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Un contre-feu/ Danger, travail !/ L’an 01/ Dessillement/ Boîte à outils/ Monde cruel
Bernard Langlois, Bloc-Notes, Politis, 09 octobre 2003.

  

L’offensive de la droite contre les trente-cinq heures doit être prise pour ce qu’elle est : un contre-feu allumé en hâte pour tenter de circonscrire l’incendie qui menace Matignon. L’échec de Raffarin semble une évidence aux yeux même de ses amis politiques, qui spéculent déjà sur son remplacement. Les Français, qui ouvrent en ce moment leurs feuilles d’impôts locaux et en mesurent la hausse spectaculaire, savent à quoi s’en tenir sur ce que valait la promesse de Chirac d’une baisse des prélèvements : ce qu’on rend d’une main est repris de l’autre, et au-delà (sans parler des « recettes de poche » traditionnelles ­ tabac, gazole, etc.). La situation économique nécessite des efforts ; et les efforts, c’est toujours pour les mêmes.

Au-delà de cette péripétie politique, qui d’ailleurs déjà tourne court (les lois Aubry, quoi qu’on dise, sont plutôt populaires ; il sera difficile d’y toucher), un des thèmes à la mode, illustré tant par le sieur Raffarin que par son patron (le baron Antoine) est celui de la « réhabilitation du travail ». Ce qui est d’autant plus risible quand la tendance lourde est de fabriquer du chômage à la pelle !

Qu’entendent par là les princes qui nous gouvernent ? Qu’ils veulent à leur botte un peuple taillable et corvéable à merci, prêt à accepter les boulots les plus merdiques (pénibles, sales, dangereux, précaires, payés au lance-pierres) par peur de se retrouver sur la paille. Rien là de bien nouveau : du plus profond des temps, l’idéologie des maîtres consiste à persuader les valets que le travail est le propre de l’homme, sa grandeur, sa raison d’être, sa « noblesse ». Le non-productif, le glandeur, le poète (« Jamais nous ne travaillerons », promettait Rimbaud), ou... l’intermittent du spectacle, sont montrés du doigt. Depuis que la colère divine l’a chassé du paradis terrestre, l’homme est condamné « à gagner sa vie à la sueur de son front » (comme la femme doit « accoucher dans la douleur »...). De cette antique malédiction du travail, les penseurs du monde marchand se sont acharnés à faire une bénédiction, refusant de voir l’évidence : « Dès qu’il n’existe pas de contrainte, physique ou autre, le travail est fui comme la peste. » (Karl Marx). La meilleure contrainte étant celle qu’on s’impose à soi-même, il convient de persuader le peuple que le travail est la plus belle des choses. L’homme n’est rien s’il ne travaille pas, un parasite, un déchet social. Le travail rend libre (« Arbeit macht frei ! » clamaient les nazis aux portes des camps ; ce à quoi répondait la fière devise de Vichy : « Travail, famille, patrie »). Ce bourrage des crânes a réussi au-delà de toute espérance. Loin de se donner comme mission de libérer les hommes de la malédiction du travail, le mouvement ouvrier ­ sa composante majoritaire, ce qu’on appelle la gauche, ses partis, ses syndicats ­ a emboîté le pas à l’idéologie de la production. Il s’est battu, non sans succès, pour l’amélioration des conditions de travail, pour la sécurisation des emplois, pour de meilleures rémunérations, etc. Ce qui n’était certes pas du luxe et reste nécessaire. Mais en perdant de vue le but ultime : l’abolition du salariat, qui est la condition du plus grand nombre. Dans « la patrie du socialisme », l’exemple à suivre était Stakhanov...

Ainsi sommes-nous tous enfermés dans ce cercle vicieux : il faut travailler pour vivre et vivre pour consommer ; nous perdons donc notre vie à travailler.

Danger, travail !

Il existe pourtant des chômeurs heureux : Pierre Carles les a rencontrés. Avec Christophe Coello et Stéphane Goxe, le cinéaste « bourdivien » et provocateur (1) a réalisé un film à base de quelques entretiens desdits chômeurs, entrelardés de reportages sur le tas (chez Michelin, dans une boîte de pizzas, une autre de télé-marketing, ou encore à l’université du Medef...), qui est à la fois drôle, émouvant et propre à faire réfléchir : film après film, c’est la marque de fabrique du bonhomme.

« Attention danger travail » sort cette semaine dans une seule salle parisienne (au Saint-André-des-Arts), il faut vous presser d’aller le voir. Des projections-débats ont aussi lieu en province (par exemple, cette semaine, à Clermont le 9, Marseille le 10, Valence le 14, Lille le 21, etc.), à vous d’être attentifs. Peut-être aura-t-on un jour droit à une diffusion télévisée ? Pour le moment, Carles est toujours tricard (le service public préfère se déshonorer dans des émissions lacrymales de propagande avec la mère Chirac, un sommet !) : son film, comme les précédents, ferait pourtant une excellente accroche de soirée thématique sur Arte, par exemple. Donc, des chômeurs heureux. Des gens qui, par hasard ou par choix, se sont retrouvés « hors production » ; et qui se sont dit : stop ! J’ai le choix entre me mettre à courir après un nouveau boulot, sans garantie de succès ; éventuellement d’en dégotter un, où je m’emmerderai comme avant pour un salaire médiocre. Ou de revoir mon niveau de vie à la baisse, supprimer tout ce qui n’est pas absolument indispensable, et prendre le temps de vivre à mon rythme, de lire, de me balader, de glander, de me lancer dans des activités diverses, utiles, gratifiantes : je choisis le second terme de l’alternative. Et face caméra, de façon fort convaincante, avec l’air épanoui de gens bien dans leur peau, ils nous disent combien ils sont plus heureux qu’avant. Et qu’il n’est pas question de revenir en arrière.

À l’opposé du discours misérabiliste ordinaire (chômage, gross malheur !), voici ces paroles lancées comme autant de pavés. Un discours vraiment subversif : mais où irait-on, dites voir, si tout le monde en faisait autant ?

L’an 01

Je ne sais pas où l’on irait. Mais je sais bien où l’on va : droit dans le mur. Ce n’est pas la France qui tombe, comme le prétend un livre à la mode. C’est un système qui s’effondre, miné de l’intérieur, dans l’aveuglement minéral de ses « élites ».

En renouant avec la pensée socialiste des origines (celle d’Orwell, de Leroux, de Lafargue), le film de Carles et associés provoque déjà des débats passionnés, tant il prend à rebrousse-poil les deux discours en apparence opposés, en fait complémentaires, comme avers et revers d’une même médaille. Celui de la droite patronale, pour qui produire toujours plus est vital, pour dégager toujours plus de profit pour les actionnaires ; celui de la gauche classique, pour qui produire toujours plus est vital, pour résorber le chômage et « mieux répartir les fruits de la croissance ». La croissance, comme pierre philosophale. La glorification du travail comme outil idéologique. Les buts peuvent être différents, au moins à l’affiche. La philosophie générale est la même et les moyens de persuasion, d’aliénation. Travailler. Produire. Consommer. Plus. Toujours plus.

Et si c’était cela qui sourd, ce discours de rupture, de refus, comme le chemin d’une introuvable révolution ? Celle de l’An 01 de ce vieux Gébé. Ça ne nous rajeunit pas !

Dessillement

Bien sûr, ce n’est pas si simple. Être capable de se « désaliéner » du travail n’est pas à la portée de tous. Ça demande de la force de caractère et le minimum de culture et de moyens intellectuels pour savoir quoi faire de ce temps retrouvé.

Et aussi de n’être pas dans une situation inextricable qui fait de vous le responsable de plusieurs bouches à nourrir : c’est la limite de la démonstration de Carles, dont les témoins semblent dégagés de ces contingences (ce qui peut aussi être un choix de vie). Longtemps encore, chômeurs et précaires ne pourront vivre leur condition que dans la douleur et devront être défendus dans leurs droits élémentaires à l’existence. Ce constat n’enlève rien aux mérites du film, qui participe d’une entreprise de dessillement nécessaire. Oui, dans sa forme la plus banale ­ un salariat dénué d’intérêt et d’une vraie utilité sociale, souvent pénible, mutilant, dangereux (le travail tue plus que la route) et de surcroît mal rémunéré ­, le travail est une malédiction.

Vouloir s’en affranchir est légitime et sain.

Boîte à outils

Le hasard a voulu que je trouve dans mon courrier, en sortant de la projection du film de Pierre Carles, le dernier ouvrage de Jean-Claude Michéa (2). Disons que ça tire dans le même sens.

Lu cet Orwell éducateur séance tenante : depuis que j’ai découvert le travail de ce prof de philo de Montpellier, à l’occasion de son précédent livre Impasse Adam Smith (je vous l’avais chaudement recommandé à l’époque), je sais que sa fréquentation est propre à vous exciter les neurones. Ce disciple de George Orwell et de Marcel Mauss (Essai sur le don), proche aussi, plus près de nous, d’un Ellul, d’un Debord, d’un Simon Leys, s’efforce livre après livre « de mettre à la disposition du lecteur une sorte de boîte à outils philosophique, d’une cohérence suffisante pour autoriser un démontage élémentaire de l’Imaginaire capitaliste, tel qu’il domine à présent une part croissante de nos esprits ». Plongez donc dans la boîte avec confiance, où la plus belle clé (anglaise !) vous ouvre l’oeuvre politique d’Orwell et de ses combats pour une « société décente ». Construit autour d’un entretien avec Aude Lancelin, paru dans Le Nouvel Observateur, à l’occasion du centenaire de l’auteur de 1984, le livre s’appuie sur les questions-réponses (cinq) de cette interview comme sur des tremplins qui permettent à Michéa de s’envoler dans des digressions (des « scolies ») plus fournies où il « met à l’épreuve » la pensée d’Orwell pour traiter du « cours présent des choses » (car c’est bien du monde d’aujourd’hui dont on parle, tant il devient urgent d’en arrêter la course : « Il devrait être clair pour chacun que le temps capitaliste travaille désormais essentiellement contre la survie de la planète et contre le bonheur réel de l’immense majorité des hommes. »)

On poursuivra cette exploration de la boîte à outils Michéa, elle en vaut la peine. Je tenais sans attendre à vous en signaler la parution.

Monde cruel

Faut-il que le Le Monde suscite l’énervement pour qu’on s’emploie si fort à le fustiger ! Encore un livre qui lui rentre dans le lard : celui de notre confrère de L’Expansion, Bernard Poulet (3).

S’il n’a pas le caractère haineux du Péan-Cohen (La Face cachée...), il n’est guère plus tendre. Ni, à mon sens, plus convaincant. Le Monde commet des erreurs, voire des dérapages ? Certes. Quel journal est à l’abri ? Sa direction bicéphale est parfois rigide, voire dominatrice ? Sans doute. Les sempiternelles guerres de couloirs qui ont précédé son avènement étaient-elles préférables pour la bonne marche du journal ? J’en doute. Colombani et Plenel sont des passionnés, tendus vers le but qu’ils se sont donné : redresser un quotidien prestigieux qui était en déclin quand ils sont arrivés aux manettes, bâtir autour de lui un groupe de presse indépendant qui assure son avenir, dans un paysage médiatique dominé par la banque et l’industrie. Ce n’est pas une ambition médiocre. Personne ne prétend qu’ils sont des anges, ils ont parfois la main lourde (je crois que virer l’urticant Schneidermann ne s’imposait pas, par exemple. Ils en font un martyr à bon compte) ; les présenter comme de médiocres arrivistes, quasiment des chefs mafieux (Colombani = Berlusconi !) n’est pas crédible.

Enfin, c’est mon opinion, fondée sur ce que je connais d’eux. Elle est, faites-moi l’amitié de m’en croire, libre de toute allégeance.

pol-bl-bn@wanadoo.fr

(1) Auteur notamment de Pas vu pas pris, Enfin pris ?, La sociologie est un sport de combat. Attention danger travail devrait trouver une suite avec un autre film en préparation, sur le même thème, et délicieusement intitulé : Volem rien foutre al païs. Tous renseignements utiles : C-P Productions, 9, rue du Jeu-de-Ballon, 34000 Montpellier. cp-productions@wanadoo.fr www.rienfoutre.org.

Voir aussi le hors-série n° 1 de CQFD (avec une « petite biblio sélective » sur le thème, et une série de citations (où j’ai puisé). CQFD, BP 2402 13215 Marseille Cedex 02. www.cequilfautdetruire.org

(2) Orwell éducateur, Jean-Claude Michéa, Climats, 169 p., 16 euros. www.editions-climats.com

(3) Le Pouvoir du Monde, quand un journal veut changer la France, Bernard Poulet, La Découverte, 260 p., 19 euros.