Le journal d'un homme moderne | ||
/journal/2004/12.html ———————————————————————— Impression (Le petit Robert) : Première impression : Ça s'améliore... ...pas la situation mais son traitement médiatique : passé le premier réflexe journalistique qui est toujours un impensé, on a réfléchit deux minutes dans les rédactions et corrigé la direction du flot d'informations « tsunamiques » : on continue à détailler la longue liste des « célébrités » frappées (perception d'un supposé « goût du public » ou complicité de classe?), des occidentaux -touristes de l'upper middle class ou colons- touchés (ethnocentrisme) ; Laz signale même un cas de retitrage de dépêche où les suédois ne sont plus que les plus touchés des occidentaux. On s'obstine dans la pornographie aussi, avec l'estimation des dégâts pour les firmes occidentales. Néanmoins, on commence à en apprendre plus sur les malheurs des populations locales, sur l'explication scientifique des phénomènes (séisme, raz-de-marée, vagues considérations sur la tectonique des plaques), radios et télés donnent -très brièvement- la parole à quelques victimes et responsables locaux. On entend ou l'on lit quelques promesses de corriger ce qui n'allait pas dans les systèmes d'alerte météo-géologiques, sachant que le capitalisme et ses servants médiatiques n'anticipent jamais -ça fait trop mal à la tête?- et se contentent de réparer -ça coûte moins cher et ça fait augmenter le pib. Seconde impression : on devrait cependant avoir atteint le maximum des potentialités médiatiques... ...et ça m'étonnerait qu'on en apprenne beaucoup plus de la part des médias dominants sur l'extraversion économique des zones côtières sud-asiatiques en faveur de la rente touristique, sur la disparition des protections écologiques naturelles ou traditionnelles des littoraux, sur la misère économique et le manque d'infrastructures locales caractéristiques d'un faux développement, sur le rapport entre tout ce qui précède et la Dette et, surtout, l'insertion de la zone dans la Division Internationale du Travail. Ici ou là, on évoque vaguement les inégalités régionales des pays frappés et les conflits internes (Nord-Est du Sri-Lanka, Aceh), mais principalement pour expliquer que cela entraîne des atteintes intolérables à l'inénarrable "liberté de la presse", par le truchement de la "liberté de circulation" de ses correspondants parachutés (Avez-vous remarqué, par ailleurs, qu'un certain nombre des prétendus « envoyés spéciaux » étaient en fait des « vacanciers mobilisés » ;)?) Pour tout cela, il faudra attendre des publications spécialisées ultérieures que vous ne lirez pas et dont il ne vous sera fait nul écho, gageons-en, sauf très incident. Troisième impression : comptez, comptez, il en restera toujours quelque chose... ...où le journalisme de crise se vit en journalisme de palmarès : il s'agit désormais surtout d'établir une comptabilité sinistre, puisqu'enfin nous vivons dans la société du Calcul, où la mort même se mesure, comme les prix (même si la Valeur de la vie occidentale, nous l'avons vu, est incommensurable à celle des Autres, et nécessite une comptabilité à part). Il ne faut pas négliger non plus la contagion du journalisme sportif -et de sa focalisation sur le Score- sur les autres sous-champs médiatiques. Nous avons donc le palmarès des victimes occidentales (« Et notre gagnant est... la Suède! »), le palmarès des victimes locales, le palmarès des pays donateurs (où la polémique déjà se développe sur la pingrerie des États-Unis), et LE GRAND COMPTEUR, qui, comme au Téléthon, égrène le Grand Total, ici, tristement, celui des victimes (et déjà de regretter que l'on ne puisse sans doute jamais avoir un compte exact, la faute à la mer qui fait de la rétention de cadavres, à la boue qui masque et aux enterrements à-la-va-vite). Va-ton réellement vers la Catastrophe du Siècle prophétisée par l'Onu? Comme le siècle est fort jeune, la Nature méchante et la folie des hommes bien ancrée, m'étonnerait qu'on ne batte pas rapidement ce record. ———————————————————————— Finalement, le traitement du tremblement de terre asiatique de fin d'année et des tsunamis afférents dans les media d'ici se résume à s'inquiéter du sort de la petite troupe des cadres moyens et supérieurs et des retraités aisés qui s'ébattaient tranquillement loin des frimas hivernaux de nos latitudes (Eh! Les gens! Dans ma rue, ici, il neige, c'est très beau...) Voilà-t-y pas que le pauvre médecin qui voulait échapper à la corvée de cadeaux, à l'épidémie de grippe (asiatique?) et à la cohorte de scrofuleux qui encombre son cabinet à pareille époque se retrouve avec son terrain de golf tout mouillé: sa femme qui travaillait son bronzage est pendue en haut d'un arbre sans avoir même eu le temps de rattacher son haut de bikini et ses rejetons ont avalé leurs planches de surf. Le touriste sexuel a la paillotte bambou toute retournée et les actions du Club Med et d'Accor dégringolent. Demandez-vous juste cinq minutes si l'on parlerait de « catastrophe sans précédent » (l'ONU, toujours servile), si la mer n'avait pas déferlé sur les littoraux déjà passablement défigurés par l'immobilier touristique, où les cadres des pays développés se reposent du stress des derniers plans sociaux (qu'ils ont conduits...), s'il s'était agi de la sempiternelle vague d'inondations au Bangladesh seul ? C'est réfléchi ? Bon. [Si vous êtes grognon à la lecture de ce qui précède parce que vous aviez des proches là-bas, je vous donne gratis la seule information réellement importante dont vous aviez besoin : Le numéro permettant de joindre la cellule de crise chargée des contacts avec les proches des ressortissants français présents dans la zone touchée par le séisme est désormais le suivant : 0800 174 174 (24h sur 24) »] À part ces quelques considérations -hors-d'âge, je sais, merci- sur la lutte des classes et l'inégalité d'accès aux complexes touristiques orientaux, on peut élever aussi le débat -si c'est possible-, pour se demander aussi à quelle merdique conception de l'Homme nous en sommes restés. En France, Lumières et Révolution ont proclamé l'Universalité de l'Humain, un petit jaune en pagne est sensé être l'égal d'un grand blond libidineux, et pourtant on en est toujours à la Corrèze avant le Zambèze, ma famille avant mon voisin, mon voisin avant etc. Est-ce Gobineau qui disait qu'il ne connaissait pas l'Homme, juste le russe, le français, le prussien... ? Il semblerait bien qu'on en soit toujours là, il y a des morts qui comptent et d'autres pas, des malheurs qui nous intéressent et d'autres qu'on évacue, comme ça, sans penser à mal, sans même penser du tout d'ailleurs. Alors, bien sûr, c'est le rôle des politiciens de ne s'intéresser qu'à leurs mandants, du moins tant qu'on en reste à une conception de la communauté politique étroitement nationale, après tout ce ne sont pas les thaïlandais qui versent leurs émoluments, mais qu'est-ce qui oblige les media à toujours réagir en termes strictement nationalistes et nous-mêmes à nous laisser aller ? Qu'un immeuble s'écrase à Lille ou à Bangkok, peut me chaut, c'est toujours pierres et ferrailles avec des corps chauds qui palpitent en dessous. Non ? Addendum : l'inconscience du scribouilleur de dépêches People : Etc. Etc. | ||