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Décès de Pierre Bourdieu :(

    

 

 

 

  

 

 Une inlassable exigence.

 
 

Françoise Héritier
Professeur honoraire au Collège de France.
LE MONDE, 25.01.02.

 
 

   

da première vraie rencontre avec Pierre Bourdieu date du temps où je faisais les "visites" nécessaires à l'ensemble des professeurs du Collège de France, avant mon élection en 1981. Lui-même était dans l'entre-deux, car sa propre élection n'était pas encore ratifiée. Nous eûmes un long entretien sur les stratégies de l'alliance matrimoniale dans les systèmes que les anthropologues classent sous les intitulés de complexes et de semi-complexes. Il était déjà un sociologue éminent, mais il n'avait pas oublié ses débuts comme ethnologue et, même s'il s'était éloigné dans sa pratique des questions théoriques touchant à la parenté, il en percevait admirablement le sens, la portée et la nécessité. Pour moi comme pour beaucoup d'autres anthropologues du champ social, sa contribution à cette discipline est fondamentale. Je pense notamment à "La maison kabyle" (publié avec d'autres essais dans Esquisse d'une théorie de la pratique, Droz, 1972), qui analyse le symbolisme de l'espace domestique en rapport avec la différenciation sexuelle, mais aussi à ses toutes premières recherches sur le célibat des jeunes hommes en Béarn, publiées dans Etudes rurales, qui attirèrent sur lui l'attention. Il semble d'ailleurs que, l'âge de la retraite étant venu depuis peu, il avait l'intention de reprendre ses dossiers béarnais et de repartir à l'écoute du terrain. Que n'en aurait-il pas tiré !

 Nous avons présenté ensemble, au Collège de France, au moins deux propositions de chaires qui n'ont pas été acceptées. Il était blessé de ces échecs plus encore que s'ils l'avaient directement concerné, car ses convictions étaient profondes sur l'intérêt des thèmes et la valeur des travaux, et il s'en voulait de n'avoir pas su convaincre. La résistance du monde réel devant ce qu'il sentait être une vérité irréfragable lui était toujours incompréhensible. Je l'ai vu ainsi bien des fois, alors que nous retournions ensemble du Collège à son annexe rue du Cardinal-Lemoine, où nous avions nos laboratoires respectifs, s'étonner avec douleur de ces échecs ou du peu de succès rencontré parfois par des candidats à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (où nous étions tous deux directeurs d'études) auxquels il avait apporté ouvertement son soutien. Ce n'est pas qu'il fût amer : il n'était pas un diplomate et ne comprenait pas qu'il y eût des résistances devant des faits intellectuels qui étaient à ses yeux indubitables.

 Mais il menait aussi avec fougue et sans se lasser des opérations de type politique. Ainsi, quand le Collège fut chargé par le président de la République d'établir un rapport sur l'enseignement de l'avenir, je l'ai vu défendre bien des points alors controversés et maintenant plus facilement admis, comme la prise en considération lors des recrutements et changements de grade, à côté des diplômes, de l'expérience acquise par des personnels de tous ordres. Il sut convaincre notre groupe. Et nous ne pourrons oublier la part qu'il prit à la contestation de l'ordre établi et de la mondialisation, tant dans ses travaux proprement sociologiques que par ses prises de position publiques ou la création d'organes de réflexion totalement indépendants, tel Liber.

 C'est cette inlassable exigence d'un être libre dans le monde, partant sans relâche à l'assaut pour défendre et répandre les idées auxquelles il croyait, dont je garderai personnellement le souvenir avec émotion et émerveillement.
  

 
     
   

   
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