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nternet,
— support nécessaire d’une net-économie mondialisée
rapidement passée d’un fulgurant décollage à
un crash économique et social cataclysmique — a permis, en
France comme ailleurs, à bon nombre des laudateurs de ce média
de s'exprimer : de la sphère politique à celles,
économique, financière et entrepreneuriale, en passant
par les milieux « citoyennistes » et « altermondialistes »,
sans oublier les médias dominants, tout ce petit monde y est
allé de sa rhétorique bien pensante ou de ses initiatives
« novatrices ». Un des thèmes consubstantiels à
ce discours dominant fut la construction d’un nouvel espace démocratique,
espace non délimité et pouvant s’étendre indéfiniment
grâce au média Internet. Il s’agissait là de reprendre
une idée, déjà promue dans les années
1990 par l’Electronic Frontier Foundation, association de « cyber-citoyens »
étasuniens se définissant elle-même comme lobby,
centre de recherche, club, organisation militante et communauté
virtuelle (1).
L’appropriation d’un « nouvel espace de communication »
par un genre nouveau de citoyenneté risquait-elle de bouleverser
l’ordre établi ? La réponse se trouve moins dans
le nombre ou l’espace occupé par telle catégorie de
sites sur le Web — e-commerce, institutionnel, information, industrie,
immobilier, etc. — que dans le classement des sites les plus visités :
en France les fournisseurs d’accès tels que Wanadoo, Yahoo,
Free, véritables portails publicitaires arrivent en tête
de liste; entre les années 2000 et 2001, lors de la frénésie
boursière sur les « valeurs technologiques », le
site de finance Boursorama a été l’un des plus visités
(2). On peut aussi chercher
la réponse dans la question qui se pose légitimement
: qui a le plus de chance d’accéder à un tel outil d’expression et
de communication ? Pour l’année 2000 en France, cadres
supérieurs et cadres intermédiaires représentaient
à eux seuls 62,2% des abonnés à Internet. Employés,
ouvriers et inactifs n'en représentaient que 23,2%.
Malgré ce constat inégalitaire, l’idée de construire
un autre monde plus démocratique, en organisant notamment la
résistance au monde néo-libéral par le truchement
du média Internet, a trouvé sans ambages des adeptes
bien établis dans le champ politique et social. Leurs déclarations
béates ne se sont nullement embarrassées de précautions
pour le moins nécessaires. Parmi les « altermondialistes »,
certains ont emprunté des raccourcis peu scrupuleux dès
qu’il fallut affirmer l’apologie consensuelle et technologiste d’un
monde meilleur. Susan George, vice-présidente d’ATTAC dans
un article intitulé « Comment l’OMC fut mis en échec »
(3) écrit ainsi :
« Le succès du mouvement civique à Seattle ne
constitue un mystère que pour ceux qui n’y ont pas contribués.
Grâce surtout à Internet, des dizaines de milliers d ‘adversaires
de l’Organisation Mondiale du Commerce s’étaient organisés
sur le plan national et international, et sans exclusive, tout au
long de 1999. À condition d’avoir accès à un
ordinateur et de maîtriser à peu près l’anglais,
n’importe qui pouvait être aux premières loges et participer
à la montée vers Seattle ». Que signifie, chez
Susan George, ce « sans exclusive » immédiatement
suivi d’un « À condition d’avoir accès à
un ordinateur et de maîtriser à peu près l’anglais » ?
Cette affirmation conditionnée n’est-elle pas l’aveu involontaire
démontrant qu’une résistance cooptée et organisée
à l’aide de ce média ne peut s’exercer qu’entre nantis
et possédants; qu’une exclusion de fait s’opère directement
sur les premiers concernés : ouvriers, classes défavorisées
et laissés pour compte qui n’ont ici ni droit de parole
ni participation active ?
Serge
Halimi, journaliste au Monde diplomatique avait dénoncé
les risques de cette techno-béatitude : « Et,
pour qui veut combattre l'ordre des choses, la connaissance des débats
ayant accompagné l'évolution du syndicalisme reste sans
doute plus déterminante que la capacité de créer
une liste de diffusion électronique. Faute d'en être
conscients, certains « cyber-résistants » trop béats
encourent un triple risque : celui de traiter avec légèreté
la question du lieu pertinent de l'action revendicative (entreprise,
Etat, planète); celui de confondre les personnes qu'ils peuvent
contacter le plus commodément avec celles qui auraient le plus
intérêt à un autre monde; celui, enfin, de négliger
l'impératif de l'organisation — et de voir alors se dissoudre
leurs projets de transformation sociale dans un océan d'initiatives
incantatoires promptement avortées » (4).
« D’initiatives
incantatoires proprement avortées », tel fut le cas !
Pascal Lamy, libre-échangiste forcené et commissaire
européen au commerce manifesta il y a environ deux ans son
désir d’ouvrir un débat « cyber-citoyen »
sur les problèmes du libre-échange au moyen du CHAT,
cette conversation interactive sur Internet en temps réel
— très vite saturée dès que le nombre de
« cybercitoyens » connectés dépasse
la dizaine. Ayant créé son propre forum de discussion,
Pascal Lamy ambitionna de redonner au débat citoyen et démocratique
la place — illusoirement accessible par tous — qui
lui était due. La plupart de ceux qui voulurent bien débattre
avec lui — par anticipation en formulant des questions dont on imagine
l’indigence en lisant les recommandations formulées sur son
site : « Les questions peuvent être posées
dans l'une quelconque de ces langues et, éventuellement, envoyées
à l'avance à l'adresse suivante : chat-Lamy@cec.eu.int.
Les questions doivent être les plus courtes possible, 256 caractères
au maximum » — n’obtinrent aucune réponse. Leurs questions,
leurs critiques ou leurs coups de gueule, envoyés par paquet
d’octets finirent par échouer lamentablement sur l’écran
« multi-fenêtré » du technocrate européen
resté apparemment muet (5).
La
presse écrite du temps, où « entreprenautes »
et autres start-up de la net-économie étaient
encore dans l’air du temps, n’a pas manqué à l’appel.
Le quotidien Libération proposa une série de
débats sur son forum Internet. Un des thèmes qui reçut
le plus de contributions fut « Bulle spéculative ou
investissement à long terme : croyez-vous en une nouvelle
économie, basée sur l’informatique et sur les réseaux ? ».
Comme on pouvait s’y attendre de la part d’un lectorat branché,
très « tendance », émanant du gauchisme mou
et consensuel, louanges et « techno-béatitude » dégoulinantes
furent au rendez-vous. Achille, « IT Media Strategist »
de profession et expatriée vivant à New-York s’exaltait
ainsi : « Il ne s'agit pas de bêler "nouvelle économie,
nouvelle économie". Loin de moi les hystériques des
2 extrêmes, les grincheux comme les béats. [...]
Cette nouvelle économie est responsable de 70% de la croissance
américaine (6% cette année), ininterrompue depuis 8
ans, 4% de chômage. Grâce a Internet et aux informations
mises en ligne, le consommateur est beaucoup plus volatile et exigeant.
Par conséquent, les entreprises doivent s'adapter et proposer
de meilleurs produits moins chers [...]. Ici Internet n'est
pas ce "truc cool" que des "geeks" ont chez eux et pour
lequel ils se saignent (France Télécom) mais plutôt
un outil de communication de masse. Le vieux, le jeune, le pauvre,
le riche, tous émettent, reçoivent, participent
». À cette même période pourtant, l’US Department
of Commerce publia un rapport sur Internet soulignant les disparités
importantes en terme d’accès qui émergeaient entre les
communautés noire et hispanique — les plus sous-prolétarisées
aux États-Unis — et la communauté blanche : noirs
et hispaniques étaient, en proportion, 3 fois moins nombreux
à s’être connecté sur le Web.
À persévérer ainsi, à ériger et
à évangéliser en dogme tout puissant l’Internet
comme nouvel et seul espace d’expression démocratique au devenir
incontournable, les techno-béats prennent le risque de voir
— si ce n’est déjà fait — leurs vœux pieux
s'écorcher, face à « ce miroir de sorcière
où nous ne voulons lire que la toute puissance des sciences
et des techniques et la fin de nos problème. Car cet Internet
là est certainement un mirage » (6).
NOTES
:
1.
Lire
à ce sujet Yves Eudes, Internet. L’extase et l’effroi,
Manière de voir, Le Monde diplomatique (Hors série).
2. Source :
http://www.pignonsurweb.com/news/classements.shtml
3. Le Monde
diplomatique, Janvier 2000.
4. Serge Halimi,
Des « cyber-résistants » trop euphoriques, Le Monde
diplomatique, Août 2000.
5. Lire à
ce sujet Pascal Lamy anime une discussion sur Internet pour convaincre
des bienfaits du libre-échange, Le Monde, 24 octobre
2000..
6.Guy Lacroix, Le
Mirage Internet. Enjeux économiques et sociaux , Éditions
Vigot.
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