La construction du « talent » Sociologie de la domination des coureurs marocains Manuel Schotté Depuis le milieu des années 1980, les coureurs kenyans, éthiopiens et marocains opèrent une mainmise dans le domaine de la course de demi-fond et de fond. Les succès de ces athlètes sont rapportés de façon quasi-invariable à leur supposé talent inné : les sportifs les plus talentueux sortiraient automatiquement du lot des pratiquants, en vertu de leurs exceptionnelles qualités. La suprématie des coureurs d’Afrique de l’Est et du Nord au niveau mondial est alors décrite comme le produit d’une sélection naturelle qui tournerait à l’avantage de ces populations prétendument plus douées pour les efforts prolongés. Plutôt que de naturaliser la performance sportive, il s’agit dans cet ouvrage de rendre compte des logiques sociales qui sous-tendent la réussite athlétique. La surreprésentation des coureurs marocains parmi les champions du demi-fond repose sur une double construction sociale : construction de l’offre de travail d’un côté, avec le façonnement d’ambitions et de compétences dans le domaine de la course à pied chez des jeunes Marocains ; construction de la demande ensuite, avec l’émergence du professionnalisme en Europe au début des années 1980. Aucune de ces conditions, ni leur juxtaposition d’ailleurs, ne suffit à expliquer le succès international des coureurs marocains à compter de ce moment. C’est effectivement à la seule condition de mettre en relation les deux versants que l’on peut rendre compte de la répartition socialement construite des populations telle qu'elle se donne à voir en athlétisme depuis environ 25 ans. Mettre en doute l’idée d’un « talent » préexistant et intangible, ne revient pas à voir dans la réussite le pur produit d’un jeu social qui aurait propulsé le « champion » au sommet, indépendamment de ses qualités athlétiques. Or si jeu social il y a bien, il repose sur une compétence spécifique qui en est à la fois le support et l’issue. L’une des caractéristiques de cette compétence est d’être objectivement mesurable : le sport constitue un formidable laboratoire pour comprendre comment celui-ci se façonne. Du fait de « l’objectivité » des hiérarchies sportives — en particulier en athlétisme, sport qui classe les concurrents sur un étalon chronométrique universel —, on peut définir, précisément et à tout moment, le niveau de performance d’un sportif. Même s’il est centré sur la fabrique du « talent », l’ouvrage peut également être lu comme une ethnographie de la jeunesse urbaine marocaine de milieux populaires et des conditions d’émigration/immigration d’une partie d’entre elle. Organisé autour de cas finement dépeints et replacés dans toute l’épaisseur de leur quotidien, il donne à voir ce que sont les univers de vie et de sens de jeunes marocains devenus coureurs. En les suivant dans leurs espoirs, leurs efforts et leurs échecs, c’est le portrait de la jeunesse sans avenir d’un pays dominé qui se dessine en creux : comprendre pourquoi et comment la course à pied peut devenir pour quelques-uns une voie de salut donne des indications plus générales sur le groupe dont ils sont issus. Et décrire l’intensité des attentes et des investissements associés à la pratique sportive donne une idée du dénuement des classes populaires maghrébines dont certains membres en viennent à tenter de courir leur chance. Au total, parce qu’il se fonde sur une enquête méthodique et approfondie, réalisée par un universitaire qui est aussi coureur de fond lui-même, cet ouvrage intéressera tous les spécialistes tant de sociologie du sport que des inégalités et des formes de relégations vécues par une partie de la jeunesse d’Afrique du Nord. Mais, il renvoie aussi à la question de la capacité des sciences sociales à comprendre le singulier et même le plus singulier des singuliers quand il s’agit de l’athlète d’exception et de l’homme hors norme. Manuel Schotté est enseignant chercheur à l’Université de Lille 2. Ses travaux portent sur la sociologie du sport. Il est l’auteur de Sportifs en danger. La condition des travailleurs sportifs (avec Sébastien Fleuriel), Edition du Croquant, "Savoir/Agir", 2008." |