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Société |
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anthropologie |
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"Ce
qui se joue aujourd'hui est une rivalité |
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René Girard , né le 25 décembre 1923 à Avignon, vit depuis 1947 aux Etats-Unis, où il a enseigné à l'université Stanford (Californie). Les attentats du 11 septembre l'ont laissé, d'abord, "engourdi".Dans cet entretien au Monde, l'anthropologue essaie pour la première fois d'analyser un événement où il reconnaît ses propres thèses sur la rivalité mimétique et le sacrifice du bouc émissaire comme instrument de résolution des cycles de violence. Depuis trente ans, ses ouvrages ont été traduits dans le monde entier : La Violence et le Sacré (Grasset, 1972) ; Des choses cachées depuis la fondation du monde (Grasset, 1978) ; Je vois Satan tomber comme l'éclair (Grasset, 1999). Sa conviction chrétienne s'affermit au fil d'une œuvre dense qui peut se révéler une clé de lecture de la menace terroriste actuelle. Pour lui, la violence n'est pas d'abord politique ou biologique, mais mimétique. Dans un ouvrage qui vient de sortir en France chez Desclée de Brouwer – Celui par qui le scandale arrive (194 p., 19 euros , 124,63 F) –, René Girard revient sur sa conviction que la croix – la mort du Christ – annonce la victoire sur les mythes et régressions les plus archaïques. e terrorisme est suscité par un désir exacerbé de convergence et de ressemblance avec l'Occident. L'islam fournit le ciment qu'on trouvait autrefois dans le marxisme. Son rapport mystique avec la mort nous le rend plus mystérieux encore. "Votre théorie de la "rivalité mimétique" peut-elle s'appliquer à l'actuelle situation de crise internationale ? – L'erreur est toujours de raisonner dans les catégories de la "différence", alors que la racine de tous les conflits, c'est plutôt la "concurrence", la rivalité mimétique entre des êtres, des pays, des cultures. La concurrence, c'est-à-dire le désir d'imiter l'autre pour obtenir la même chose que lui, au besoin par la violence. Sans doute le terrorisme est-il lié à un monde "différent" du nôtre, mais ce qui suscite le terrorisme n'est pas dans cette "différence" qui l'éloigne le plus de nous et nous le rend inconcevable. Il est au contraire dans un désir exacerbé de convergence et de ressemblance. Les rapports humains sont essentiellement des rapports d'imitation, de concurrence. "Ce qui se vit aujourd'hui est une forme de rivalité mimétique à l'échelle planétaire. Lorsque j'ai lu les premiers documents de Ben Laden, constaté ses allusions aux bombes américaines tombées sur le Japon, je me suis senti d'emblée à un niveau qui est au-delà de l'islam, celui de la planète entière. Sous l'étiquette de l'islam, on trouve une volonté de rallier et de mobiliser tout un tiers-monde de frustrés et de victimes dans leurs rapports de rivalité mimétique avec l'Occident. Mais les tours détruites occupaient autant d'étrangers que d'Américains. Et par leur efficacité, par la sophistication des moyens employés, par la connaissance qu'ils avaient des Etats-Unis, par leurs conditions d'entraînement, les auteurs des attentats n'étaient-ils pas un peu américains ? On est en plein mimétisme. – "Loin de se détourner de l'Occident, écrivez-vous dans votre dernier livre, ils ne peuvent pas s'empêcher de l'imiter, d'adopter ses valeurs sans se l'avouer et sont tout aussi dévorés que nous le sommes de la réussite individuelle et collective." Faut-il comprendre que les "ennemis" de l'Occident font des Etats-Unis le modèle mimétique de leurs aspirations, au besoin en le tuant ? – Ce sentiment n'est pas vrai des masses, mais des dirigeants. Sur le plan de la fortune personnelle, on sait qu'un homme comme Ben Laden n'a rien à envier à personne. Et combien de chefs de parti ou de faction sont dans cette situation intermédiaire, identique à la sienne. Regardez un Mirabeau au début de la Révolution française : il a un pied dans un camp et un pied dans l'autre, et il n'en vit que de manière plus aiguë son ressentiment. Aux Etats-Unis, des immigrés s'intègrent avec facilité, alors que d'autres, même si leur réussite est éclatante, vivent aussi dans un déchirement et un ressentiment permanents. Parce qu'ils sont ramenés à leur enfance, à des frustrations et des humiliations héritées du passé. Cette dimension est essentielle, en particulier chez des musulmans qui ont des traditions de fierté et un style de rapports individuels encore proche de la féodalité. – Mais les Américains auraient dû être les moins étonnés de ce qui s'est passé, puisqu'ils vivent en permanence ces rapports de concurrence. – L'Amérique incarne en effet ces rapports mimétiques de concurrence. L'idéologie de la libre entreprise en fait la solution absolue. Efficace, mais explosive. Ces rapports de concurrence sont excellents si on en sort vainqueurs, mais si les vainqueurs sont toujours les mêmes, alors, un jour ou l'autre, les vaincus renversent la table du jeu. Cette concurrence mimétique, quand elle est malheureuse, ressort toujours, à un moment donné, sous une forme violente. A cet égard, c'est l'islam qui fournit aujourd'hui le ciment qu'on trouvait autrefois dans le marxisme. "Nous vous enterrerons", disait Khrouchtchev aux Américains. Cela avait un côté bon enfant... Ben Laden, c'est plus inquiétant que le marxisme, où nous reconnaissions une conception du bonheur matériel, de la prospérité et un idéal de réussite pas si éloigné de ce qui se vit en Occident. – Que pensez-vous de la fascination pour le sacrifice chez les kamikazes de l'islam ? Si le christianisme, c'est le sacrifice de la victime innocente, iriez-vous jusqu'à dire que l'islamisme est la permission du sacrifice et l'islam une religion sacrificielle, dans laquelle on retrouve aussi cette notion de "modèle" qui est au cœur de votre théorie mimétique ? – L'islam entretient un rapport avec la mort qui me convainc davantage que cette religion n'a rien à voir avec les mythes archaïques. Un rapport avec la mort qui, d'un certain point de vue, est plus positif que celui que nous observons dans le christianisme. Je pense à l'agonie du Christ : "Mon Père, pourquoi m'as-tu abandonné ! (...) Que cette coupe s'éloigne de moi." Le rapport mystique de l'islam avec la mort nous le rend plus mystérieux encore. Au début, les Américains prenaient ces islamistes kamikazes pour des "cowards" (poltrons), mais, très vite, ils ont changé d'appréciation. Le mystère de leur suicide épaississait le mystère de leur action terroriste. " Oui, l'islam est une religion du sacrifice dans laquelle on retrouve aussi la théorie du mimétisme et du modèle. Les candidats au suicide ne manquaient déjà pas lorsque le terrorisme semblait échouer. Alors imaginez ce qui se passe aujourd'hui quand il a, si j'ose dire, réussi. Il est évident que dans le monde musulman, ces terroristes kamikazes incarnent des modèles de sainteté. – Les martyrs de la foi au Christ sont aussi, disaient les Pères de l'Eglise, de la "semence" de chrétiens... – Oui, mais dans le christianisme, le martyr ne meurt pas pour se faire copier. Le chrétien peut s'apitoyer sur lui, mais il n'envie pas sa mort. Il la redoute, même. Le martyr sera pour lui un modèle d'accompagnement, mais pas un modèle pour se jeter dans le feu avec lui. Dans l'islam, c'est différent. On meurt martyr pour se faire copier et manifester ainsi un projet de transformation politique du monde. Appliqué au début du XXIe siècle, un tel modèle me laisse pantois. Est-il propre à l'islam ? On fait souvent référence à la secte des hachachins au Moyen Age qui se tuaient après avoir donné la mort aux infidèles, mais je ne suis pas capable de comprendre ce geste, encore moins de l'analyser. Il faut seulement le constater. – Iriez-vous jusqu'à dire que la figure dominante de l'islam est celle du combattant guerrier et que dans le christianisme c'est celle de la victime innocente, et que cette différence irréductible condamne toute tentative de compréhension entre ces deux monothéismes ? – Ce qui me frappe dans l'histoire de l'islam, c'est la rapidité de sa diffusion. Il s'agit de la conquête militaire la plus extraordinaire de tous les temps. Les barbares s'étaient fondus dans les sociétés qu'ils avaient conquises, mais l'islam est resté tel qu'il était et a converti les populations des deux tiers de la Méditerranée. Ce n'est donc pas un mythe archaïque comme on aurait tendance à le croire. J'irais même jusqu'à dire que c'est une reprise – rationaliste à certains points de vue – de ce qui fait le christianisme, une sorte de protestantisme avant l'heure. Dans la foi musulmane, il y a un aspect simple, brut, pratique qui a facilité sa diffusion et transformé la vie d'un grand nombre de peuples à l'état tribal en les ouvrant au monothéisme juif modifié par le christianisme. Mais il lui manque l'essentiel du christianisme : la croix. Comme le christianisme, l'islam réhabilite la victime innocente, mais il le fait de manière guerrière. La croix, c'est le contraire, c'est la fin des mythes violents et archaïques. – Mais les monothéismes ne sont-ils pas porteurs d'une violence structurelle, parce qu'ils ont fait naître une notion de Vérité unique, exclusive de toute articulation concurrente ? – On peut toujours interpréter les monothéismes comme des archaïsmes sacrificiels, mais les textes ne prouvent pas qu'ils le sont. On dit que les Psaumes de la Bible sont violents, mais qui s'exprime dans les psaumes, sinon les victimes des violences des mythes : "Les taureaux de Balaam m'encerclent et vont me lyncher" ? Les Psaumes sont comme une fourrure magnifique de l'extérieur, mais qui, une fois retournée, laisse découvrir une peau sanglante. Ils sont typiques de la violence qui pèse sur l'homme et du recours que celui-ci trouve dans son Dieu. " Nos modes intellectuelles ne veulent voir de la violence que dans les textes, mais d'où vient réellement la menace ? Aujourd'hui, nous vivons dans un monde dangereux où tous les mouvements de foule sont violents. Cette foule était déjà violente dans les Psaumes. Elle l'est dans le récit de Job. Elle demande à Job de se reconnaître coupable : c'est un vrai procès de Moscou qu'on lui fait. Procès prophétique. N'est-ce pas celui du Christ adulé par les foules, puis rejeté au moment de la Passion ? Ces récits annoncent la croix, la mort de la victime innocente, la victoire sur tous les mythes sacrificiels de l'Antiquité. " Est-ce si différent dans l'islam ? Ils contiennent aussi de formidables intuitions prophétiques sur le rapport entre la foule, les mythes, les victimes et le sacrifice. Dans la tradition musulmane, le bélier sacrifié à Abel est le même que celui qui a été envoyé par Dieu à Abraham pour qu'il épargne son fils. Parce qu'Abel sacrifie des béliers, il ne tue pas son frère. Parce que Caïn ne sacrifie pas d'animaux, il tue son frère. Autrement dit, l'animal sacrificiel évite le meurtre du frère et du fils. C'est-à-dire qu'il fournit un exutoire à la violence. Ainsi y a-t-il, chez Mahomet, des intuitions qui sont au niveau de certains des plus grands prophètes juifs, mais en même temps un souci d'antagonisme et de séparation du judaïsme et du christianisme qui peut rendre notre interprétation négative. – Vous insistez dans votre dernier livre sur l'autocritique occidentale, toujours présente à côté de l'ethnocentrisme. "Nous autres Occidentaux, écrivez-vous, sommes toujours simultanément nous-mêmes et notre propre ennemi." Cette autocritique subsiste-t-elle après la destruction des tours ? – Elle subsiste et elle est légitime pour repenser l'avenir, pour corriger par exemple cette idée d'un Locke ou d'un Adam Smith selon laquelle la libre concurrence serait toujours bonne et généreuse. C'est une idée absurde, et nous le savons depuis longtemps. Il est étonnant qu'après un échec aussi flagrant que celui du marxisme l'idéologie de la libre entreprise ne se montre pas davantage capable de mieux se défendre. Affirmer que "l'histoire est finie" parce que cette idéologie l'a emporté sur le collectivisme, c'est évidemment mensonger. Dans les pays occidentaux, l'écart des salaires s'accroît d'une manière considérable et on va vers des réactions explosives. Et je ne parle pas du tiers-monde. Ce qu'on attend de l'après-attentats, c'est bien sûr une idéologie renouvelée, plus raisonnable, du libéralisme et du progrès."
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