, cétaient les choses
un peu lubriques, et lérotisme des auteurs classiques.
Je lisais Catulle, Sappho, Ovide, Martial et Juvenal. Il y avait aussi
les livres dart. En découvrant le livre sur le surréalisme,
jai été poussé à chercher les uvres
du marquis de Sade.
A la bibliothèque de Halifax, jai rempli une fiche pour
me procurer des bouquins de cet auteur. A lépoque, la loi
anglaise interdisait ce genre de lectures. Si tu étais majeur
et pouvais justifier dune recherche qui nécessitait la
consultation dun tel ouvrage il fallait quun délégué
de larchevêque de Canterbury soit présent pendant
la lecture. Il sasseyait derrière toi et il tournait les
pages.
Le bibliothécaire ne savait pas plus que moi qui était
le marquis de Sade ; quand il la appris, il a communiqué
ses découvertes à mon père parce que jétais
mineur. Il y a eu un vaste scandale, je passais aux yeux de tous pour
un môme perverti et dégueulasse.
Comment
a réagi ton père ?
Il a pété les plombs. Je le comprends dans un sens, en
tant que pasteur. Dans sa paroisse, il était bien aimé
et respecté. Je lui ai tout simplement expliqué que javais
trouvé le nom de Sade dans une bibliographie. Cest lui
qui mavait appris à faire des recherches, à me servir
dun catalogue, à regarder dans les divers index et bibliographies.
Dailleurs, il pouvait faire preuve dune grande ouverture
desprit. Par exemple, quand il ma découvert en train
de peindre des nus imaginaires, il a immédiatement acheté
un livre sur le nu dans la peinture, pour essayer de comprendre. Il
ma également offert De la Signature des choses de
Jakob Boehme. Je lai lu sans comprendre grand-chose parce que
jétais très peu mystique à lépoque,
aussi peu quaujourdhui dailleurs. Par la suite, je
gardais tout mon argent pour acheter mes propres livres. Dans la collection
des Penguin Books, qui étaient des livres de poche très
bon marché, il y avait trois séries qui me fascinaient :
cétaient les classiques, les livres sur lart, et
les Pelican Books consacrés aux sciences dans le sens
philosophique du terme.
Et Marx
? Comment en es-tu venu à le lire ?
A la bibliothèque. Et là, deuxième rapport du bibliothécaire
à mon père car on mavait à lil.
Mais cette fois-ci mon père a pris ma défense. Les livres
défendus mont toujours intrigué.
Quels furent
tes premiers contacts avec le milieu de lart ?
Cétait en 1951. Javais fait de lauto-stop pour
aller à Londres et je suis arrivé à la capitale
avec une demi-livre en poche. Jai passé quelques jours
au Festival of Britain. Jy ai rencontré des artistes
comme Philip Martin, Martin Bradley et Scotty Wilson, des gens inconnus
à lépoque qui ont maintenant une certaine notoriété.
Wilson était une sorte de Douanier Rousseau, Martin et Bradley
les chefs de file dun petit groupe dartistes anglais qui
puisaient leur inspiration dans lart français ou italien,
tournant le dos à la culture américaine prédominante.
Ils vendaient leurs uvres au bord de la Tamise pour une livre
ou quelque chose comme ça. Ça paraît dingue et complètement
inconcevable aujourdhui. Le festival était une vaste exposition
dart, dindustrie et de musique. Cétait fou
! Subitement sorti de mon petit bled provincial, je découvrais
le monde moderne. Jy ai entendu du jazz pour la première
fois. Il y avait aussi une exposition très importante à
la Royal Academy, intitulé Ecole de Paris 1950. Et luvre
qui mavait le plus impressionné fut un tableau de Jean
Hélion. Drôle de coïncidence quand on connaît
la suite. Cette descente à Londres fut un véritable choc
culturel pour moi.
R.RUMNEY, AUTOPORTRAIT, 1957
Tu as eu
du mal à retourner à Halifax ?
Oui. Dautant plus que cette découverte du monde moderne
avait eu pour effet de méloigner encore un peu plus de
mon père. Jai eu limpression que les liens familiaux
qui me retenaient à lui séfilochaient à vue
dil. Mais je me suis trouvé dautres familles
par la suite. Le communisme dabord. Jy suis venu à
travers Marx et Engels. Je métais disputé avec mon
père.
Il y avait un communiste notoire, un personnage tabou de notre village
qui vivait en haut de la colline derrière notre maison. Un jour,
je suis allé chez lui. Cétait lhistorien Edward
Thompson. Je lui ai dit : Vous êtes communiste. Moi
aussi je crois que la fin justifie les moyens. Cétait
la preuve que javais mal compris Marx. Il ma engueulé
pour cette erreur de jeunesse. Javais été élevé
dans un milieu chrétien qui prétendait précisément
que la fin justifie les moyens. Javais seize ans, je voulais quitter
la maison familiale et le système éducatif par la même
occasion. Il ma trouvé un petit emploi et, après
avoir négocié avec mon père, il ma hébergé
chez lui pendant un certain temps. La situation était assez embarrassante
pour mon père parce quEdward Thompson, étant communiste,
était de ce fait un paria. A cette époque il travaillait
pour la Workers Educational Association, léquivalent
des universités communistes françaises, et donnait des
conférences dans les petits villages des environs de Halifax.
Jai beaucoup appris auprès de lui.
Il a quitté le Parti après les événements
de Hongrie en 56 et a laissé une biographie monumentale et définitive
de Ruskin, et un classique : La Formation de la classe ouvrière
en Angleterre.
Toi-même,
tu appartenais à un groupe communiste ?
Non, il nen existait pas à Halifax. Jai dû
en créer un. Jai détourné un groupe de scouts
et scoutesses de la jeunesse du parti travailliste vers le marxisme.
Je les ai initiés à Marx et les ai convertis à
la Young Communist League avec beaucoup de succès.
Dans le même temps jai passé lexamen pour entrer
à Oxford. Jai été admis comme boursier. Mais
je voulais suivre les cours aux Beaux-Arts. Mon père nétait
pas daccord. Après de nombreuses disputes, il a accepté
à la condition que jobtienne une autre bourse. Ce que jai
réussi à faire. Au troisième trimestre, jai
abandonné le lycée pour rejoindre les Beaux-Arts.
Au bout de quelques jours, le lycée téléphone à
mon père pour signaler mon absence. Je réponds le plus
naturellement du monde que nous étions daccord vu que javais
obtenu la bourse pour les Beaux-Arts. Nouvelle crise à la maison.
Je suis finalement resté à lEcole des Beaux-Arts
de Halifax que jai abandonnée au bout de six mois parce
que la finalité de lenseignement était de nous spécialiser
dans le design de textile. Les espérances de mon père
ont été doublement brisées : non seulement
je ne suis pas allé à Oxford mais en plus, jai abandonné
lEcole des Beaux-Arts.