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elon
Pline l’Ancien, les pirates sont , paraît-il, les ennemis
du monde. Jugement exagéré, nous semble-t-il, car ce monde
a besoin d’ennemis ! Il est à ce point mauvais qu’il les
suscite, quitte à les supprimer si besoin est. Le pirate ne réfléchit
pas, il survit, point aveugle de la civilisation, dans un univers où
les cartes géographiques n’ont point assuré à l’État
le pouvoir de tout dominer et de tout contrôler. Pour l’État
espagnol, français, anglais ou U.S., le pirate c’est l’ennemi,
des gens de « sac et de corde », des ennemis du genre humain,
qu’il s’agit d’exterminer, histoire de prouver les vertus de l’Ordre
et de la Loi, celles qui consistent à tuer pour le Bien afin
d’éradiquer le Mal. Mais, le pirate est insaisissable, il disparaît
dans le silence, l’oubli, l’absence de mémoire. S’il tue, pille,
brûle et détruit, c’est pour se venger de ceux qui lui
ont fait offense, vengeance sans cause et sans alibi.
Il en est de même dans les années 2000, où les pirates
infestent à nouveau les eaux du sud-est asiatique. Remarquons
qu’attaquer des super-tankers dans le détroit de Malacca, monter
à l’abordage et éventrer les coffres, ne nous semble guère
répréhensible ! Pas plus, et moins sans doute, que
la délinquance clean, l’arnaque systématique, la
pratique du meurtre légalisée qui constitue le fonds de
commerce de l’économie de marché, putain d’économie
de marché, fondée sur la tromperie, le trafic, le mensonge
commercialement licite ! Merci à Céline pour sa description
de la « compagnie pordurière », ancêtre de ces
prédateurs qui nourrissent le bétail, leur peuple de zombies,
à coups de métaux lourds et de charognes ! Merci
à Céline pour ce qui est dit dans le « Voyage »,
même si, un jour, nous aimerions bien voir le bout de la nuit !
Illusion, sans doute, car le bout de la nuit ne vient pas ! Alors,
nous ces figures emblématiques de la Révolte, celle du
forban, du renégat, de l’écumeur des mers, ou du scythe,
du barbare, puis de tous les frères de la côte, bref, de
tous ceux qui nous permettent ad eternam de vomir cette civilisation
blanche et occidentale, monothéiste et pourrie ; que
nous haïssons ; définitivement.
Que pouvons-nous espérer ? Rien. Pour nous, l’espoir est
une monnaie qui n’a plus cours ; réduite au poids d’un
métal plus ou moins vil, ou plus au moins valorisé. Qu’importe…
en ce qui nous concerne, nous n’aimons pas les numismates et leurs âmes
de chacals ! Ce qui ne nous dispense point, dans ce monde où
toutes les monnaies sont trafiquées et où le faux domine,
de travailler à autre chose… Nous avons la haine des faussaires
qui prolifèrent, des trafiquants qui vendent l’ersatz —quel
qu’il soit— et le strass au prix du métal qui rend fou !
Le jeu est truqué, pourri, on le sait depuis longtemps, mais
pas question pour autant de continuer à le respecter, comment
respecter ceux, très nombreux, qui ont signé un pacte
avec l’innommable ? Ce monde-là n’a droit à aucune
forme de respect, merde à toute forme de résignation !
De la nécessité de l’irrespect, à l’instar de ce
qu’écrit Ramón Gómez de la Serna (le Rastro) :
« Face à cette vieille , flagrante, j’ai senti tout l’irrespect
que certains vieux, presque tous méritent. Une pensée
ancienne, jusqu’alors tue, mais imminente, en moi se formulant : la
vieillesse ignoble, débraillée, affaiblie, fardée,
qui, simplement, achève de vivre de son ardeur fécale,
la vieillesse de presque tous les vieux équivaut à la
confession de leur jeunesse bête, au cours de laquelle ils n’eurent
cure de chercher à leur vie des motifs sincères ; jeunesse
où la sensualité ne connut ni fermeté ni franchise,
jeunesse qui n’assuma pas les principes de totale liberté, jeunesse
qui fit de sa propre beauté quelque chose d’occasionnel, immérité,
ambigu et contradictoire. » (Éditions Gérard
Leibovici, 1988).
Si, comme l’affirme quelque part le vieux Marx, « Der Mensch ist
was er esst » —l’homme est ce qu’il mange—, reconnaissons
que, sur ce terrain, notre époque est bien servie ! Au plan
des nourritures terrestres, le tableau est certes appétissant : E.S.B.,
listeria, trafic de produits avariés, animaux d’abattage engraissés
à la poudre d’os… L’inquiétude devient, paraît-il,
générale, et le consommateur moyen, ce crétin sous-informé
ou sur-informé, ne sait plus à quel morceau de barbaque
se vouer ! On découvre avec une naïveté feinte,
au chapitre des « problèmes de société »,
le problème de « l’insécurité alimentaire »,
que l’État serait parfaitement capable de gérer, en généralisant
le « principe de précaution ». Optimisme de façade : existe-t-il
quelqu’un de plus con qu’un énarque, imbu de ses préjugés
de caste et de sa pseudo-supériorité de technicien du
pouvoir ?
Mais qu’y-a-t-il derrière ce jargon filandreux, sinon une indigence
de pensée assez rebutante ? Inutile de dénoncer les
conséquences, si l’on ne remonte pas aux causes ! Quand
un magistrat enquête pour « tromperie sur la qualité
substantielle d’un produit » (Le Monde, 30/10/00), l’affaire
ne relève pas d’un cas particulier, mais d’une loi générale.
Au royaume du marché, le trafic de produits avariés, dénaturés,
altérés, a valeur de norme. Au nom d’un sacro-saint principe
pour lequel de multiples prêtres brûlent des tonnes d’encens : celui
du profit. Tout va bien, au royaume du marché ! Même
si, à ce rythme, seuls les riches pourront s’alimenter sans risque
d’empoisonnement plus ou moins rapide. Et encore ! La qualité
douteuse des nouvelles smart drugs, risque de limiter l’espérance
de vie du californien vulgaire !
Il n’en reste pas moins, qu’à force de manger des cadavres, l’homme
devient lui-même cadavre en sursis, s’il ne l’est pas déjà !
Beauté de ce meilleur des mondes où le nombre des morts
en sursis ira forcément croissant !
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