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Des fantasmes sécuritaires et du flicage en France.

Bruno Deniel-Laurent.

Rédacteur en chef de la revue Cancer ! (denilaur@yahoo.fr)
Ce texte est extrait du Bloc-notes de BDL, in Cancer ! # 6, juin 2002.

   
[ Note de L'Homme Moderne : ce texte est un "point de vue" extérieur au site; il n'engage que son auteur. ]

n se souvient de Richard Durn, ce clone de Bernie Noël cartonnant dans la joie et la bonne humeur 8 conseillers municipaux à Nanterre avec deux pistolets automatiques 9 mm ; deux semaines plus tard, c’est un pecnot pochetronné qui vidait en Bretagne sa Kalachnikov sur un flic malchanceux. Gonflée par l’approche des élections, la démagogie médiatico-politicienne gambada aussitôt sur ces mésaventures ; et Chirac le grand confus de relier ces affaires de la folie presque ordinaire à la question sécuritaire, relayé par les ligues de droite qui exigèrent plus de flics, de caméras et de contrôles, bref une sorte de plan-vigipirate-renforcé-fortifié ; et de l’autre côté, ce sont les bonnes consciences de gauche qui réclamèrent la prohibition des armes. Et c’est le 18 avril qu’une dépêche AFP nous informa que Jospin venait d’annoncer un série de mesures destinées à durcir la réglementation sur la détention d’armes, comprenant notamment « l’interdiction des armes de 1ère catégorie pour le tir sportif, ainsi que celle des armes de 4ème catégorie à forte puissance, [qui] devront être rendues et neutralisées avant le 1er juillet 2003 ».

Certains ne douteront pas du caractère progressiste d’une telle mesure. On me pardonnera de donner un autre son de cloche. Il me revient ici à l’esprit certains passages de L’avant-guerre civile du penseur suisse Éric Werner, essai appuyé sur les œuvres de Clausewitz et Hobbes. Dans cet ouvrage passé inaperçu, l’auteur montrait que le pouvoir avait intérêt, afin d’assurer sa relégitimation auprès des gouvernés, de laisser subsister un certain désordre civil, d’accroître le sentiment d’insécurité, bref d’instituer un état où règne la peur, ce principe fondateur du despotisme. Car plus l’ordre se défait, plus nécessairement aussi les sociétaires inclinent à se solidariser avec les forces de l’ordre. Et la grande force de l’État est que ce n’est plus lui qui inspire directement aujourd’hui cette peur, mais c’est l’autre, qu’il soit appelé le « sauvageon », le « jeune », le « fanatique » ou le « déséquilibré ». Comme l’écrit Éric Werner, « peu importe en définitive d’où vient la peur, quelle en est la source ou la cause, l’essentiel est que les sociétaires aient peur. Ils ont peur, donc s’isolent les uns des autres, cessent de sortir, mettent une sourdine à leurs revendications (...). Parfois aussi c’est l’émeute, les casseurs entrent en scène. Un même mouvement entraîne ainsi toute chose, seul le pouvoir échappe à l’universelle dissolution. L’individu se raccroche donc à lui comme à une bouée miraculeuse. C’est son seul recours, l’unique point fixe émergeant encore dans la tourmente ». Et c’est sans doute à partir de cette analyse qu’il faut comprendre ces nouvelles réglementations. Le désarmement progressif des citoyens est un indice qui ne trompe pas, les États totalitaires en firent leur priorité. On a l’habitude de dire dans les clubs de tir que « lorsque les armes seront hors-la-loi, seuls les hors-la-loi auront les armes ». On devrait rajouter : seuls les hors-la-loi et les flics, c’est-à-dire les deux pôles d’oppression entre lesquels se meut le citoyen.

À force de voir le sacripant, on finirait pas ne plus voir le poulet, ou plus précisément, l’institution hautement suspecte que celui-ci, pauvre hère et bouc-émissaire renfrogné, représente par le truchement de son uniforme. Et parce qu’il repose sur la désignation disqualifiante, et prospère sur la dévirilisation et la déresponsabilisation, le fantasme sécuritaire – c’est un truisme qu’il convient de rappeler – s’oppose toujours, d’une manière ou d’une autre, aux libertés. L’oppression ne tire sa force que de la volonté de sujétion de l’individu. Et l’apparente bonhomie du pouvoir nous ponctue les yeux avec un tel luxe de bienveillance que nous pourrions presque en oublier cette esquisse : Les libertés ne s’octroient pas, elles se prennent. Que l’individu cède sur un point, et la violence de l’État s’y engouffrera comme l’eau dans une lézarde. Et rien n’est plus efficace qu’un leurre pour détourner l’attention. « L’arabe », « le beauf » ou le « facho » : autant d’ennemis désignés, de baudruches bien pratiques qui sauront faire accepter lois liberticides, règlements coercitifs, compromissions satinées avec l’autorité.

La violence de l’État prend parfois des formes détournées. L’oppression est un jeu à plusieurs bandes, elle nécessite que chacun joue sa partition, oppositions factices, discours en reprise de chant : d’un coté l’assoiement de nouvelles formes de contrôle policier, de l’autre un discours « antisécuritaire » officiel à la fois omniprésent et disqualifié. Verra-t-on un jour le rôle pernicieux de la vulgate véhiculée par une certaine intelligentsia bourgeoise qui, se permettant d’opposer sa coolitude branchée et open face à une « France de la peur » prétendument « rétrograde », (alors que la vérité est que cette caste est socialement protégée), surlégitime la police aux yeux de populations fragilisées, persuadées d’être victime de la goguenardise de « ceux d’en haut » ? En ce sens, les thèses frontistes trouvent leur écho en creux dans le vrai-faux discours antisécuritaire – dolosif, usurpatoire, duplice –, ce qui permet en fin de compte au flicage de poursuivre son érection régulière. À ce propos, j’accuse quelqu’un comme Gérard Miller d’être à l’origine du basculement vers le FN de plusieurs milliers de français ; Gérard Miller, sommité médiatique ultra courtisée, auteur d’un livre pathétique dont le titre sonne comme une antiphrase – Minoritaire –, mandarin tortueux et brodeur qui, dans l’émission On va se gêner du 20 mai enregistrée à l’Hôtel Martinez de Cannes, rua dans les brancards à propos du comportement « inadmissible » d’un « policier à moustache blanche » qui – voyez-vous ça – lui avait fait subir un contrôle d’accès un peu trop pointilleux et sans lui sourire lors de son accès au Festival. Ça, c’est de la bavure policière ! Même le petit Ruquier, généralement bon public, trouva la jérémiade un peu osée – « il y a la tolérance zéro et il y a l’intolérance Miller ». Peut-on imaginer l’impact désastreux que peut avoir sur les catégories les plus précaires de la population un laïus antisécuritaire prononcé par un tel monument de gauchobourgeoisisme affecté  ?

Il n’y a pas de hasard : c’est à l’heure où l’on exhibe les zones de non-droit, où l’on parle d’une dégradation systématique de l’espace public – agressions, « incivilités » – que le flicage passe à une vitesse supérieure. Qu’une majorité de Français considère comme normal le fait d’être filmée lorsqu’elle achète sa baguette saveurine à la Mie câline ; comme une mesure de bon sens, une loi qui donne aux forces armées et aux milices mafieuses l’apanage des armes automatiques ; comme un progrès, le projet d’un vote « sécurisé » par Internet : ceci démontre que le FASCISME s’est infiltré dans la caboche de la multitude, fascisme circonspect et retenu, à l’apparence émancipatrice, mais qui n’attend qu’une situation de crise pour montrer sa face numériquement plombée. L’État est dans son rôle lorsqu’il se retire de zones reculées – baptisées « quartiers sensibles » – pour mieux s’établir sur les 99% restant, avec la bénédiction débonnaire de ses habitants. C’est cela que ne comprennent pas les sectateurs du tout sécuritaire. L’État a besoin de ses victimes expiatoires. Un gouvernement sécuritaire arriverait au pouvoir que la situation ne changerait pas, bien au contraire ; un tel gouvernement, plus encore que les autres, aurait besoin de justifier sans arrêt sa raison d’être (l’exemple israélien illustre clairement cette évidence). L’État est une machine qui se purifie en excluant, chaque coup porté spectaculairement à sa carapace renforce son omnipotence. Un flic assassiné, huit élus trucidés ou deux semaines d’antifascisme simulé et festif : autant d’événements qui nourrissent l’appareil d’État et le fortifient. Je ne refuse pas l’État – on ne refuse pas la prépotence – mais je combats ceux et celles qui choisiront la collaboration ou la désertion face à ses manœuvres. Et je considère aujourd’hui comme perdu l’homme qui peut se tenir devant l’œil sournois d’une caméra de surveillance sans trembler de rage extatique et je désigne du doux nom de salopard celui qui, après avoir couiné deux semaines durant contre le fâchisme, accepte gentiment le maillage arachnéen du territoire par ces technologies méphistophéliques. À chaque jour suffit sa peine.

 
      
   

  
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