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« En 1980, j’ai été embauchée comme ouvrière — mon poste exact était : "ébavureuse sur binoculaires", c’est poétique, non ? — dans une boîte d’aéronautique, Lucas-Air-Equipement. J’y suis restée treize ans, puis on m’a virée. J’étais déjà marginalisée au départ, j’ai donc été la première visée quand il s’est agi de dégraisser. Me faire jeter comme ça, après treize années de service, ça m’a fait un choc. Je m’y étais habituée, à cette taule. On me payait plutôt bien, sept mille balles net par mois. On ne m’a jamais accordé d’augmentation, c’est vrai, mais c’est parce que je faisais ma vie : je prenais mes congés-maladie, arrivais souvent en retard et n’essayais pas de me faire bien voir de mes chefs. Une fois virée, en 1993, j’ai envoyé deux cents lettres de candidature à des employeurs. Je n’avais pas de diplôme, rien. Tout ce que je savais faire, c’était du câblage et de la soudure. Sur mes deux cent lettres, j’ai reçu en tout et pour tout cinq réponses. Rien que pour des boulots au SMIC. A un entretien, on m’a dit que j’aurais peut-être des perspectives d’évolution au bout de cinq ans, si j’étais gentille... Ça m’a déprimée. Je me suis souvenue des petits boulots de manutention que je faisais quand j’étais jeune. Une fois, j’avais fait grève pour obtenir le 13ème mois, résultat : virée ! Tout ça me paraissait complètement dingue. Au bout d’un moment, alors que je continuais à chercher du boulot, je me suis rendue compte que la vie devenait plus intéressante lorsqu’on ne la passait pas à travailler. Quand tu bosses, tu n’as plus le temps de regarder ce qui se passe autour de toi, tu deviens une proie facile pour la pensée unique. Tandis que moi, une fois au chômage, je me suis mise à faire les manifs, à aller au ciné, à faire du sport, à lire le Monde Diplo et même à vendre Charlie Hebdo dans la rue — c’était avant que ce journal devienne de la daube. Le fait de vendre Charlie m’a permis de rencontrer plein de gens et de découvrir plein de choses. Petit à petit, j’ai pris conscience que je ne serais plus jamais un petit toutou auquel on file le SMIC pour qu’il la ferme. Aux Assedic, j’ai d’abord touché 5 000 balles, puis c’est descendu progressivement à 2 500. C’est encore ce que je touche aujourd’hui. Évidemment, c’est pas le Pérou, mais je vis avec pas grand chose. J’ai pas besoin d’avoir des choses à moi. Une télé, une bagnole, une maison, des belles fringues, tout ça, je m’en fous. Vivre sans la télé, c’est la liberté. T’es pas bombardée de pubs et d’émissions qui t’exhortent à consommer et à travailler. Par contre, je bouquine beaucoup et je vais au cinéma. Quand tu apprends à gérer ta vie, c’est génial. Tu vas aux séances du matin, celles à 29 F, tu vas à la piscine aux heures creuses, tu flânes... Les copains qui bossent, ils ne parlent que de leur boulot, alors que moi, je parle de cinoche, de mes lectures, de mes manifs, des articles du Diplo... C’est quand même plus marrant ! Bien sûr, quand on me demande ce que je fais et que je réponds "rien", ça choque toujours. Mais pour moi c’est terminé, les boulots précaires et sous-payés. Je ne m’abaisserai plus pour cinq mille balles. Y en a marre, des boîtes qui se remplissent les fouilles et qui te jettent comme un kleenex ! Les Assedic peuvent toujours essayer de me remettre au turbin, je suis tranquille : dès que je dis mon âge à un employeur, il tique et me fout la paix. Question droit à la paresse, avoir 50 piges est un sacré atout ! Je trouve qu’il faudrait demander aux chômeurs ce qu’ils pensent vraiment avant de vouloir les forcer à se remettre au boulot, comme le prévoit le PARE. C’est clair : des chômeurs émancipés, le gouvernement n’en veut pas. Alors on essaie de nous culpabiliser, on nous traite d’assistés. Désolée, mais je paie ma TVA chaque fois que je fais mes courses, je suis une contribuable comme les autres. Je veux bien être une assistée, avec mon ASS [allocation spéciale de solidarité] à 2500 balles. Mais ils sont quoi, les patrons qui touchent des subventions sur les bas salaires ? Ils te paient une misère, te flexibilisent avec les 35 heures et en plus, l’État leur file des millions ! Les vrais assistés, ce ne sont pas les chômeurs, mais les employeurs. Parfois, j’ai un peu honte d’être une chômeuse heureuse. Je sais que la plupart souffrent de leur chômage, parce qu’ils se sentent seuls et coupables. Des fois je me dis : "Le travail, c’est comme la guerre : et si personne n’y allait" ? » | ||||
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