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première vraie rencontre avec Pierre Bourdieu date du temps où
je faisais les "visites" nécessaires à l'ensemble des
professeurs du Collège de France, avant mon élection en
1981. Lui-même était dans l'entre-deux, car sa propre
élection n'était pas encore ratifiée. Nous eûmes
un long entretien sur les stratégies de l'alliance matrimoniale
dans les systèmes que les anthropologues classent sous les intitulés
de complexes et de semi-complexes. Il était déjà un
sociologue éminent, mais il n'avait pas oublié ses débuts
comme ethnologue et, même s'il s'était éloigné
dans sa pratique des questions théoriques touchant à la
parenté, il en percevait admirablement le sens, la portée
et la nécessité. Pour moi comme pour beaucoup d'autres
anthropologues du champ social, sa contribution à cette discipline
est fondamentale. Je pense notamment à "La maison kabyle" (publié
avec d'autres essais dans Esquisse d'une théorie de
la pratique, Droz, 1972), qui analyse le symbolisme de l'espace
domestique en rapport avec la différenciation sexuelle, mais
aussi à ses toutes premières recherches sur le célibat
des jeunes hommes en Béarn, publiées dans Etudes rurales,
qui attirèrent sur lui l'attention. Il semble d'ailleurs
que, l'âge de la retraite étant venu depuis peu, il
avait l'intention de reprendre ses dossiers béarnais et de
repartir à l'écoute du terrain. Que n'en aurait-il
pas tiré !
Nous
avons présenté ensemble, au Collège de France, au moins
deux propositions de chaires qui n'ont pas été acceptées.
Il était blessé de ces échecs plus encore que s'ils
l'avaient directement concerné, car ses convictions étaient
profondes sur l'intérêt des thèmes et la valeur
des travaux, et il s'en voulait de n'avoir pas su convaincre.
La résistance du monde réel devant ce qu'il sentait
être une vérité irréfragable lui était toujours
incompréhensible. Je l'ai vu ainsi bien des fois, alors que
nous retournions ensemble du Collège à son annexe rue du
Cardinal-Lemoine, où nous avions nos laboratoires respectifs,
s'étonner avec douleur de ces échecs ou du peu de succès
rencontré parfois par des candidats à l'Ecole des hautes
études en sciences sociales (où nous étions tous deux
directeurs d'études) auxquels il avait apporté ouvertement
son soutien. Ce n'est pas qu'il fût amer : il n'était
pas un diplomate et ne comprenait pas qu'il y eût des résistances
devant des faits intellectuels qui étaient à ses yeux indubitables.
Mais
il menait aussi avec fougue et sans se lasser des opérations
de type politique. Ainsi, quand le Collège fut chargé par
le président de la République d'établir un rapport
sur l'enseignement de l'avenir, je l'ai vu défendre
bien des points alors controversés et maintenant plus facilement
admis, comme la prise en considération lors des recrutements
et changements de grade, à côté des diplômes,
de l'expérience acquise par des personnels de tous ordres.
Il sut convaincre notre groupe. Et nous ne pourrons oublier la part
qu'il prit à la contestation de l'ordre établi et
de la mondialisation, tant dans ses travaux proprement sociologiques
que par ses prises de position publiques ou la création d'organes
de réflexion totalement indépendants, tel Liber.
C'est
cette inlassable exigence d'un être libre dans le monde,
partant sans relâche à l'assaut pour défendre et
répandre les idées auxquelles il croyait, dont je garderai
personnellement le souvenir avec émotion et émerveillement.
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