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 madre

  Sans titre.

 
 Frédéric Madre 
 

 
(quatre) 05/06/02
    

 

 

   
ette question de l'œuvre, de l'inexistence de l'œuvre sur Internet il est nécessaire (1) d'y revenir.

On l'a vu, Internet fonctionne comme une machine de destruction du sens; naturellement le réseau ne peut produire que cette destruction. On crée des pages, on écrit des mots, on assemble ces mots avec des images, du son, mettre des couleurs, choisir des polices, on crée et on dépose, on publie : tout de suite c'est détruit. Cette destruction est inexorable, si on ne sait pas ça on ne sait rien de ce qui se passe, c'est qu'on a pas vu que cette destruction est ce à quoi toute publication aboutit, au chiffon. L'éparpillement du sens provoqué par la dissémination des liens renverse immédiatement la page qu'on a produite; avec un simple lien je peux détruire ce que j'ai fait, n'importe qui peut le faire et le fait, le fera, ce qui se tenait se délite et ne devient qu'une bulle éclatée du magma bouillant, un point dans une longue pérégrination solitaire, nos longs voyages sans but. On crée des pages, elles sont détruites comme elles doivent en s'intégrant dans le réseau. On rassemble des personnes, ces personnes finissent par se battre entre elles. Du consommable de solitudes. On jette.

On crée des pages, ces pages se tiennent, font œuvre, quand elles sont ici stockées localement et qu'elles restent non publiées, je peux voir cette œuvre que j'ai produite et me dire qu'elle est une œuvre, ici localement et seule, la trouver belle, la trouver terminée aussi et puis la trouver si belle, si terminée que la montrer devient impérieux. Je le fais.

À la première publication la destruction intervient. Le premier lien posé vers ces pages les détruit, le premier visiteur commence à dévorer la chair de ce que j'ai fait sans savoir ce qu'est cette chair, et puis ça continue car c'est comme ça : tous les liens posés amenuisent le sens initial et refont l'œuvre en la décomposant fatalement. De ce qu'il reste, pas grand chose, jeté, et plus les liens augmentent plus la destruction, l'effilochement, l'anéantissement sont là, s'installent dans, oui, l'œuvre, la phagocytent et la remplacent par cette accumulation de sens multiples et nouveaux, carne du rêve.

L'œuvre disparaît à sa publication même dans un torrent qui la transporte et la nettoie de tout ce qui lui était propre. Je le savais.

Le lien transforme toute chose en une note. Si j'ouvre un livre et que sur ce livre je vois "4. Cf. Rosalind Krauss, "Jumping over the Bauhaus", October, n°15, hiver 1980." je devrais fournir un effort quasi surhumain pour me référer à cette revue américaine, il y a un saut hors medium et le retour est non moins difficile, au bout épuisant. En parcourant les liens, d'un clic, on ne parcoure qu'une infinie succession de notes qui commentent chacune la note précédente, une futilité qui ne fait qu'augmenter plus loin on va, la note de la note de la note de la note. La page en elle même, sur laquelle on tombe, n'a plus de sens propre elle n'est que le commentaire de l'endroit d'où l'on vient, lui même déjà un commentaire. La belle œuvre, les belles pages, les jolies couleurs sont là dans cette prolifération de connexions, elles sont bien là détruites irrémédiablement par l'étourdissement des signes surajoutés, parcourues en tous sens comme des plates-bandes un dimanche d'été. C'est à ni rien comprendre, il faudrait sans doute s'en vouloir, ne rien comprendre et abandonner son œuvre telle quelle.

La construction est ailleurs, elle se formule dans cette volonté de participer à la destruction comme le sacrifice nécessaire à un autre édifice. Ce qui est construit c'est une personnalité, ici c'est ce qui représente le plus beau travail, un vrai résultat, un personnage. Comment cette (2) volonté de me construire à bout de notes par delà cette destruction, devient le seul et unique travail qui vaille quelque chose et qui soit finalement reconnu, la seule vraie valeur celle de la personne virtuelle. Comme substitut à l'œuvre il n'y aura que cette accumulation de traces de moi, le plus de traces sont laissées, éparpillées et réutilisées, le plus cette construction de personnage devient une réussite. Ce personnage qui n'est pas moi (raccourci) n'a (en résumé) rien à voir avec moi, ce personnage qui n'est qu'une construction, une prise de notes sur ce que je pourrais être, une biographie délitée savamment désorganisée. Lorsque je publie une page, que j'envoie encore un message, que je signale en fait uniquement l'existence (3) de mon personnage ou de ma volonté qu'il existe, alors je revis à proprement parler. Lorsque cette page est liée et détruite en elle-même par ces liens qui la dénaturent profondément, ce qu'elle était pour moi localement (une œuvre donc, la mienne qui plus est) est détruit et ne peut plus avoir existé. Lorsque mon mail est repris et détruit dans sa substance même, qu'on y répond en l'amoindrissant forcément, qu'il se délite dans les réponses et la transformation du sens, jusqu'à ce qu'il disparaisse, c'est le personnage, mon beau personnage, qui se nourrit et qui remplace l'œuvre sans pour autant la devenir. À force de remplir les machines de ces productions, de les faire valoir partout, d'assurer leur diffusion et leur digestion dans le réseau, c'est le personnage qui enfle et apparaît d'abord en filigrane puis plus précis et enfin grotesquement puissant. L'œuvre est détruite et je suis plus fort. Pour ne pas disparaître, ce personnage, je suis obligé de produire encore et toujours, avec régularité de démontrer sa présence en fournissant matière à destruction, seule preuve de son existence.

Il n'y a pas d'œuvre sur Internet, il n'y a que des personnages. C'est en y jetant vos œuvres, en abandonnant tout espoir qu'elles soient comprises jamais que ce personnage se crée tout seul et ce n'est pas du retentissement de l'œuvre dont il faut se réjouir mais juste se mettre dans la peau du personnage une fois qu'il nous a dépassé.

Ma peau de net critique je vous la vends, elle ne vaut pas cher. Mais je ne vous la donne pas pour autant. Cette matière (4) n'a pas de prix.

 

(1) Je t'écris cette absence de l'œuvre car tu me l'as demandé, c'est très simple. Si j'écris ces choses c'est pour être contredit, fusse par moi-même. Si je ne me contredis pas, fais-le alors. Pour l'instant je ne parle pas d'art, si nécessaire j'y viendrai plus tard mais il ne faut pas tout confondre.

(2) ma

(3) Toute trace de moi laissée par un autre m'assure un surcroît de points de vie inégalable.

(4) Remerciements particuliers à Véronique M. pour ses idées, sa pensée, sa généreuse fatigue à propos de ce texte auquel, sans toi, on comprendrait bien moins. (l'Auteur)

  

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Frédéric Madre

 
   

  
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