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aurait pu prendre la forme d’une mauvaise devinette ou d’une fable
surréaliste. La scène se déroule dans un vieux
palais érigé au temps de la Contre Reforme. Voyons,
qu’est-ce qui peut bien réunir les représentants d’une
ancienne monarchie, un capo maffiosi, un ancien Cardinal préconciliaire,
les tristes figures des chanteurs finissants, le gratin du monde d’affaires
de la Péninsule Ibérique, les héritiers politiques
du général Franco, des écrivains de la cour,
le souriant Premier ministre du Royaume-Uni, des représentants
du Real Madrid et un milliardaire de l’industrie de la communication ?
Ce n’est pas une auberge espagnole, mais presque… Le mariage de Ana,
fille de José Ma. Aznar, président du gouvernement espagnol,
et de son ancien conseiller et président du mouvement « populaire »
européen, Agag Tarik, a réussit cette étrange
alchimie. Car ils étaient tous là, dans l’imposante
bâtisse de El Escorial, avec quelques autres 1000 invités :
Juan Carlos et Sofía, rois d’Espagne, Silvio Berlusconi, Mons.
Rouco Varela qui a célébré la messe et distribué
les hosties, Julio Iglesias et Raphael à côté
des dirigeants de Telefónica et de la Banque ;
les membres du gouvernement au complet avec Adolfo Suárez et
Manuel Fraga, ex-ministres du généralissime, à
leur tête ; Mario Vargas Llosa et Pedro J. Ramírez
sans porte-jarretelles, Tony Blair et des anciens vedettes du Real
Madrid, sans oublier un vieillissant Rupert Murdoch…
Un
mariage « sans opposition », comme l’a indiqué un
journal madrilène, insistant lourdement sur son manque de « glamour »
et, accessoirement, sur le coût (public) de cette fête
(privée) du pouvoir (1).
Même le très conservateur ABC, gardien des valeurs
nobiliaires des Grands d’Espagne, a fortement critiqué
« le manque d’humilité » (2)
de cette moderne bourgeoisie d’affaires qui forme le noyau central
du Parti Populaire, osant transformer un acte familial en une affaire
d’État. Tant il est vrai que, par la grâce du bureau
de presse de la présidence et de la télévision
publique, les citoyens espagnols, transformés pour l’occasion
en spectateurs passifs des fiançailles, ont eu droit à
la transmission en direct avec les commentaires de rigueur sur les
habits de l’épouse du président, la bonne mine de Berlusconi
et le menu du repas offert par un José María « heureux ».
Cette privatisation effrontée de ressources de l’État
au profit des intérêts de la famille du président
doit nous interroger sur son sens politique profond. Pour la société
espagnole, la première à être concernée,
il est important de souligner ce que le pouvoir voulait donner
à voir : cette mise en scène, plus proche du
ténébreux et comique Bal des vampires de Polanski
que du classique Guépard de Visconti, résumait
dans un raccourci saisissant l’histoire des classes dominantes espagnoles
depuis les monarchistes, jusqu’aux « populaires » en passant
par Phalange, avec la bénédiction de l’Église
au nom de l’Opus Dei. Cette photo de famille sans style est lourde
de symboles : passé et présent, un siècle
de continuité dans la domination avait, ce jour-là,
rendez-vous à El Escorial. Certes, le « glamour »
n’y est plus. Le ridicule de cette bourgeoisie, croquée au
moment de sa consécration ne tue pas, mais confirme l’adage
du comte de Lampedusa : si nous voulons que tout reste, il
faut que tout change. Et tant pis pour la noblesse.
Mais
cet « affaire d’État » a aussi une lecture possible
au sein des grands bouleversements internationaux de ce début
de siècle. C’est ainsi qu’entre les lignes de ce mariage, peuplé
des jeunes loups et des « ex » sous la pente, on aurait
pu entrevoir un nouveau pallier dans la consolidation de l’axe qui
veut disputer l’hégémonie de la construction européenne
au défaillant couple franco-allemand. Au lendemain du 11 septembre
2001 et sous l’impulsion nord-américaine de la lutte contre
le terrorisme, le Premier ministre britannique a pu convoquer l’appui
de Berlusconi et d’Aznar autour d’un projet sécuritaire sauvant
le premier de l’isolement politique, et fournissant au deuxième
les éléments d’une stratégie à développer
en tant que pays présidant les destinées du conseil
de l’Europe en 2002. En bons et loyaux vassaux, l’axe Londres –
Madrid - Rome, inédit dans l’histoire européenne,
entend mener une politique résolument « atlantiste »,
se servant de l’OTAN comme de son instrument politique majeur. La
criminalisation de toute opposition à l’expansion de la puissance
américaine tendrait à fondre les classes dominantes
européennes autour d’un projet de révolution conservatrice,
fin du cycle du dessein initié dans les années 80 avec
les gouvernements Reagan aux États-Unis et Thatcher en Angleterre.
Seulement,
voilà : le neo-conservatisme ultra-libéral américain
d’inspiration religieuse a trouvé des relais inattendus en
Europe. Dans cette Sainte Alliance, on trouve convoqués des
familles politiques fort différentes, ce qui lui donne cet
air de « manque de goût » dénoncé par
les conservateurs espagnols. Le plus honteux serait cette social-démocratie
convertie au néolibéralisme représenté
par le Premier britannique. Mais dans sa croisade, l’empire
a réveillé et légitimé des démons
que l’on croyait sortis de la scène historique. Les anciens
totalitarismes bourgeois étaient bien là, non seulement
dans la figure de Berlusconi, en pitoyable Duce bis ou dans
le visage vieilli des anciens phalangistes, reconvertis dans la cyber-économie.
Ils étaient présents surtout dans cette conjonction
des intérêts privés couverts du secret des États,
faite de corruption et des zones de non droit dans la finance internationale
et dans l’usage unilatérale de la force militaire, ainsi que
dans la panoplie des dispositions juridiques prises ces derniers mois
à fin de restreindre les libertés fondamentales. Ajoutez
ces hommes discrets qui contrôlent le nec plus ultra
de la technologie de l’information de masses, cette véritable
industrie de la conscience moderne et vous verrez émerger,
sur les ruines de la bourgeoisie classique, le visage éclatant
du neofascisme globalisateur.
Et
tout ce beau monde se trouvait devant l’autel de Mgr l’Archevêque
de Madrid, juste un an après les attentats de New York et de
Washington : Tony Blair, du côté de la mariée,
Berlusconi, du côté du prince consort. Souriants et gais,
sûrs de leur puissance, dans un acte qui paraît répéter
sous une forme caricaturale —regardez bien la photo— la défaite
du libéralisme des années 30, quand il ouvrait grandes
les portes à l’irruption fasciste. Mais ne nous attardons pas
sur le pouvoir de synthèse des images de ce cette union sacrée.
C’était juste un moment léger et fugitif de gaîté,
le pouvoir réclame que l’on s’en occupe sans relâche.
Ainsi, les convives ont dû regagner vite leurs postes de commande.
Ce week-end notre hôte se devait de poursuivre sa campagne d’élimination
des droits sociaux des travailleurs espagnols et arrêter à
la frontière quelques centaines d’africains affamés;
Berlusconi devait continuer à demander l’extradition des anciens
gauchistes réfugiés en France essayant, en même
temps, d’échapper à la justice de son pays, tandis que
le souriant Blair se réunissait avec le chef suprême,
Baby Bush, à fin de s’accorder sur le moment opportun
des prochains bombardements sur l’Irak …
Au
fait, cherchez « aznar » dans un bon dictionnaire, vous
lirez, sans surprise, n. m. (vieil.) Celui qui prend soin des ânes
et des porcs.
(1)
Cf.
El País, jeudi 5 août 2002.
(2) Cf. ABC, jeudi
5 août 2002.
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