Index

 

  Nous écrire

 "Danger travail"

 

« DANGER TRAVAIL »
(Carles-Coello-Goxe / L’art ou Cochon-CP Production, 2002)
Par
Grégory Protche, Get Busy, n°5, 14/06/2002

 

  

Plus grand

’est à Grenoble, dans le cadre du Festival de Résistance et d’Alternative au Kapitalism (FRAKA) que nous avons pu voir « Danger Travail ». Stéphane Goxe et Christophe Coello (les co-réalisateurs avec P.Carles), depuis une dizaine d’années, animent des ateliers vidéo, et partent, dès que possible, réaliser des films en Amérique Latine. Ils sont ici responsables d’une série de mini-portraits d’hommes et de femmes, d’horizons divers, qui, un sale jour, de leur plein gré, ou suite à un licenciement, se sont retrouvé au chômage, puis au RMI. Ces portraits, tour à tour, amusent, exaspèrent, irritent, révoltent… Que disent-ils ? Et bien, que c’est bon de ne rien foutre ! Et, surtout, qu’ils n’ont aucune envie de retrouver un boulot ! Ce n’est pas aussi simple, simplet ou simplificateur qu’il n’y paraît. « Danger Travail » est une première ébauche d’un plus long et plus dense projet : « Volem Rien Foutre Al Pais », dans lequel on devrait voir théoriser, argumenter et justifier ces positions. Le produit de la vente de cette cassette vidéo permettra le financement du long-métrage « Volem Rien Foutre Al Païs » (réalisation : P. Carles / C. Coello / S. Goxe). Pour l’heure, l’objectif est de faire réagir, de prendre la température, et d’éventuellement procéder à des ajustements. Sorte de Work in progress, en somme, qui se promènera à travers le pays, en 2002-2003, « Danger Travail » s’ouvre (pour cette version !) sur le fameux « Pizza Americana », dû à P.Carles — les fans de « Strip Tease » n’auront pas oublié —, qui montrait l’abjection du discours d’entreprise. Manière de dire qu’il est des boulots tellement atroces, dans ce qu’ils impliquent d’humiliations et de renoncements (les locks coupés d’un des livreurs, pour que ça fasse plus propre et ne dépasse pas de la ridicule casquette Domino’s…), qu’on ne saurait en faire des idéaux de vie. Ensuite, il y a, par exemple, la quinquagénaire nature, qui découvre qu’être au chômage permet de lire, de se promener, d’échapper au trop fameux rythme insensé du monde du travail. Un autre, ancien patron d’une PME, fracassé, abruti par tout ce qu’il sacrifiait pour sa petite entreprise, avoue, sans démagogie ni amertume, que, finalement, ne gagner que 4000 balles, sans n’avoir plus aucune contrainte, ce n’est au moins pas pire que trimer comme un chien en ne pensant qu’à consommer pour oublier… Plus, au milieu du montage, intercalés comme des pages de pub, des spots oubliés, vantant la culture d’entreprise, des extraits de documents horribles sur les méthodes d’endoctrinement des sociétés de télémarketing… Ou encore la glaçante séquence de « Avec Le Sang Des Autres », de Bruno Muel, qui donne à entendre un ouvrier, qu’on imagine fort comme un Turc, tendre avec les siens, militant honni des sous-chefs, s’ouvrant comme une plaie, la voix remplie de larmes qui ne couleront jamais, au sujet du rôle ignoblement important, essentiel, central, du boulot dans sa vie. Puis, comme si de rien n’était, retour sur les fainéants assumés, les « parasites »… Un extrait de conférence de Loïc Waquant, sociologue d’une intelligence concise, insolente, mettant à jour, en Amérique (laboratoire avant-gardiste du système capitaliste occidental), les relations entre le système carcéral et la précarisation des emplois… Un autre RMIste, qui, lui, n’a jamais travaillé, et ne s’est jamais senti infantilisé par l’assistanat (puisqu’il ne s’est jamais senti adulte grâce à un métier)… L’attaque d’un centre Leclerc par des chômeurs plus d’accords pour bouffer de la merde, repartant les caddies pleins de mets délicats, de vins et de spiritueux…

    Lorsque la lumière se rallume, on est presque content, tant on est déboussolé, débarrassé de ses certitudes finalement rassurantes (le boulot humilie l’homme, mais comment vivre sans lui ?), d’entendre un vieux militant coco prendre à parti les réalisateurs, les traiter de « petit-bourgeois »… Il a ressenti la même « humiliation » que vous, la même impression que ces gens foulaient aux pieds les destinées de gens comme vos parents. Les miens n’aimaient pas leur boulot, chiaient tant qu’ils pouvaient sur leur patron. Mais, en définitive, mes parents auraient-ils été capables de vivre sans travailler ? La question semble immorale. L’est-elle tant que ça, si l’on en croit certains économistes, sociologues, pour qui, depuis longtemps déjà, nous pourrions vivre, convenablement, en ne travaillant plus tous que 2 à 3 heures par jour… ? En ne consommant plus que ce dont nous avons réellement besoin (et non plus ce dont nous avons besoin pour nous consoler, oublier que nous travaillons)… Dans la salle du cinéma 102, rue d’Alembert, à Grenoble, même les punks (inactifs certifiés, pourtant !), les alternatifs à pulls camionneurs et clopes roulées, les babas, les étudiants conscients, ne savaient trop quoi penser. Goxe et Coello avaient beau s’expliquer, rappeler que ces portraits n’avaient pour but que de déculpabiliser et pas de célébrer, le malaise était là, épais comme la fumée de gitane du vieux coco, qui préféra s’en aller dans la nuit, effrayé, efficace rouage malgré lui d’un système qu’il abhorre. Un jeune homme, très propre sur lui, de gauche comme il se doit, trouve que, quand même, globalement, chaque année, en termes de justice sociale et d’équilibre dans la répartition des richesses, notre société « progresse »… Il aurait voulu que dans le film, par équité, on parle aussi de ceux qui aiment leur métier… Difficile d’échapper au sacro-saint dogme de la réalisation, de l’épanouissement par le travail. Lui non plus, il ne partira pas convaincu. Même lorsque Goxe et Coello lui expliqueront que le film n’est là que pour susciter le débat, et poser, en filigrane, la question, centrale, névralgique, de la consommation (la femme du Capital)… Il ne part pas convaincu, mais chamboulé, tiraillé, plus très sûr d’avoir raison de bosser… Il ne s’agit encore que d’une estafilade, un petit coup de canif à la gueule du Travail. Le sang qui en coule fait encore très peur. Mais les certitudes, morales, politiques, sociales, psychologiques ont pris ce soir un coup de vieux. Demain, ceux qui bossent iront au turbin en tâchant d’oublier ce qu’ils ont vu et entendu. Les trois cinéastes ont réussi le leur de boulot. Ils ont semé le doute. Comme un poseur de bombes dans la dialectique de M°Vergès : ils ont posé une question.