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... RÉEL

Parfois encore appelé Le Monde, le Quotidien vespéral des marchés (QVM) se proclame indépendant. Pourtant, le QVM ne cesse de concubiner par voie d’alliances capitalistiques ou éditoriales : avec le fabriquant de missiles Hachette-Largardère ; avec le vendeur d’eau trouble et de téléphones portables cancérigènes Vivendi, également propriétaire de Canal +, la chaîne à l’impertinence cryptée ; avec le marchand de béton et de mépris Bouygues-TF1 ; sans oublier un des principaux actionnaires individuels du Monde, François Pinault, patron d’un empire industriel, ex-grand ami de Le Pen (1) et mécène du réalisateur de navets cinématographiques en série, BHL. D’innombrables partenariats éditoriaux garantissent par ailleurs l’omniprésence médiatique des chefs narcissiques du QVM : Jean-Marie Colombani et son factotum moustachu, Edwy Plenel, Roi du téléachat (lire PLPL n° zéro).

L’objectif de toutes ces manœuvres ? Le financement des activités Internet du Quotidien vespéral des marchés, gouffre financier qui requiert des partenaires toujours plus riches, des alliances plus compromettantes, une ligne éditoriale plus commerciale. La transformation du quotidien de la bourgeoisie mondaine en un bulldozer du discours marchand a été accélérée par cette nouvelle configuration industrielle. Si Bourse lui prête vie – « La Bourse n’est pas un tabou pour Le Monde » a déjà expliqué son patron (CB News, 20/03/00) – le QVM pourra achever la construction d’un groupe de presse tentaculaire dont les publications occuperont tout l’espace compris entre l’extrême gauche sociétale et l’extrême droite économique. Il sera alors à l’abri de toute critique. Et ses alliés aussi. L’enquête qui suit est déjà saluée comme l’état le plus avancé de la recherche en sciences sociales.

Les trois cochers du Monde

Pour comprendre Le Monde, on doit imaginer une carriole pilotée par trois individus différents et complémentaires. Le premier rêve de puissance et d’alliances industrielles, le second les réalise, le troisième conduit le quotidien, met en scène des « débats intellectuels » et publie les révélations les plus racoleuses.

Directeur du QVM depuis 1994, Jean-Marie Colombani a été surnommé « Raminagrobis » (2) par quelques-uns de ses employés. Jeune correspondant auprès de Matignon, il était parvenu, dès les années 1970, à s’attirer le mépris de Jacques Chirac, alors Premier ministre. Vingt ans plus tard, Colombani, vaniteux comme une outre, tentera de prendre sa revanche en rangeant, sans effort, son journal derrière l’oriflamme bonasse d’Édouard Balladur. Échec cuisant, rancœur décuplée. Dans les années 1980, ce petit échotier poltron et sans envergure animait avec son amie Anne Sinclair une émission de TF1 (« Questions à domicile ») qui prétendait dévoiler les secrets des dirigeants politiques en inspectant le contenu de leurs réfrigérateurs. Raminagrobis-Colombani ambitionne à présent de réussir là où Serge July a échoué : devenir un Rupert Murdoch à la française.

Pour y parvenir, il compte sur Alain Minc, président inamovible de la société des lecteurs du Monde et, depuis 1994, du conseil de surveillance de la SA Le Monde. Raminagrobis jure : « Alain Minc est un garant de notre indépendance » (AG de la Société des lecteurs, 20/05/95). Mais ce garant-là est tout à la fois un nabot malfaisant (3) universellement méprisé, un essayiste balladurien raté (trois ans avant la chute du Mur de Berlin, il prédit la soviétisation de la France) et un « entrepreneur » calamiteux (en 1988 il ruina, involontairement, son employeur). Minc est également le conseiller, très grassement payé, des plus grandes fripouilles du capitalisme français, qu’il fera entrer dans le capital du Monde.

Le troisième cocher, Edwy Plenel est un ancien cheffaillon trotskyste de la LCR. Roi du téléachat sur LCI (4), chaîne de propagande continue du groupe Bouygues, il est aussi le directeur (ou, plus exactement, le dictateur) de la rédaction du Monde. Il s’est hissé à ce poste à l’issue d’une série de manœuvres florentines et de faux scoops qui ont valu une réputation d’enquêteur de terrain à ce dactylographe moustachu des fax ministériels et policiers. Le Roi du téléachat fixe la ligne rédactionnelle du Monde ; tel le Roi Soleil autrefois, c’est lui qui distribue les prébendes que lui quémandent ses nombreux courtisans (journalistes, « nouveaux philosophes » et mondains d’extrême gauche.)

Le narcissisme de nos trois cochers dépasse la mesure. Il les expose au risque de se laisser abuser par des flatteurs. Dans un supplément du Monde qui brossait le « Portrait d’un quotidien » (février 1998), la photographie du Roi du téléachat apparaissait à neuf reprises. Raminagrobis, qu’on ne voyait que six fois, en a conçu du ressentiment : le vizir rêvait-il déjà à la succession du calife ?

Un attelage, trois cochers, un seul itinéraire : la course peut commencer. Course à l’argent d’abord. Devenu une sorte de bulletin de liaison balladurien, le quotidien est au bord du dépôt de bilan en 1994. Minc, penseur de chevet de l’ancien Premier ministre, a même envisagé de fusionner le QVM avec Libération. Parvenu à la tête du journal, Raminagrobis s’est juré d’employer tous les moyens, y compris les plus vils, pour prévenir une telle humiliation. Afin de durer, il faudra grossir : Internet, hebdo photo, télévisions locales. Et créer des suppléments à thème pour absorber davantage de lard publicitaire.

L’arrogance a beau être le péché mignon de la maison Monde, sa surface financière demeure modeste : 2,5 milliards de francs de chiffre d’affaires en 2000, un confetti comparé aux dizaines de milliards d’euros de Lagardère, Bouygues, Pinault et Vivendi. Dans sa mégalomanie de « développement », c’est à eux que Colombani se compare un peu tristement. Au début, il a rêvé de les affronter. Maintenant il collabore.

1. En décembre 1977, Pinault a réveillonné dans son manoir breton avec les Le Chevallier et les Le Pen. « C’était très agréable. François nous avait obligemment envoyé son avion. Nous avons passé tout le week-end ensemble », se souvient Jean-Marie Le Chevallier (cité par Caroline Monnot et Pierre-Gay, François Pinault milliardaire, Balland, Paris, 1999, p. 71).

2. Personnage de Rabelais puis de La Fontaine. Au figuré, le nom désigne un individu à la fois hypocrite et prétentieux. D’après l’enquête de PLPL, ce pseudonyme aurait été imaginé par une journaliste du Monde des Livres. Son identité ne sera pas dévoilée : le tempérament vindicatif et paranoïaque de Raminagrobis est en effet de notoriété publique.

3. Dans son analyse de la Commune de Paris, Karl Marx qualifiait Adolphe Thiers (1797-1877), responsable du massacre des insurgés (plus de 20 000 morts) de « nabot malfaisant […] aimant s’exhiber, comme tous les nains, avide de pouvoir et de lucre […] ayant une aptitude encyclopédique à dominer superficiellement les choses et à les transformer en simple prétexte à bavardage […] passé maître dans la petite fripouillerie politique ; c’est un virtuose du parjure rompu à tous les bas stratagèmes, aux expédients sournois » (deuxième essai de rédaction). Contrairement à PLPL, le texte définitif de Marx préféra la formulation de « nabot monstrueux ».

4. Edwy Plenel nous demande de préciser que son adresse téléachat est <mondedesidees@lci.fr>.