Le journal d'un homme moderne
 
 

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110207
Arrêtons de falsifier Rimbaud & l'Histoire !!!
par Jean-Pierre Bobillot

Écrire de Rimbaud est bien souvent le prétexte à écrire de tout autre chose.
Ainsi, le livre de Marcelin Pleynet : Rimbaud en son temps / situation (Gallimard « L’Infini », 2005), ne cesse-t-il d’exhaler, plus ou moins sourdement, quelquefois ouvertement, de chapitre en chapitre, tenace, plus ou moins diversement formulé, quelquefois ressassé, insidieusement insistant, un préjugé ou un ressentiment anti-républicain, auquel il s’agit d’associer de manière indissociable et indélébile le nom et l’œuvre de Rimbaud, et qui s’avère au bout du compte être le véritable fil conducteur idéologique de l’ouvrage, son ultime justification.

« "Tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré", écrit Rimbaud l’année même où naît la IIIe République », écrit Pleynet en un temps où agonise la Ve. Que l’État ait préempté et acheté la lettre à Demeny, abusivement dite « du voyant », où apparaît cette phrase, « pour la somme de trois millions trois cent mille francs », est à ses yeux un tel scandale qu’il la dit adjugée « à l’État français » : l’auteur, bien sûr, est trop avisé pour ne pas savoir que l’État français n’est pas la République française, et, si lapsus il y a — et combien révélateur —, il est parfaitement délibéré.
Au paragraphe suivant, donc, par la grâce de la métonymie, surgit tout armé… Philippe Pétain qui, « né en 1856, est un exact contemporain de Rimbaud. » À quoi l’on rétorquera aisément que : 1) Arthur Rimbaud, né en 1854, n’est qu’un approximatif contemporain de Pétain ; et surtout que : 2) exact ou approximatif, on ne voit vraiment pas ce que ça prouve ! En fait, cette suggestion par les dates n’a qu’une fonction de transition, amenant au paragraphe suivant et à ces affirmations décisives : « Qu’est-ce que vise Rimbaud lorsqu’il écrit : "Tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré… ", lors de la constitution de la IIIe République : régime, né en 1870 de la répression sanglante de la Commune de Paris, et le plus long de toute l’histoire de ce pays, la France, puisqu’il dure jusqu’à sa conversion en un régime de collaboration avec les nazis, par un maréchal de France, Philippe Pétain, en 1940. »
À quoi l’on rétorquera tout aussi aisément que : 1) la France a connu bien d’autres régimes, sous l’Ancien, qui ont duré bien plus longtemps ; mais surtout que : 2) si comme on peut le penser la IIIe République est née en 1870 (plus précisément, le 4 septembre), ce n’est pas « de la répression sanglante de la Commune de Paris » (qui n’avait pas encore eu lieu), mais de l’effondrement programmé du IIe Empire, à la grande satisfaction de Rimbaud et des Républicains qui y virent une bonne occasion de rétablir enfin — et cette fois durablement — le régime auquel ils aspiraient ; que : 3) le gouvernement provisoire installé à Versailles sous la houlette de Thiers avec la bénédiction de la monarchie prussienne victorieuse, et qui procède à « la répression sanglante de la Commune de Paris » (21-29 mai 1871), n’est aucunement la République, qui précisément s’est incarnée dans la Commune de Paris assiégée autant que dans la résistance aux armées d’invasion, menée par Gambetta ; que, par conséquent : 4) ce n’est pas la République, mais les ennemis de la République qui ont procédé à " la répression sanglante de la Commune de Paris ", c’est-à-dire, en bonne logique, à la répression sanglante de la République, comme l’ont très bien vu Rimbaud et les Républicains ; que : 5) ce sont toujours les ennemis de la République — monarchistes et bonapartistes au coude à coude, catholiques et antisémites de tout poil — qui feront tout pour en retarder l’établissement définitif (l’amendement Wallon, officialisant la République, ne fut voté qu’à une voix de majorité, le 30 janvier 1875) et, une fois instaurée durablement, pour la renverser (crise boulangiste, affaire Dreyfus, Croix de feu, etc.) ; que : 6) ils y parviendront enfin, en mai-juin 1940, en contraignant le gouvernement et l’assemblée élue, qu’ils avaient préalablement affaiblis, à se défaire — fût-ce par la force (arrestation de Mandel) — de leurs éléments républicains et opposés à l’armistice, et à accepter aux plus hautes fonctions ceux qui allaient aussitôt le et la liquider, au profit d’un État soi-disant français (« …un maréchal de France, Philippe Pétain… »), plus qu’aligné sur les positions de l’Allemagne hitlérienne à laquelle il s’empressa de faire allégeance ; et que, par conséquent : 7) ce n’est pas la République, mais les ennemis de toujours de la République qui ont procédé, non pas à « sa conversion en », mais à sa liquidation au profit d’« un régime de collaboration avec les nazis ».

Le Dormeur du Val n’est pas un poème pacifiste, mais républicain : ce « soldat jeune », qui a « deux trous rouges au côté droit », n’est autre qu’un de ces « millions de Christs aux yeux sombres et doux » que le jeune rebelle de Charleville glorifiait dans « Morts de Quatre-vingt_douze… » — Christ républicain, donc, qui ne manquera pas de ressusciter. Il le sait, et c’est pourquoi il peut paraître si « Tranquille » dans sa mort…

Notons-le, ce qui s’est perdu en route n’est autre que la réponse précise à la question que semblait poser Pleynet, à savoir : « Qu’est-ce que vise Rimbaud lorsqu’il écrit : "Tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré…" »
Or, n’est-ce pas, il visait Musset, l’auteur de l’impayable Rolla, et à travers lui ce Romantisme français qui avait eu pour désastreux effet de promouvoir à satiété la « poésie subjective », cette poésie « horriblement fadasse » qui ne saurait prétendre à aucune universalité : tout le contraire, donc, de cette « intelligence universelle » qui « a toujours jeté ses idées, naturellement ». Car telle est bien, aux yeux de Rimbaud, la pierre de touche : « On savourera longtemps la poésie française, mais en France. » Il y a, d’ailleurs, belle lurette (1975) que Gérald Schaeffer l’avait très clairement indiqué, dans son édition des Lettres du Voyant : « "Parisien" s’oppose à "français" comme "exemplaire, universel" à "limité, mesquin" » ; mais aussi, en particulier : comme « républicain, communard » à « bonapartiste, monarchiste » (« français », dans le contexte historique, se glosant par « rural, versaillais »). Bref : est « parisien » ce qui est fidèle aux idéaux de 89, voire de 92 — c’est-à-dire, kantiennement parlant, aux Lumières —, « français » ce qui les refuse ou les trahit (cf. « Morts de Quatre-vingt-douze… »)…
La véritable question qui se poserait, alors, serait celle-ci : est-ce tant d’ignorance historique qui entraîne pareille confusion idéologique, ou est-ce pour les besoins de sa cause idéologique que l’auteur n’hésite pas à manipuler l’Histoire ? Certes, il y a République et République, et celle de Gambetta n’est pas plus celle de Blanqui que celle de de Gaulle n’est celle de Mendès-France ; de même, il y a plusieurs manières d’être anti-républicain. Mais, ne nous y trompons pas : c’est bien à Thiers, comme un peu plus tôt à Badinguet, que Rimbaud — plus « communard » que « papiste », n’en déplaise à Philippe Sollers (Illuminations / à travers les textes sacrés, rééd. « Folio », 2005) — réserve ses flèches, et non à Gambetta : lui du moins, ne se trompe pas de cible(s). On s’est gaussé, à juste titre, naguère (1991), d’une entreprise de captation de Rimbaud (et de cette formule devenue slogan : « changer la vie ») menée, Jack Lang en tête, par un gouvernement socialiste en panne d’imagination ; cette fois, c’est d’une véritable falsification qu’il s’agit, ourdie par une ex-avant-garde auto-proclamée et ralliée, où le même Rimbaud se trouve enrôlé (malgré qu’il en ait écrit) dans une bien méchante entreprise : à une époque — la nôtre — où de gauche comme de droite (pas forcément extrêmes) c’est le principe même de (la) République qui se voit plus ou moins sournoisement, voire plus ou moins ouvertement, remis en cause, on peut légitimement s’interroger sur l’opportunité de concevoir et de publier un tel livre, qui — ce n’est pas le moindre, ni le moins pernicieux, de ses paradoxes — prétend compromettre ce Rimbaud-là dans une vague de dénigrement, pour le moins irresponsable, de cette République-ci, ou de ce qu’il en reste.

Tirer, comme le fit Rimbaud, toutes les conséquences du « désenchantement du monde » rendu possible, paradoxalement, par le christianisme comme « religion de la sortie de la religion » (Marcel Gauchet), et démasquer, dans tous les discours d’époque — fussent-ils poétiques —, les procédés (idéologiques) qui n’ont d’autre objet (ou effet) que de le nier ou de le masquer, n’a rien de «  nihiliste » : c’est, tout au contraire, se situer « en avant » de ce « projet (perpétuellement) inachevé » (Jürgen Habermas) : les Lumières — la modernité. Le locuteur de Mauvais sang ne se dit-il pas d’une de ces familles « qui tiennent tout de la Déclaration des Droits de l’Homme » ? — D’où, l’appel « à une (nouvelle) raison ». Sollers s’interroge : « S’agit-il de rejeter la nôtre ? Nullement. Il s’agit de l’ouvrir, non seulement à un dépassement d’elle-même, mais encore à une aventure qui, dès lors, ne se conçoit pas sans un "nouvel amour". » — Ainsi, le jeune Diderot demandait-il d’« élargir Dieu » : il ne lui fallut pas longtemps pour devenir l’un des plus farouches tenants du matérialisme athée. —
« Dieu est-Il mort ? » demande Sollers, « À demi vivant ? À naître ? » Et d’ajouter : « Et si ces trois questions n’en formaient qu’une seule ? » Soit. Mais à condition d’entendre : — La société occidentale (de tradition judéo-chrétienne) a-t-elle enfin compris que le sens de l’aventure humaine ne s’écrit pas Ailleurs, mais s’élabore ici-bas, par le faire et le dire humains (c’est la modernité) ? Ou, en termes kantiens (Réponse à la question : « Qu’est-ce que les Lumières ? ») : — Est-elle enfin passée de l’enfance à l’âge adulte ? Est-elle en train de le faire ? Sur le point de le faire ? Un enfant déniaisé ne dit pas : « Le Père Noël est mort », mais : — Je ne crois plus au Père Noël. Il est grand temps que les intellectuels parisiens déniaisés disent : — Nous ne croyons plus en Dieu ; ou : Nous vivons dans une société débarrassée de toute Transcendance, et non plus : « Dieu est mort » (ou pas). Ou, plus pragmatiquement, non plus : « Comment "réenchanter" le monde ? »— Merci, on a déjà donné ! — Mais : Comment réapprendre à vivre, et à vivre ensemble, dans un monde enfin désenchanté ? C’est-à-dire : sans tutelle
C’est bien, s’il en est un, le sens qui se dégage, non seulement de l’œuvre, mais de la vie de Rimbaud : ce martyr de l’athéisme qui jusqu’à ses derniers jours, tant qu’il le put, repoussa tout réconfort religieux, toute pensée apaisante d’un quelconque au-delà, alors que tout — les pires souffrances et le pire désespoir — l’y poussait.

Intellectuels français, encore un effort !…

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