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Le monde à l'envers de l'économie néo-libérale.

 
 

Jamie Morgan.
Open University, Royaume Uni.
Repris, avec l'autorisation de l'auteur, du Grain de sable, n°361, 10/09/2002, Attac-France. Traduction : Paul Gignac.

 

 

   

on a souvent remarqué que les économistes néo-libéraux s'expriment dans un langage très particulier. Un peu comme celui des francs-maçons, ce langage est composé d'une partie principale confidentielle, incompréhensible pour la majorité, et d'un vocabulaire public qui, étant donné qu'il tient son pouvoir de l'incompréhensibilité du noyau confidentiel, peut difficilement être critiqué de manière efficace puisque le prêt-à-répondre de l'économiste néo-libéral est que la critique est déplacée : tout simplement, l'on ne comprend pas ou l'on ne peut pas comprendre. Les variantes technocratiques de cette réponse sont depuis longtemps l'arme principale de l'arsenal des organisations qui justifient ou simplement rejettent les dangers du flot rapide de capital mondial à la recherche de ce dixième de pour cent supplémentaire. C'est aussi la réponse préférée de la Banque mondiale et du FMI, en dépit de la défection de Joseph Stiglitz et de toutes les preuves contre l'efficacité de leurs prêts sous conditions et contre leurs politiques de gouvernance économique. Mais qu'est-ce que cela veut dire quand ils déclarent "Nous savons ce que nous faisons, faites-nous confiance" ?

Le langage confidentiel de l'économie néo-libérale est l’un de ceux de la méthode mathématique. Comme John Galbraith l'avait noté, l'économie professionnelle est organisée hiérarchiquement : économie hétérodoxe à la base, économie néo-libérale au sommet et les formes les plus mathématiques de l'économie néo-libérale à la pointe. Une enquête effectuée par la Commission américaine sur l'enseignement supérieur au-delà du premier cycle établit très clairement qu'une aisance à s'exprimer dans ce langage confidentiel est un passeport vers le prestige et l'avancement. Cette tendance à la mathématisation croissante de l'économie signifie que si un certain aspect du comportement n’est pas exprimé par une valeur numérique, celui-ci n'est pas pertinent. Tout comportement économique pertinent est quantifiable et peut être exprimé en termes de quelques principes fondamentaux qui, à leur tour, permettent des calculs hautement complexes et des analyses rétroactives. Par conséquent, la pertinence c'est ce qui est approprié à la méthode plutôt que ce qui est intéressant dans certains aspects du monde. Cette vue ne constituerait pas en soi un problème insurmontable s'il n'y avait aussi des présupposés de base concernant le comportement économique auquel elle est appliquée.

Le néo-libéralisme suppose que les Hommes sont solidement programmés de manière à poursuivre leurs propres intérêts et que nos égoïsmes sont finalement et collectivement positifs. On ne peut s'empêcher de songer à la vision très différente que l'économie néo-libérale aurait élaborée pour nous, avec ses formules intimidantes et ses graphiques, si elle avait commencé par la supposition que les Hommes sont solidement programmés de manière à coopérer et à partager. Malheureusement, elle suit le même chemin que beaucoup des premiers personnages des Lumières avec une vision plutôt négative de la nature humaine et une vision optimiste de l'esprit de compétition de cette nature humaine négative. Le néo-libéralisme devance Gordon Gecko : il est bon d'être avide. Quand, tous ensemble, les Hommes du marché sont cupides, un ordre spontané et idéal émerge. En ce sens, tous les marchés sont les mêmes. Cochons, bombes et devises sont interchangeables. Ce langage confidentiel des quantités mesurables et mobiles considère l'économie comme les plateaux d'une balance qui, par l'ordre naturel des choses, tendent vers l'équilibre. On peut satisfaire autant d'avidité que possible dans les limites des contraintes de la rareté des ressources. Cela s'appelle sans rire : le bien-être social optimal. Dans la nature compétitive du marché un Homme peut triompher en accumulant beaucoup plus que les autres en s'autorisant de ses qualités supérieures de cupidité. Cela s'appelle toujours sans rire : le bien-être social optimal. Tout le monde a une chance de participer car ce qui compte ce n'est pas la distribution mais la complète satisfaction de l'avidité. L'avidité compétitive est une donnée. Puisqu'elle est innée, elle existe de tout temps et en tout lieu. Il en résulte que l'économie néo-libérale marginalise l'histoire, la géographie et les règles institutionnelles ou que, plutôt, elle les met à l'envers.

Les lieux, les époques et les organisations sont là où les Hommes ont des idées. Ils sont là où nous pouvons réfléchir de façon critique sur la société, la nature et sur nos relations avec elles. Malheureusement, les idées dérangent le fonctionnement des modèles économiques néo-libéraux. Les idées signifient que, bien que dans le passé l'action A devait être suivie par l'action B, demain cela peut être différent. Ceci rend les mathématiques difficiles même si ces actions sont quantifiablement égoïstes au sens néo-libéral traditionnel. Si des modèles émergent seulement après les faits, l'économie néo-libérale devient la "science funeste" que nous connaissons tous. Et qu'en est-il des idées qui ne sont pas facilement quantifiables, qu'en est-il des valeurs qui émergent de l'horreur que les statistiques peuvent nous montrer : pauvreté, famine et inégalité (qui sont parfaitement compatibles avec le bien-être social optimal des modèles néo-libéraux) ? Qu'en est-il des idées mondiales d'égalité, de justice, de droits de la personne, de droits de l'animal et de la conscience de l'environnement ? Ces idées "faussent" l'ordre naturel et son équilibre que le pur égoïsme sans entraves assurerait. Dans la logique de l'économie néo-libérale, nous sommes le pire ennemi de nous-mêmes parce que ce sont nos bonnes idées qui rendent la réalité tellement moins satisfaisante que la théorie.

La solution néo-libérale à cette situation est simple. Au lieu de chercher à ce que la théorie explique la réalité, on doit faire en sorte que la réalité se conforme à la théorie. C'est ainsi que l'économie néo-libérale met le monde à l'envers. Il s'agit de vaincre l'histoire, d'homogénéiser les lieux et de mettre à plat les institutions. Quand Heikki Patomaki explique que le rapport de l'OCDE avec son modèle néo-libéral n'est pas adapté à traiter des crises et de l'instabilité des marchés des changes (FOREX) (FOREX est l’abréviation en Anglais de « Association internationale des négociants de titres étrangers »), c'est ce qu'il veut dire. Ce n'est pas que les économistes néo-libéraux ne voient pas le problème mais que, plutôt, ils le voient à l'envers. Ils le voient dans les termes d'une théorie qui est comme celle du maître d'école qui pense que son établissement fonctionnerait de façon beaucoup plus efficace s'il n'y avait pas d'écoliers. La solution néo-libérale est que nous devrions avoir beaucoup moins de bonnes idées. C'est ici que le langage confidentiel de l'économie néo-libérale devient un vocabulaire public. Des idées comme la taxe Tobin sont des anathèmes parce que l'inaction, la non-intervention et le retrait sont des mots d'ordre. Selon le vocabulaire public de l'économiste néo-libéral, le rôle de l'État est précisément de servir "malgré nous" l'objectif élevé de l'harmonie (d'avidité compétitive). L'individualisme est son credo collectif.

L'individualisme néo-libéral signifie que nous sommes libres d'être différents tant que nous nous comportons tous de la même manière et selon le modèle de l'harmonie universelle. Se comporter de la même manière veut dire désirer les mêmes sortes de chose. Cela signifie la routine de travailler pour posséder et de posséder pour consommer, afin de travailler un peu plus pour posséder davantage. Si nous nous préoccupons des conséquences de ce manège, si nous nous demandons si c'est là tout ce qu'il y a, si nous choisissons d'agir collectivement, nous confondons, selon l'économiste néo-libéral, l'économique et le non-économique. Nous apportons des valeurs politiques et sociales là où règnent des décisions économiques techniques. En même temps, nous travaillons contre notre propre intérêt en faussant les processus qui garantiraient l'harmonie. Nous ne comprenons pas l'économie qui est la tâche de l'économiste et que nous devrions lui laisser.

En conséquence, pour l'économiste néo-libéral nous sommes aussi individuels que notre prochain achat. Cet individualisme est la différence entre une vache et une autre vache pour un zèbre. Cet individualisme, avec son refoulement des idées, est bovin dans toutes ses caractéristiques. Accepter, se conformer, suivre. C'est le comportement du troupeau dans tous les sens du terme parce qu'on refuse à cet individualisme le droit de mettre en question le système qui l'a produit. Quand surgissent de telles questions, elles demeurent à l'extérieur des barrières de Seattle et de Barcelone. Elles constituent une menace pour l'ordre technocratique parce qu'elles portent en elles la possibilité que les choses puissent être autrement et que l'harmonie puisse ne pas être vraiment harmonieuse. Une telle curiosité n'est pas tolérable et les États, au nom de l'individualisme, de l'inaction, de la non-intervention et du retrait, organisent, agissent, interviennent et font front.

La vulgate planétaire

L'économie néo-libérale est le langage du pouvoir. C'est la langue de communication de la Banque mondiale, du FMI, de l'OMC et des nations capitalistes les plus avancées. Mais — au détriment de la différence d'opinion — son vocabulaire public est aussi le langage qui bâillonne la société civile. Les citoyens sont cooptés par le langage même qu'ils utilisent. Cet été, j'ai corrigé près de 400 copies d'examen de niveau A sur l'économie du commerce international. Les réponses "correctes" comprenaient des déclarations du type "les syndicats faussent le jeu du marché" et "l'utilisation par les nations les plus pauvres d'arguments protectionnistes contre l'emploi des enfants dans l'industrie sape l'efficacité de la concurrence mondiale". La première réponse est un code pour "les droits des travailleurs sont nuisibles" la seconde, un code pour "le moindre coût est meilleur, quel que soit celui qui en pâtit". Convaincre dans des forums tels que ceux d'ATTAC et du PAE (Politiques de l’Agriculture et de l’Environnement) n'en est que plus difficile parce que tel ou tel problème se complique dans certains milieux par la manière dont le vocabulaire néo-libéral renverse l'argument. Par exemple, dans les médias à grand tirage des E-U et du Royaume-Uni, les manifestations anti-capitalistes sont décrites comme une bataille dramatique de la jeunesse naïve contre l'expérience et l'expertise réalistes. Sous-jacent est qu'il s'agit là d'un conflit de génération entre ceux qui ont accepté l'inévitable et ceux qui ne l'ont pas fait. L'inévitable, bien sûr, est ce langage du monde à l'envers du néo-libéralisme. Le langage du résultat financier, des forces, des impératifs et des besoins du marché, devant lequel on ne peut que s'incliner. La différence d'opinion ne concerne pas des points de vue économiques divergents mais la pensée juste contre l'obstination fourvoyée. Étant donné que la situation n'est pas perçue comme une confrontation d'idées mais de générations, bien des attitudes de journalistes vont de la condescendance au cynisme. Dans tous les cas elles impliquent que la socialisation et l'abandon résoudront le problème de la manière que la contre-culture des années soixante a préparé les opérateurs de Wall Street des années quatre-vingt. Ce qui est supprimé par ces attitudes c'est le fait que le problème n'est pas la jeunesse mais la réalité de la pauvreté, de la famine, de la dette et de la dégradation humaine et écologique. Il est possible que des militants (jeunes et vieux) deviennent désabusés en raison de l'échelle du problème, qu'ils succombent à l'aliénation ou se perdent à cause de leurs propres urgences de devoir aussi se nourrir et se vêtir. Mais cela ne fait qu'illustrer la puissance et l'inhumanité des systèmes économiques humains que soutient le vocabulaire public du néo-libéralisme. Les problèmes que les critiques abordent demeurent intacts. L'Économie a besoin de sa propre Réforme, d’un Martin Luther capable de traduire le langage des cantiques et des rituels dans la langue commune.

À quoi sert la croissance économique ?

Dans le néo-libéralisme, l'optimisation du bien-être de Pareto s'occupe des valeurs absolues de production. Elle s'intéresse à la distribution dans les limites où celle-ci devient une question d'allocation des ressources pour augmenter la valeur absolue de la production totale. Elle ne s'occupe pas de ce qui est produit et pour qui elle l'est. On pourrait penser que, même dans ces conditions, les instabilités causées par l'autonomie croissante des opérations financières vis-à-vis de la production serait une question fondamentale pour les néo-libéraux. Le fait qu'il n'en est rien tient à ce que le néo-libéralisme conçoit l'économie du monde comme une grande machine ayant besoin d'une mise au point plutôt que d'une conception nouvelle. Mettre au point signifie obtenir que les gens agissent de manières plus prévisibles. Le système même n'est pas instable en soi car, dans un monde à l'envers, trop d'intervention devient le problème et non la guérison. C'est comme déclarer que les armes ne tuent pas les gens, mais que ce sont les gens qui tuent les gens. La question fondamentale que l'économie néo-libérale ne peut pas poser, celle d'où découlent toutes les autres questions, est : à quoi sert la croissance économique ? La réponse qu'elle ne peut entendre est que l'économie devrait rendre compte de ce par quoi nous vivons, mais l'économie n'est pas ce pour quoi nous vivons.       

 
       
  

   
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