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En novembre-décembre 1995, tout s’exprima à la fois : le soutien au pouvoir, l’arrogance de l’argent, le mépris du peuple, le pilonnage d’une pensée au service des possédants. Un grand sursaut populaire a aussi ceci d'utile : il révèle simultanément la puissance du conditionnement idéologique que les médias nous infligent et la possibilité d'y faire échec. Lors du mouvement de lutte contre le plan Juppé, la clameur quasiment unanime de nos grands éditorialistes (1) n'a en effet pas empêché des centaines de milliers de salariés de se mettre en grève, des millions de citoyens de manifester, une majorité de Français de les soutenir. Pourtant, s'il faut une occasion aussi considérable pour que se révèle crûment la loi d'airain de notre société du spectacle — à savoir le fait que la pluralité des voix et des titres n'induit nullement le pluralisme des commentaires — combien de petites violences la vérité et l'analyse subissent-elles quotidiennement dans le silence totalitaire de nos pensées engourdies ? Côtés médias, la pièce va se jouer en cinq actes. Le premier, celui de l'exposition, permettra à la quasi-totalité des quotidiens, hebdomadaires, stations de radio et chaînes de télévision de se présenter et d'exprimer leur admiration pour le plan Juppé. La réaction initiale, hostile, des salariés et de l'opinion conduit assez vite les éditorialistes à recommander au premier ministre de tenir bon (acte 2) et, en échange, l'assurent de l'admiration de la profession pour son "courage" — et celui de Nicole Notat — face à la tempête. Puis, la poursuite du mouvement et sa popularité intacte incitent nos Grands Commentateurs à se demander si les Français ne seraient pas, contrairement aux marchés, congénitalement incapables de comprendre la réalité. C'est le thème de l'"irrationnalité" ; il marquera l'acte 3 et permettra d'expliquer qu’en dépit des attentes — et des efforts déployés en ce sens —, les difficultés quotidiennes nées de la grève n'aient pas déclenché une réaction de l'opinion favorisant les desseins gouvernementaux et patronaux. Le combat antisyndical demeurant sans effet, le journalisme de marché force l'allure et dénonce (acte 4) les "corporatismes" et les preneurs d'"otages". Mais l'irrationnalité latine s'installe malgré tout ; il faut alors se résoudre à donner la parole aux acteurs du mouvement social. C'est le pâté d'alouette que les médias servent pendant l'acte 5. Cette pièce comporte également un épilogue, triste naturellement, puisque le gouvernement a dû reculer. En voici quelques fragments (2). La lobotomie avait duré près de quinze ans : les élites françaises et leurs relais médiatiques pouvaient estimer qu'ils touchaient au but. Ils avaient chanté "Vive la crise", célébré l'Europe et la modernité, conjugué des alternances sans changement, embastillé la justice sociale dans le cercle de la raison capitaliste. Et pendant qu'allait s'opérer le grand ajustement structurel qui dépouillerait enfin la France de son reliquat d'archaïsme et d'irrationalité, plus rien ne devait bouger. D'ailleurs la gauche de gouvernement s'était depuis longtemps ralliée, les syndicats affaiblis, les intellectuels de cour et d'écran laissés séduire par une société qui leur permettait de naviguer sereinement d'un colloque à une commission en attendant, comme les autres rentiers, de gagner le soir de l'argent en dormant. C'était en octobre 1995. Et puis M. Juppé parla. Le fond de sa "réforme" importe peu : il s'agissait une fois encore de mener "la seule politique possible", c'est à dire de faire payer les salariés. Sans trop se soucier de cohérence — comme au moment de la guerre du Golfe et du traité de Maastricht, les médias assureraient la mise en musique idéologique — M. Juppé prétexta simultanément de son désir d'assurer la défense de la protection sociale et de sa volonté d'éviter la défiance des marchés financiers dont chacun sait que la protection sociale n’est pas le souci particulier. Diagnostic connu (la "faillite"), thérapeutique prévisible (les "sacrifices"), dialectique familière ("équité" et modernité), le succès aurait dû être aussi assuré que ceux des plans de "réforme" précédents. Presque aussitôt, Pierre Joxe, Françoise Giroud, Bernard-Henri Lévy, Jean Daniel, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon, Raymond Barre, Alain Duhamel, Libération, Guillaume Durand, Alain Touraine, André Glucksmann, Claude Lefort, Gérard Carreyrou, Esprit, Guy Sorman ... tous approuvèrent un plan à la fois "courageux", "cohérent", "ambitieux", "novateur" et "pragmatique." Dans la foulée des scribes, les spéculateurs ("les marchés") furent eux aussi séduits. L'affaire semblait entendue : après six mois d’impairs personnels et de tâtonnements politiques, le premier ministre français venait de prouver sa mesure. Et "Juppé II" ou "Juppé l'audace" — comme titrèrent à la fois le quotidien de Serge July et celui de Rupert Murdoch (3) — occupa dans le cœur des journalistes de marché la place laissée vacante par MM. Barre, Bérégovoy et Balladur. Alors ministre de l’éducation nationale, M. Bayrou ne manquerait pas de leur rappeler leur allégresse initiale dès que l’affaire tournerait mal pour le pouvoir : " Tous les journalistes français disaient : À quand les réformes ? Et, permettez-moi de vous dire : ils ont tous applaudi (4)." On ne se défie jamais assez des gueux. On les croyait disparus (la fin de la classe ouvrière ne découlait-elle pas de "la fin de l'histoire" ?), à la rigueur relégués au rang d'"exclus" sur le sort desquels se pencherait quelque fondation compatissante. Ils réapparurent, debout. Une telle incongruité déchaîna chez nos journalistes libéraux un discours de haine qui rappelait un peu le Tocqueville des Souvenirs, lors des journées de juin 1848. Le 4 décembre, M. Franz-Olivier Giesbert fulmina dans Le Figaro : "Les cheminots et les agents de la RATP rançonnent la France pour la pressurer davantage. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : de corporatisme, c'est à dire de racket social." M. Claude Imbert, directeur du Point, fit chorus, assez satisfait de pouvoir dépoussiérer ses ritournelles contre la "Mamma étatique", et les "paniers percés" du secteur public : "D'un côté la France qui travaille, veut travailler et se bat, et de l'autre la France aux semelles de plomb, campée sur ses avantages acquis." La douleur de M. Giesbert "pressuré" par les cheminots et celle de M. Imbert bataillant contre les "avantages acquis" fut aussitôt contagieuse. M. Gérard Carreyrou, de TF 1, d'autant moins porté à comprendre les revendications des grévistes que son salaire annuel s’élevait alors à 2 800 000 francs, trancha le 5 décembre : "M. Juppé a marqué sans doute un point, celui du courage politique. Mais il joue à quitte ou double face à un mouvement où les fantasmes et l'irrationnel brouillent souvent les réalités." La langue de bois des Importants venait de laisser voler ses plus jolis copeaux : d'un côté — celui du pouvoir et de l'argent — le "courage" et le sens des "réalités" ; de l'autre — celui du peuple et de la grève — les "fantasmes" et l'"irrationnel". Ce mouvement social aurait-il l’impudence de remettre en cause vingt années de pédagogie de la soumission ? Alain Minc, président du conseil de surveillance du Monde, s’exprima aussi dans Le Figaro : "Dans ce monde en apparence unifié par les modes de vie et les marchés financiers (sic), il demeure une spécificité française : le goût du spasme." Pour les décideurs, conseilleurs et experts investis du pouvoir de définir la "rationalité", les grèves ne pouvaient en effet représenter qu'un "coup de lune" (Claude Imbert), une "grande fièvre collective" (Alain Duhamel), une "fantasmagorie" (Franz-Olivier Giesbert), un "carnaval" (Guy Sorman), une " part de folie " (Bernard-Henri Lévy), une "dérive schizophrénique" (François de Closets). Car le "rêve" des modérés, celui d'une "République du centre" (5) plus germanique que latine, venait de dresser contre lui des millions de manifestants "mentalement décalés". Ils dessinaient, paraît-il, "les contours d'une France archaïque tournée vers des solutions à l'italienne (endettement, inflation et clientélisme) plutôt que vers des solutions à l'allemande (négociation salariale et rigueur de gestion (6)." Latins contre Germains, Jacques Julliard, sans doute débordé par les exigences de son œuvre immense, ne faisait ici que répéter le postulat anthropologique central de la " pensée Alain Minc ". Pendant que le carnaval italien et l'archaïsme français d’ "une société fermée défendant son bout de gras" (7) envahissaient les rues, la modernité s'exprimait en anglais dans les salles de change. Le 9 décembre, The Economist résuma la situation mieux que d’autres : "Des grévistes par millions, des émeutes dans la rue : les événements des deux dernières semaines en France font ressembler le pays à une république bananière dans laquelle un gouvernement assiégé cherche à imposer les politiques d'austérité du FMI à une population hostile (...) Les marchés ont mis le gouvernement sous surveillance : même un modeste compromis pourrait provoquer une crise du franc." Quatre jours plus tôt, le Wall Street Journal avait aussitôt imputé ainsi aux premières concessions gouvernementales la baisse du franc enregistrée la veille : "Tout nouveau signe de faiblesse du gouvernement aurait pour premier effet de pénaliser le franc. Si M. Juppé cédait aux manifestants et abandonnait les réformes annoncées, la prime de risque s'envolerait." Le lendemain, l'atmosphère était meilleure : "Les marchés ont rebondi dès lors que les investisseurs ont choisi de parier que le gouvernement de M. Juppé remporterait l'épreuve de force avec les salariés en grève du secteur public." Las, une semaine plus tard, le climat s'était à nouveau dégradé : "Les propos d'Alain Juppé perçus comme des "concessions majeures sans contrepartie" sont loin d'avoir soulevé l'enthousiasme des marchés. L'affaiblissement du franc est une conséquence directe de l'intervention d'Alain Juppé qui n'a pas hésité à employer le mot tabou de négociation." La pensée très sociale des marchés — qui rejoignait celle de nos grands journalistes — méritait-elle vraiment d'être précisée ? : Les Échos s’en chargèrent "Une fois de plus, l'exemple de la Dame de fer, qui a su mater les mineurs britanniques est mis en avant." Mais, pour "mater" les grévistes avec le concours de l'opinion, il fallait que le mouvement social dressât contre lui la majorité des Français. Sur France-Info, à TF 1 et ailleurs, des journalistes se mirent à l'ouvrage, faisant chaque heure, chaque soir, l'inventaire aussi laborieux que répétitif des "kilomètres de bouchon", des "usagers à bout", des "feux du désespoir sur le périphérique", des "entreprises au bord de l'asphyxie", des "embauches qu'on ne va pas faire". Le 12 décembre, un journaliste de France 2, innocemment, avoua à quel point les événements stimulaient l'imagination de sa rédaction : "ça fait dix-huit jours qu'on vous raconte la même chose". Différent en cela du Parisien, dont le traitement du conflit social fut souvent exemplaire, France Soir n'hésita pas. Il évoqua le sort de "Christian, SDF de 56 ans, qui rumine sa colère. La grève des transports et la fermeture des stations de métro à Paris ont jeté dans la rue des hordes de laissés-pour-compte. Comme Christian, ils sont des centaines à arpenter les rues du matin au soir pour ne pas mourir de froid." En même temps que des SDF, le quotidien vespéral de Robert Hersant se soucia subitement des chômeurs et des Rmistes : " Le mouvement social qui s’étend à la Poste va-t-il paralyser les guichets, les privant de leurs prestations attendues ces prochains jours ? ", Les " exclus " contre les grévistes et leurs "revendications matérielles insensées", quelle belle manifestation c’eût été ! Interrogeant un cheminot de 51 ans qui gagnait 8 500 francs par mois, Thierry Desjardins, journaliste au Figaro, le houspilla : " Mais vous êtes tout de même un privilégié " ... Les journalistes de marché étaient accablés ; il fallait que les Français le soient aussi : "Les gens se pressent, en silence. Leurs habits sont tristes, noirs ou gris. On dirait des piétons de Varsovie (...) Des marcheurs égarés avancent, mécaniques, le regard fixé vers le bas. Chez eux, c’est encore si loin (8). " Sur TF 1, Claire Chazal chercha, vaillamment, à nous distraire de notre malheur : "Avant d'évoquer la paralysie des transports et la crise dans laquelle s'enfonce notre pays, évoquons l'histoire heureuse de ce gagnant du loto." Le gagnant, "Bruno", fut invité sur le plateau. Rien n'y fit, ni "Christian", ni "Bruno", ni les manifestations squelettiques d’ " usagers " RPR : la courbe des sondages restait obstinément contraire à celle des marchés et des commentaires, et les Français solidaires de ceux qui avaient engagé la lutte. Les médias durent alors oublier leur prévenance pour le plan Juppé et laisser enfin s'exprimer ceux qui le combattaient. En général, on les noya dans le maëlstrom verbal des experts et des anciens ministres. Alain Touraine, sans doute parce qu'il venait de commettre un pamphlet ultralibéral (9) et de proclamer son soutien au plan gouvernemental, campa dans les médias, jour et nuit. MM. Kouchner, Madelin et Strauss-Kahn furent de tous les " débats ", tous aussi ennuyeux qu’un jour sans grève. Mais leurs phrases étaient tellement racornies que les quelques bribes concédées aux acteurs du mouvement social — "Synthétisez!", " Posez vos questions comme on dit dans les jeux ", ne cessait de leur dire Daniel Bilalian — les balayaient sans peine (10). Même tronçonnée par le verbe intarissable de Jean-Marie Cavada — enjoué avec les forts, cassant avec les autres — la parole d'un syndicaliste valait, aisément, celle de dix éditorialistes. Tirant alors les leçons de l'impact limité du discours gouvernemental, M. Juppé n'eut plus qu'à dénoncer une "extraordinaire tentative de désinformation." Et à s'inviter à deux reprises en un mois chez Anne Sinclair, décidément très accueillante. M. Barre avait annoncé : "Au prix d'épreuves et de sacrifices, les êtres humains s'adapteront." Cette fois, l'"incontournable" fut contourné : les cheminots et les agents de la RATP triomphèrent des affidés de M. Barre. Leur victoire n’inonda pas de bonheur les salles de rédaction parisiennes : Le Nouvel Économiste titra : " Et en plus la croissance s’effondre ", L’Express jugea que nous étions " tous perdants ". Quant à Claude Imbert, il lui fallut nombre de " débats " consolateurs avec son ami Jacques Julliard et autant d’éditoriaux rageurs dans Le Point pour venir à bout de " toute cette déprime que nous venons de vivre. ". (1) Selon un sondage d'Ipsos-Opinion publié par Le Nouvel Observateur du 14 décembre, 60 % des médias ont jugé favorablement le plan Juppé contre 6 % seulement qui l'avaient apprécié de manière négative. |
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