|
l
fallait s'y attendre. Après avoir sévi en Algérie, avec la pertinence
que l'on sait, puis en Angola, au Burundi, au Soudan et au Sri Lanka,
« Tintin » -Henri Lévy (THL) a atterri en Colombie (1).
Curieux de savoir « qui tue le mieux », des fascistes
ou des guérilleros marxistes, il entraîne d’emblée son lecteur dans
le département de Cordoba, « dans une de ces zones dont les
cartes disent : " Relief et topographie mal connus " ».
Faute de place sans doute - notre héros ne s'est vu accorder que deux
pages ! -, on échappe de peu à la découverte de la dernière
tribu sauvage n'ayant jamais rencontré un nouveau philosophe !
Dommage, la scène eut été belle : « Docteur Levystone,
I presume ? » On découvrira d'ailleurs un peu plus loin
que San Vicente del Caguan, zone démilitarisée contrôlée par les Forces
armées révolutionnaires de Colombie (FARC) se trouve « en
pleine forêt amazonienne » (laissant perplexes ceux qui,
en sortant de cette bourgade, ont cru traverser des dizaines de kilomètres
d'une savane où se pratique l'élevage).
Laissant
sa jungle inexplorée, THL se porte à la rencontre des guérilleros
marxistes : « Ces gens qui ont à répondre de dizaines
de milliers de morts, ces maîtres chanteurs, ces séquestrateurs, ces
spécialistes de la "guerre sale" ». Le conflit, selon les
estimations les plus courantes, a fait de l'ordre de 40 000 morts
ces dix dernières années. Durant cette période, tous les rapports
- depuis celui de Justicia y Paz (Bogotá, 1992) jusqu'au récent rapport
de la Haut-commissaire des nations unies pour les droits de l'homme,
- attribuent environ 80% des victimes à la force publique et surtout
aux paramilitaires, pour 20% aux guérillas. Soit plus ou moins 8 000
morts imputables à ces dernières. C’est beaucoup, mais cela ne correspond
en aucun cas aux « dizaines de milliers » de corps
spectaculairement annoncés. Le dérapage chiffré n'a rien d'anodin,
on l'aura compris.
Même
traitement pour les insurgés lorsque sont rapportés les enlèvements
pratiqués par les insurgés pour se financer - information exacte -,
mais aussi lorsque est à nouveau évoquée « la base rouge »
de San Vicente del Caguan et le cauchemar de « prisons
souterraines où sont regroupés, paraît-il, des centaines de séquestrés
(...) ». Ce n'est plus du sous-Malraux, c'est du sous-SAS...
« Communisme trafiquant, communisme à visage gangster »,
ce dernier communisme « n'est plus qu'une mafia »,
assène THL. Certes, l'arrestation, le 21 avril, d'un baron de la drogue
brésilien, M. Luis Fernando Da Costa - alias « Fernandinho » -,
accusé d'être « en affaires » avec les FARC, a relancé les
traditionnelles accusations de « narcoguérilla ». Toutefois,
les observateurs n’auront pas manqué d'analyser les chiffres et les
révélations qui ont filtré après l’arrestation du trafiquant :
« Il achetait annuellement près de 200 tonnes de cocaïne colombienne
pour lesquelles il payait aux FARC 500 dollars par kilo et 15 000
dollars par avion survolant le territoire de la guérilla »
(2). Un kilo de cocaïne vaut
15 000 dollars au départ de Colombie ; un avion en emporte
au minimum 100 kilos : on sourira devant des « narcos »
aussi peu doués pour les affaires ! En revanche, l'examen des
sommes confirme (sauf révélations ultérieures) qu'il s'agit bien d'un
« impôt révolutionnaire » sur la production, comme les FARC
l'ont toujours affirmé et revendiqué. Ce que, somme toute, ne cesse
de répéter le président Andrés Pastrana depuis son arrivée au pouvoir
et l'ouverture de négociations : « Si le gouvernement croyait
que les FARC sont un cartel de la drogue, il ne négocierait pas avec
elles. C'est une chose de fonctionner comme un cartel, une autre tirer
profit de l'argent que cette activité produit » (3).
Car tout de même... Quelle curieuse bande de gangsters que celle qui,
le 29 juin 2000, a reçu des centaines de paysans, près de 1 000 observateurs,
les représentants de 23 pays - dont tous les ambassadeurs des nations
de l’Union européenne, celui de l’Organisation des nations unies,
etc. - pour analyser les problèmes entraînés par la culture de la
coca, la production de cocaïne, et les moyens d’y mettre fin.
Après
avoir réduit les guérillas au statut de gang criminel, notre reporter
planétaire s’intéresse aux fascistes qui « leur livrent une
guerre sans merci, dans le dos d'une armée absente ». Nul
n’ignore pourtant que les « milices » en question n’affrontent
pas la guérilla, mais massacrent les populations civiles qui lui sont
censément favorables. A titre d’exemple, 520 assassinats en six mois
pour le seul département du Cauca sont attribués à ces autodéfenses
« que l'on appelle, maintenant, les "paramilitaires" »
(on notera les guillemets). Dans les faits, il convient d’inverser
les termes de la proposition : ce sont bel et bien des paramilitaires
(sans guillemets) que l'on appelle à présent Autodéfenses unies de
Colombie (AUC), dans le but de gommer leurs liens avec une armée (cette
fameuse « armée absente ») qui, depuis toujours,
les forme, les protège et les utilise pour mener la « guerre
sale ». Pour qui en douterait, on mentionnera le rapport de l’organisation
Human Right Watch (4) ;
la Commission interaméricaine des droits de l'homme de l'Organisation
des Etats américains (OEA) qui, le 4 mai dernier, s'est déclarée profondément
préoccupée par « l'influence croissante des groupes paramilitaires
et par l'action ou l'omission des agents gouvernementaux, qui parfois
(leur) permettent et y compris collaborent (avec eux) dans des cas
atroces atroces de violation des droits de l'homme » (5).
À
Barrancabermeja, principal port pétrolier colombien, depuis le 22
décembre 2000, plus de 5 000 hommes des forces militaires protègent
les « paracos » qui se sont emparés de la ville.
Dans le Sud Bolivar, l’action simultanée des paramilitaires et de
la cinquième brigade (Opération Bolivar) empêche la démilitarisation
d’une zone de 4 000 kilomètres carrés permettant au gouvernement
de mener un dialogue avec l'Armée de libération nationale (ELN). Le
30 avril, M. Chris Patten, commissaire aux relations internationales
de l'Union européenne à Bruxelles, établissait implicitement une comparaison :
« Il existe une forte préoccupation au sujet de l'accroissement
des paramilitaires. » En revanche, « le dialogue
avec les principaux groupes guérilleros a évolué de manière constante
durant les deux dernières années, malgré les problèmes inévitables ».
Après avoir vilipendé la « narcoguérilla », THL laisse sans
réagir M. Carlos Castaño, chef des paramilitaires, narcotrafiquant
notoire, affirmer : « Nous on n'est pas dans le trafic ».
Les preuves depuis longtemps s’accumulent sur l’étroite collaboration
entre AUC et trafiquants. La guerre en Colombie se résumera, dans
cet article pitoyable, à un affrontement entre « narcoguérilleros »
« à l’œil torve, le sourire voyou » et un psychopathe
dont « je me demande s’il n’est pas tout simplement camé »
(un simple consommateur, en quelque sorte).
Pour
qui suit les développements du conflit, le fait majeur demeurera,
le 30 mai (deux jours avant la publication des exploits de THL), l’annonce
de la présumée démission de M. Carlos Castaño, qui abandonnerait
la direction des AUC. Sous la pression de la communauté internationale,
le gouvernement colombien a donné, ces dernières semaines, les signes
d’un raidissement vis-à-vis des paramilitaires. D’une part, les autorités
attribuent à une guerre entre ceux-ci et des tueurs à gages de la
bande de « La Terraza » (ex-alliés devenus ennemis et dont
certains membres ont proposé au gouvernement de se rendre et de révéler
les liens entre paramilitarisme et de hauts commandants militaires)
les explosions de voitures piégées qui ont fait 30 blessés, le 4 mai
à Cali, et 9 morts et 137 blessés à Medellin le 18 mai. Cette vague
de terrorisme pourrait valoir à M. Castaño le sort de Pablo Escobar,
l'Etat, inquiet, se retournant (enfin !) contre lui.
Ainsi,
les propriétés d’éleveurs, de commerçants, y compris celle de M. Salvatore
Mancuso, bras droit de M. Castaño, ont été perquisitionnées à
Montería, laissant entre les mains des autorités de nombreuses informations
sur le cœur financier des AUC. Alors qu’une partie de son état-major
entend, dit-on, engager en représailles une campagne terroriste contre
le gouvernement, M. Castaño refuserait d’affronter l’Etat (dont
il demeure somme toute la création). Son image détestable fait le
reste, et une mise au vert, si elle se confirmait, permettrait sans
doute d’apaiser la communauté internationale.
Autre
fait majeur, l’accord signé le 2 juin entre le gouvernement Pastrana
et les FARC, prévoyant la libération de 42 soldats et policiers prisonniers
de la guérilla (elle en détient près de 500) et malades, en échange
de l’élargissement de 15 guérilleros emprisonnés, également en mauvais
état de santé. Depuis de très nombreux mois, cet échange humanitaire
se heurtait à l’opposition féroce du haut commandement militaire et
du ministre de la défense (on notera au passage que ce type de problème
ne se pose pas avec les paramilitaires : ils ne font pas de prisonniers).
Cette première défaite des durs du système pourrait ouvrir la voie
à d’autres pas dans l’humanisation du conflit.
Les
FARC continuent d’affirmer que si le président Pastrana désire la
paix, il doit « abandonner le modèle néolibéral »,
« récuser la dette extérieure » et « créer un
modèle économique nettement plus redistributif »). Quand on connaît
la concentration de la richesse en Colombie, de telles revendications
ressemblent à un coup de poignard pour une oligarchie qui ne veut
pas entendre parler de négociations. D’où, pour « l’observateur
sagace » « Tintin »-Henri Lévy (c’est ainsi qu’il
se décrit), cette interprétation de la guerre, « un affrontement
de malfrats et de pantins, de clones et de clowns », renvoyant
les belligérants dos à dos. Mais n’a-t-il pas déjà apporté son soutien
aux fascistes lorsque, dans les années 1980, il réclamait du gouvernement
Reagan une intervention militaire au Nicaragua, et soutenait ardemment
les contras ?
(1)
« Les maux de tête de Carlos Castaño »,
Le Monde, 2 juin 2001.
(2) El
Tiempo, Bogotá, 29 avril 2001 ; Tiempos del Mundo,
Buenos Aires, 3 au 9 mai 2001.
(3) El
Tiempo, Bogotá, 26 avril 2001.
(4) « Colombia's
Military Linked to Paramilitary Atrocities », Washington, 23 février
2000. Site de
l'organisation Human Rights Watch.
(5) http://www.cidh.oas.org/
|
|