Vers une démocratie sondagière Rémi Lefebvre, Le Monde, 27/09/2011. Ce ne sont pas les sondages mais bien les sympathisants de gauche qui trancheront la primaire au terme d'une confrontation où chaque candidat cherche à faire entendre sa différence. Le vote déjouera peut-être les pronostics, la campagne, dominée par les sondages, s'apparente à une course de chevaux et fait prévaloir le jeu sur les enjeux politiques. Loin de mettre en cause les logiques d'opinion, la primaire consacre la personnalisation et le poids des sondages dans la vie politique. Jusqu'en 2006, les ressources partisanes ont joué un rôle déterminant dans le processus de désignation du candidat socialiste. La maîtrise du parti et les logiques d'appareil structurent alors fortement la sélection présidentielle. En 1981, François Mitterrand est investi candidat alors que les sondages placent son rival Michel Rocard en meilleure position face à Valéry Giscard d'Estaing.
Dans un parti où la légitimité militante a été réaffirmée depuis 1971, la représentation alors dominante est que la mobilisation électorale peut défaire les prévisions des enquêtes d'opinion. En 1995, la difficile succession de François Mitterrand et le vide laissé par la non-candidature de Jacques Delors, pourtant adoubé par les sondages, conduisent à la première primaire fermée (réservée aux adhérents), qui oppose Henri Emmanuelli, premier secrétaire, à Lionel Jospin. Ce dernier l'emporte en s'appuyant notamment sur la meilleure présidentiabilité que lui confèrent les sondages. Mais "l'opinion" n'a pas imposé son candidat aux socialistes. L'élection présidentielle de 2007 marque un glissement net vers l'affirmation des logiques d'opinion. Consacrée comme la seule capable de battre Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal s'impose dans l'opinion avant d'être investie par les adhérents qui avalisent le verdict des sondages. La campagne, fût-elle interne, a vocation à séduire les électeurs dans leur ensemble, puisqu'ils pèsent indirectement, à travers les sondages, sur le processus de désignation. La primaire socialiste conduit ainsi à un résultat paradoxal : la candidate investie par les militants en 2006 a construit sa légitimité en partie contre ou à l'extérieur de l'organisation. Certains des dirigeants et des militants ont alors l'impression d'avoir été dépossédés de leur choix, d'autant que la base militante a été conjoncturellement élargie à travers la vague d'adhésions des militants dits "à 20 euros". Le Parti socialiste s'émancipe ainsi significativement de sa tradition historique, qui l'avait conduit à écarter Michel Rocard à la fin des années 1970 : les militants choisissent la porte-parole qui optimise le mieux leurs chances collectives de victoire et non celle qui incarne leur préférence programmatique ou idéologique. L'opinion a "naturalisé" la légitimité de la candidate. Mais l'investiture de Ségolène Royal n'est pas seulement le produit d'une bulle médiatico-sondagière. Les socialistes sont d'autant plus réceptifs aux verdicts des sondages qu'ils sont repliés sur leurs luttes personnelles, qu'ils ont perdu une large part de leur autonomie à l'égard du jeu médiatique et que leur ancrage dans la société s'est affaibli. C'est précisément parce que le PS est désormais principalement une entreprise de conquête de mandats électifs, prête à tous les ajustements tactiques, qu'un nombre croissant de ses élus et de ses membres sont si attentifs aux verdicts à court terme des sondages d'opinion et font passer au second plan les positions politiques prises par les candidats en présence. La personnalisation des enjeux internes est le produit de la déshérence idéologique du parti. L'adoption du principe des primaires ouvertes en 2009 scelle-t-elle l'acceptation de la démocratie sondagière ou traduit-elle une volonté d'en limiter l'emprise, le vote permettant aux sympathisants de se réapproprier la désignation du candidat ? S'agit-il avec cette nouvelle règle du jeu d'opposer la logique électorale à celle des sondages ? On peut en douter. Des objectifs contradictoires ont présidé au choix des primaires, qui sont à la fois le produit de phénomènes structurels (le manque d'ancrage social du parti, l'étroitesse de sa base militante) et d'une conjoncture critique (celui du calamiteux congrès de Reims) instrumentalisée par une coalition de réformateurs (Terra Nova, Arnaud Montebourg). Mais la sensibilité croissante des socialistes aux enquêtes d'opinion et la perte d'autonomie du parti à l'égard des logiques médiatiques ont aussi fortement contribué à légitimer cette nouvelle procédure. En adoptant les primaires, les socialistes ont cédé aux injonctions médiatiques à la transparence et à l'ouverture. Journalistes et sondeurs sont globalement favorables à une procédure qui personnalise et dramatise la compétition politique. Les logiques d'opinion pesaient certes déjà sur la désignation du candidat lorsque les primaires étaient fermées mais, en ouvrant le processus de sélection présidentielle, les socialistes tendent à les renforcer. Laurent Fabius écrit dans Le Mondu 26 août 2009 : "Désormais, c'est l'opinion qui fait le parti." La vie politique est devenue un feuilleton médiatique, arbitré par les sondages, où priment dans le commentaire journalistique les ambitions présidentielles, les petites phrases et la déconstruction des stratégies de communication. Dans le discours médiatique, le jeu, entendu comme la dimension concurrentielle de la compétition entre personnalités, tend à prévaloir sur les enjeux, c'est-à-dire la confrontation de visions du monde, d'idées, de programmes. Cette tendance contribue à la fermeture du champ politique sur lui-même et à la déréalisation des questions politiques aux yeux des citoyens les moins politisés. En renforçant la personnalisation et l'individualisation de l'offre électorale, les primaires ne peuvent qu'accentuer cette stratégisation du jeu politique. Elles introduisent une nouvelle séquence dans un temps présidentiel allongé et dilatent l'intrigue sondagière. Les primaires confortent une conception de la politique entendue comme "course de chevaux" (les sociologues anglo-saxons des médias parlent de "horse race journalism"). La campagne est ainsi depuis des mois principalement abordée sous l'angle des "favoris", des vainqueurs potentiels, du candidat "le mieux placé". L'attention médiatique est largement focalisée sur le scoring des candidats dans les sondages, omniprésents alors même que leurs limites méthodologiques sont flagrantes. Trente-cinq sondages ont été spécifiquement consacrés aux primaires entre le 31 mars 2009 et le 22 septembre 2011 (chiffres de l'Observatoire des sondages). Avec les primaires, la question de l'élection tend ainsi un peu plus encore à n'être abordée que sous l'angle du vainqueur potentiel et des vaincus et de leurs performances respectives dans les enquêtes d'opinion. Le choix des dirigeants socialistes de ne pas multiplier les débats contradictoires entre les candidats, voire de les escamoter, renforce ce phénomène. Les primaires contraignent les acteurs politiques à se situer de plus en plus par rapport à "l'opinion publique". L'ouverture du mode de désignation renforce la légitimité des stratégies d'appel à l'opinion et d'influence sur ceux qui contribuent à la modeler et à la fabriquer (journalistes, commentateurs, instituts de sondages...). Parce que, à travers les sondages, journalistes et acteurs politiques revendiquent un pouvoir prophétique sur l'issue de la compétition électorale, celui que les enquêtes d'opinion créditent des meilleures chances de l'emporter jouit d'une forte légitimité. Dominique Strauss-Kahn a largement profité de ce phénomène jusqu'en mai. Sur la foi des sondages, l'hypothétique candidature du directeur du Fonds monétaire international s'était alors imposée dans l'espace médiatique, produite par la presse et confortée par les commentateurs politiques de manière circulaire. La promotion de sa candidature à l'intérieur du parti, fondée sur sa capacité à remporter l'élection, authentifiée par les sondages, cherchait à produire un effet dissuasif sur les autres candidats. Le "pacte" passé avec Martine Aubry était fondé sur l'idée que le candidat le "mieux placé", implicitement dans les sondages, devait se présenter. Les primaires devaient alors ratifier leur verdict. Le même phénomène bénéficie aujourd'hui, dans une moindre mesure, à François Hollande. La logique médiatico-sondagière conforte un nouveau "meilleur" candidat. C'est sur la base des sondages que François Hollande est consacré comme le favori des primaires. Les commentaires incessants sur la "course en tête" du candidat contribuent d'autant plus à le légitimer que la gauche a perdu les trois dernières élections présidentielles et qu'une nouvelle défaite apparaît "impossible". Les enquêtes d'opinion ont des effets démobilisateurs sur les soutiens de Martine Aubry (les élus locaux notamment), qui peuvent anticiper, sur la base des enquêtes d'opinion, une défaite de leur candidate et sont incités à ne pas être trop identifiés à elle. Se mettre dans le sillage de celui dont on prévoit la victoire, sur la base des sondages, devient une stratégie naturelle dans un parti professionnalisé où les enjeux de pouvoir ont acquis une dimension centrale. Si l'on peut douter de leur qualité et s'ils sont rituellement présentés comme non prédictifs du résultat final (la "photographie" à l'instant "T"), les sondages produisent ainsi des effets qui sont bien réels sur le jeu politique et médiatique. Les sondages feront-ils in fine la primaire ? Dans quelle mesure les enquêtes d'opinion et la "présidentiabilité" différentielle des candidats pèseront-elles sur le choix effectif des sympathisants ? Les effets des sondages sont plus nets sur le jeu politique que sur les votants. La victoire "inattendue" d'Eva Joly lors de la primaire écologiste face à Nicolas Hulot, pourtant favori des sondages, invite à la prudence. Toutefois, le corps électoral mobilisé, proche des cercles militants, était alors restreint et sans doute peu sensible aux enquêtes d'opinion. Les prochains débats entre les six candidats peuvent être l'occasion de défaire les pronostics des sondages. On peut néanmoins penser qu'ils exerceront des effets autoréalisateurs sur une partie des électeurs de la primaire, tentés de se porter sur le "meilleur" candidat. La tentation est forte de "sécuriser" la victoire sur la base des informations produites par les sondages, fussent-elles de piètre qualité.
À propos de l'auteur Rémi Lefebvre est professeur de science politique à l'université Lille-II et chercheur au Centre d'études et de recherches administratives, politiques et sociales (Céraps). Sa recherche actuelle porte sur le militantisme au Parti socialiste et le processus de "démocratisation partisane". Il est l'auteur, avec Frédéric Sawicki, de "La Société des socialistes" (Editions du Croquant, 2006) et vient de publier "Les Primaires socialistes" (Editions Raisons d'agir, 172 pages, 8 euros). |
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