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ous
les livres ont leur petite histoire, qui n’intéresse le plus
souvent que ceux qui les ont fait. Mais la petite histoire de ce livre
d’histoire est un peu plus longue déjà. Et certains
de ses éléments nous ont paru mériter la publicité.
L’histoire
de ce livre en France est d’abord celle de son absence. Édité
en 1980 aux États-Unis, il a fait l’objet en 22 ans de 5 rééditions.
Le titre existe en version courte (seulement le xxe siècle) ;
et en version lue par Matt Damon, jeune star du cinéma américain.
Vendu à plus de 950 000 exemplaires aux États-Unis
(et 65 000 en Angleterre), ce livre est traduit depuis 20 ans
en espagnol, en russe et en japonais ; les éditions turques,
arabes, roumaines et grecques sont en cours ; l’Italie et l’Allemagne
boudent semble-t-il plus encore que la France.
Sa
parution, en 1980 donc, a aussitôt fait l’objet d’une recension
de deux pages dans Le Monde diplomatique. Et puis le livre
a attendu 20 ans que les éditions Agone soient assez solides
pour envisager la traduction et l’édition d’une somme de 812
pages – qui a mobilisé une équipe de six personnes.
Une chose est certaine, l’acquisition des droits de ce livre auprès
de l’éditeur américain ne s’est pas faite dans une ambiance
de concurrence.
Pourquoi
une si longue négligence ? Les États-Unis sont-ils
un pays qui compte pour si peu dans l’histoire politique et sociale,
économique et commerciale, intellectuelle et artistique du
monde contemporain ?
Personne
n’a dit aussi bien que Pierre Nora, directeur de la collection « Bibliothèque
des histoires » chez Gallimard, les raisons pour lesquelles l’édition
française répugne à publier de tels ouvrages
– il s’agissait alors de L’Âge des extrêmes, d’Éric
Hobsbawm, mais rien n’a changé depuis : « Tous les éditeurs,
bon gré mal gré, sont bien obligés de tenir compte
de la conjoncture intellectuelle et idéologique dans laquelle
s’inscrit leur production. Or, il y a de sérieuses raisons
de penser qu’un tel livre apparaîtra dans un environnement intellectuel
et historique peu favorable. D’où le manque d’enthousiasme
à parier sur ses chances. La France ayant été
le pays le plus longtemps et le plus profondément stalinisé,
la décompression, du même coup, a accentué l’hostilité
à tout ce qui, de près ou de loin, peut rappeler cet
âge du philosoviétisme ou procommunisme de naguère,
y compris le marxisme le plus ouvert. Cet attachement, même
distancié, à la cause révolutionnaire [conclut
Nora], Éric Hobsbawm le cultive certainement comme un point
d’orgueil, une fidélité de fierté, une réaction
à l’air du temps ; mais en France et en ce moment, il
passe mal. »
Conjoncture
intellectuelle et idéologique des plus défavorable en
effet. Mais disons-le autrement : celle de l’amalgame entre recul
de la critique marxiste du capitalisme et effondrement de l’Union
soviétique. Un amalgame bien utile au nouvel ordre néolibéral
pour invalider toute croyance en la possibilité d’une organisation
sociale qui se fonde sur le bonheur du plus grand nombre décidé
par eux-mêmes plutôt que sur la liberté individuelle
de faire des profits et de s’accomplir dans la seule consommation.
C’est
la raison pour laquelle, justement, dans notre pays où la parole
publique la mieux autorisée et la plus bavarde semble celle
de renégats communistes, maoïstes ou trotskistes, il nous
a paru particulièrement urgent de donner à lire l’attachement
de Howard Zinn à une cause révolutionnaire qu’il « cultive
comme un point d’orgueil, une fidélité de fierté,
une réaction à l’air du temps ». Une attitude d’autant
plus singulière qu’elle débarque d’un pays qui ne nous
a plus trop habitués à de telles exportations.
« Une
autre histoire » aurait pu donc être le titre de ce livre.
Un livre qui rassemble d’ailleurs à peu près tout ce
qui fait la ligne éditoriale d’Agone, notamment dans ce travail
d’éducation populaire qui doit plus à la contre information
qu’à la vulgarisation. Car Zinn ne livre pas seulement une
synthèse de la connaissance historique disponible sur le pays
qui prend le plus de place dans le quotidien de bien des gens qui
s’en priveraient volontiers… On trouve déjà sur le marché
une telle production savante et semi-savante. Mais il s’agit là
des versions officielles d’une histoire des dominants par leurs clercs
– telles que déclinée par un universitaire de presse
comme Nicole Bacharan (attachée au Monde et à
France Inter), avec son Good morning America : ceux qui ont
inventé l'Amérique (paru en 2001) –, qui installent
le lit sur lequel peut croître et se développer la production
d’une vieille ganache réactionnaire comme Jean-Francois Revel
– son L’Obsession anti-américaine : son fonctionnement,
ses causes, ses inconséquences vient de paraître,
aussitôt loué par le quotidien du soir Le Monde.
Plutôt
donc qu’une actualisation de ces histoires du point de vue du pouvoir,
Zinn en propose comme le contre-modèle, l’antidote qui nous
permet de nous soigner de l’histoire écrite par les dominants
pour désespérer les dominés de tout changement.
Au
moment de chercher comment illustrer en quelques phrases cette chose,
« l’histoire écrite par les dominants », n’étant
en rien historien des États-Unis ni de quelqu’autre territoire
ou période que ce soit, je me suis trouvé bien embêté.
Mais on peut toujours faire confiance en la brutalité bestiale
de quelque journaliste pour nous fournir régulièrement
des illustrations comme sur un plateau. Ainsi Jean-Marie Colombani,
directeur du Monde, expliquait-il le 11 septembre dernier à
un interlocuteur africain que la destruction du World Trade Center
était « un événement historique » tandis
que le génocide rwandais n’était qu’une « guerre
civile africaine ». Autrement dit, que le premier concernait
l’histoire du monde et pas le second ; que l’un est une leçon
d’histoire et l’autre un détail de l’histoire. Au moins, c’est
clair. Déclinaison d’un réflexe du sujétion totale
au puissant que le même patron de presse avait ramassé
le lendemain des attentats dans la formule : « Nous sommes
tous américains. » Autrement dit, la douleur des dominants
ne nous concerne pas au même titre que celle de dominés.
On ne porte que le deuil des maîtres et seule la mort des maîtres
est inscrite dans les chroniques. Voilà comment l’histoire
avance en oubliant le plus grand nombre.
On
voit bien toute la difficulté de raconter cette histoire des
oubliés de l’histoire. Et notamment dans l’usage des sources,
celles que, justement, Zinn invoque : sources non officielles,
ignorées ou sous-utilisées, telles que récits
d’esclaves, confessions de prisonniers, correspondance de soldats,
journaux de femmes, biographies et autobiographies, auditions publiques
et autres documents de la tradition orale. (Ce qui n’empêche
pas Zinn d’utiliser également des pièces majeures telles
que les Pentagon Papers, rédaction de l’histoire du
Vietnam par le département de la Défense, document confidentiel
de 7 000 pages qui fut rendu public par deux employés
scandalisés par leur expérience directe de la guerre
et horrifiés par ce que l’Amérique faisait subir au
peuple vietnamien. Ils photocopièrent le document en juin 1971
avant d’en envoyer copie à quelques membres du Congrès
et au New York Times. Ce fut, vous l’imaginez, un tollé
général.)
Zinn
ne tient pour histoire que l’histoire du plus grand nombre. Il prend
acte du fait que seule la mémoire des défaites (souvent)
et des victoires (rares) des dominés nous enseignent correctement
le monde tel qu’il va. Au contraire de la mémoire des États,
qui n’est qu’une mémoire déformée selon les exigences
idéologiques (ou les modes publicitaires), version aplatie
d’un présent toujours renouvelé qui nie l’impact du
passé sur le présent et le futur, Zinn propose de rendre
à l’histoire son potentiel de subversion, forçant le
lecteur à tirer les leçons du passé. Pour croire
qu’un autre monde est possible, ça aide bien de savoir que
d’autres en ont rêvé avant, et que leur échec
n’a rien d’inéluctable mais, au contraire, qu'il fut l’objet
d’une mobilisation de tous les instants par ceux qui avaient des intérêts
rien moins que théoriques à ce que rien ne change :
des questions d’argent, de pouvoir, de confort dans un ordre social
soutenu par les lois, la manipulation de l’opinion et la force physique.
La
synthèse que constitue cette histoire populaire s’appuie sur
les recherches hétérodoxes accomplis depuis les années
1970 sur l’esclavage, sur la période révolutionnaire,
sur la formation du capitalisme d’État, sur l’expansion territoriale
– que l’on connaît sous le nom poétique de « conquête
de l’Ouest » mais qu’il convient de voir comme la première
étape de l’impérialisme américain. Une synthèse
qui exprime clairement le point de vue – habituellement occulté
– de l’opprimé, que l’histoire officielle traite en figurant :
l’Indien, le Noir, le Chicano, le Portoricain, le simple soldat, le
prisonnier politique, le gréviste, le sans-travail et la femme.
Et
puisqu’il ne s’agit que de faire l’histoire du plus grand nombre,
Zinn tisse principalement son récit du portrait des mouvements
populaires et de leur mode d’action : grèves paysannes
et ouvrières, boycottage par des locataires et des consommateurs,
formes multiples de désobéissance civile (notamment
dans l’armée), organisations de base, alternative au bipartisme
démocrate-républicain, luttes syndicales, actions communautaires,
etc.
Voyons
comment Zinn s’y prend pour inverser cette image d’une histoire tissées
de figures héroïques et de hauts faits d’armes, de scènes
édifiantes et de personnalités exemplaires.
Pour
la plupart d’entre-nous, parmi les événements les plus
lyriques de l’histoire américaine en ses débuts de constitution
territoriale figure sans doute le drame héroïque de la
chute de Fort Alamo… À propos de cette période, Zinn
raconte comment, en 1836, après un soulèvement organisé
avec le soutien des États-Unis, le Texas se sépare du
Mexique avant d’être intégré à l’Union ;
comment l’envoi d’un détachement sur la frontière sud
du Texas provoque, au printemps 1846, l’incident militaire qui déclenche
la guerre de conquête tant souhaitée par les élites
américaines, leur permettant d’annexer la moitié du
Mexique et d’acheter le Nouveau-Mexique et la Californie – ce qui
autorisa la conclusion : « Nous ne prenons rien par conquête,
Dieu merci. » Mais pas de Fort Alamo dans cette histoire-là…
Soit
dit en passant, les amateurs de western vont être déçus,
la chose tant représentée à l’écran ne
semble pas même avoir existé… Sur la période et
le territoire concerné, Zinn n’expose qu’une lutte des classes
entre fermiers et propriétaires terriens sous le titre « L’autre
guerre civile ». Non que des shérifs n’aient jamais exercés
« au nom de la loi », pistolets à la ceinture ;
et que des indiens aient scalpés de pauvres colons ; et
que la cavalerie ; etc. Mais tout cela n’est que la partie pittoresque
pour l’accaparement d’un territoire suivant le même ordre depuis
l’indépendance : celui de l’augmentation des richesses
des plus riches.
De
la même manière, pour la période moderne, les
passionnés de guerre des gangs resteront sur leur faim :
le mot même de « mafia » est absent du livre. Non
que toute organisation occulte gérant sur une base raciale
ou ethnique les jeux, la prostitution, les trafics, le raquet, etc.
aient jamais existé, mais, encore une fois, il ne s’agit que
de la surface du processus d’intégration violente des derniers
arrivants dans un pays où le formalisme de la loi a toujours
inscrit l’injustice sociale dans le quotidien du plus grand nombre.
Non
que l’histoire que raconte Zinn ne soit pas haute en couleurs !
Elle se déroule au contraire dans le bruit et la fureur. D’autres
couleurs toutefois. Moins de cartes postales.
Prenons
trois héros martiaux du panthéon américain de
la Seconde Guerre mondiale : MacArthur, Eisenhower et Patton.
Ils font leur première apparition dans l’histoire américaine
au printemps et à l’été 1932, alors que « la
colère des vétérans de la Première Guerre
mondiale, qui se retrouvent au chômage sans pouvoir nourrir
leurs familles, est à l’origine de la marche de la Bonus Army
sur Washington. Les anciens combattants, brandissant les certificats
gouvernementaux qui leur garantissaient des indemnités (ou
bonus), réclament qu’on les leur verse sur-le-champ tant ils
en ont désespérément besoin. Seuls ou accompagnés
de leurs femmes et de leurs enfants ; au volant de vieilles voitures
épuisées ; en passagers clandestins à bord des
trains de marchandises ou en auto-stop, ils arrivent de partout à
Washington. Des mineurs de Virginie-Occidentale ; des tôliers
de Columbus (Géorgie) ; des chômeurs polonais de Chicago.
Une famille – le mari, la femme et leur enfant de trois ans – met
trois mois, passant d’un train de marchandises à l’autre, pour
venir de Californie. Chief Running Wolf, un Mescalero sans travail,
arrive du Nouveau-Mexique en costume traditionnel, avec arc et flèches.
Ils sont plus de vingt mille à camper sur l’autre rive du Potomac,
en face du Capitole, dans les marais de l’Anacostia où, comme
l’écrivit John Dos Passos, « les hommes [couchaient] dans
des abris faits de vieux journaux, de boîtes de carton, d’emballages,
de plaques de fer-blanc ou de toiles goudronnées, bref, toutes
sortes de constructions mal fichues, d’abris contre la pluie fabriqués
à partir de ce qu’ils [trouvaient] dans la décharge
municipale. » Le décret destiné à autoriser le
paiement des fameuses indemnités est voté par la Chambre
puis rejeté par le Sénat. Certains vétérans,
découragés, lèvent le camp. La plupart restent
sur place, les uns occupent des bâtiments officiels, les autres
demeurent dans les marais de l’Anacostia. Finalement, le président
Hoover ordonne à l’armée de les chasser. Quatre escadrons
de cavalerie, quatre compagnies d’infanterie, une batterie de mitrailleuses
et six tanks se regroupent près de la Maison-Blanche. Le général
Douglas MacArthur est chargé de l’opération, secondé
par le major Dwight Eisenhower. Parmi les officiers, un certain George
Patton. Après avoir fait parader ses troupes le long de Pennsylvania
Avenue, MacArthur utilise les gaz lacrymogènes pour expulser
les vétérans des vieux bâtiments qu’ils occupaient
avant d’y mettre le feu. L’armée traverse ensuite le pont pour
rejoindre Anacostia. Des milliers d’anciens combattants s’enfuient
avec femmes et enfants pour échapper aux bombes lacrymogènes.
Les soldats incendient quelques baraques ; tout le campement est bientôt
la proie des flammes… »
De
MacArthur et de Patton, on n’entendra plus parler. Quant à
Eisenhower, son retour est l’occasion d’évoquer le rejet de
la demande de grâce pour les époux Rosenberg ; l’expédition
de milliers de soldats au Liban, qu’il lance, en 1958, pour s’assurer
que le gouvernement pro-américain en place ne serait pas renversé
par une révolution et pour conserver une présence armée
dans cette région riche en pétrole. Puis, au printemps
1960, l’autorisation secrète qu’il donne à la CIA d’armer
et d’entraîner des exilés cubains anticastristes au Guatemala
en vue d’une future invasion de l’île – un programme que mena
à bien (si l’on peut dire) par Kennedy…
Dans
ce livre, qui offre une vision d’ensemble de la politique intérieure
et étrangère des États-Unis, du débarquement
de Christophe Colomb en 1492 aux plus étranges élections
de toute l’histoire du pays et à la dernière intervention
militaire américaine sous la bannière de la « guerre
au terrorisme », les exemples abondent qui éclairent singulièrement
les engagements américains de ces dernières années
dans des guerres humanitaires :
—
« Les États-Unis se sont opposés, au début
du xixe siècle, à la révolution que les Haïtiens
avaient déclenchée contre la France pour obtenir leur
indépendance.
—
Les États-Unis ont provoqué une guerre avec le Mexique
à l’issue de laquelle ils se sont emparés de la moitié
du territoire mexicain.
—
Sous prétexte d’aider Cuba à se débarrasser de
la tutelle espagnole, les États-Unis s’y installent en imposant
une base militaire, leurs investissements financiers et un droit d’intervention
dans les affaires intérieures du pays. (Dans le mouvement,
les États-Unis se sont également approprié Hawaii,
Porto Rico et Guam.)
—
Les États-Unis ont mené une guerre sans merci aux Philippins
En février 1899, les Philippins se soulevèrent contre
les États-Unis, qui ont mit trois ans pour venir à bout
de cette révolte, engageant 70 000 soldats et subissant
des milliers de pertes au combat. Howard Zinn rapporte ces propos
de janvier 1900 devant le Sénat : « Monsieur le président,
la franchise est maintenant de mise. Les Philippines sont à
nous pour toujours. […] Et à quelques encablures des Philippines
se trouvent les inépuisables marchés chinois. Nous ne
nous retirerons pas de cette région. […] Nous ne renoncerons
pas à jouer notre rôle dans la mission civilisatrice
à l’égard du monde que Dieu lui-même a confié
à notre race. Le Pacifique est notre océan. […] Vers
où devons-nous nous tourner pour trouver des consommateurs
à nos excédents ? La géographie répond
à cette question. La Chine est notre client naturel. […] Les
Philippines nous fournissent une base aux portes de tout l’Orient.
Nulle terre en Amérique ne surpasse en fertilité les
plaines et les vallées de Lusón. Le riz, le café,
le sucre, la noix de coco, le chanvre et le tabac… […] Le bois des
Philippines peut fournir le monde entier pour le siècle à
venir. L’homme le mieux informé de l’île m’a dit que
sur une soixantaine de kilomètres la chaîne montagneuse
de Cebu était pratiquement une montagne de charbon. J’ai ici
une pépite d’or trouvée telle quelle sur les rives d’une
rivière des Philippines… »
Poursuivons.
—
Les États-Unis ont « ouvert » le Japon au commerce
américain à grand renfort de navires de guerre et de
menaces. Ils ont instauré la politique de la « porte ouverte
» en Chine, de manière à s’assurer de bénéficier
des mêmes opportunités que les autres puissances impérialistes
dans l’exploitation des ressources chinoises.
—
Toujours pour maintenir la « porte ouverte », les États-Unis
ont envoyé des troupes à Pékin pour affirmer
avec d’autres nations la suprématie occidentale sur la Chine.
Ces troupes étaient sur place depuis bientôt trente ans »
quand les États-Unis s’engageaient dans la Seconde Guerre mondiale.
—
Alors qu’ils exigent que le marché chinois soit totalement
ouvert au commerce, les États-Unis insistaient en revanche
pour que l’Amérique latine reste un marché fermé
– fermé à tous sauf aux États-Unis, évidemment.
« En
bref [conclut Zinn] si la motivation officielle de l’entrée
en guerre des États-Unis [fut jamais] le souci de défendre
le principe de non-intervention dans les affaires d’autrui, l’histoire
du pays permettait déjà de douter de leur compétence
en ce domaine » dès avant 1940…
Quelle
autre intervention désintéressée trouvons-nous
à la suite de l’indubitable Seconde Guerre mondiale ?
–
Ni en Grèce en 1947 pour aider les Britanniques à contrôler
une guérilla de gauche qui se développe contre la dictature
de droite qu’ils y ont instaurée.
–
Ni en 1950 en Corée dans une guerre qui fit deux millions de
morts. Ni en 1953 en Iran, où un coup d’État orchestré
par la CIA installe le Chah. Ni en 1954 au Guatemala, où des
mercenaires, entraînés par la CIA au Honduras et au Nicaragua,
renversent, avec l’aide de l’aviation américaine, le gouvernement
le plus démocratique que le Guatemala ait jamais connu.
–
Ni en 1958 au Liban. Ni en 1961 à Cuba, où plus de mille
exilés cubains, armés et entraînés par
la CIA, débarquent dans la Baie des Cochons avec l’espoir de
provoquer une rébellion contre le gouvernement castriste.
–
Ni entre 1961 et 1972 au Vietnam, et au Laos et Cambodge puis en Indonésie
et en République dominicaine.
–
Ni dans les années 1970 et 1980, dans divers coins du Proche-Orient,
au Chili puis Salvador et au Nicaragua et sur la minuscule île
de la Grenade…
J’en
passe…
Puis
nous voilà en 1991, quand les États-Unis volent au secours
de la souveraineté du Koweït et déclarent la guerre
à l’Irak – sans rapport avec le contrôle d’une partie
des ressources pétrolières du Golfe ? Et tout de
suite en 1999, avec la première guerre humanitaire officielle
des États-Unis : le bombardement en mars 1999, par l’OTAN,
du Kosovo et de la Serbie.
Demandons-nous
encore une fois « si la motivation officielle de l’entrée
en guerre des États-Unis [fut jamais] le souci de défendre »
un quelconque principe moral : « l’histoire du pays permet
de douter de leur compétence en ce domaine »…
Quant
à l’histoire intérieure, Zinn développe tout
au long des siècles une variation sur le thème de la
division des intérêts des dominés, du développement
des fragmentations sociales dans un pays où les distinctions
de classe recoupent celles des origines nationales, des races et des
sexes. Cet usage habile, par le pouvoir, de l’opposition des dominés,
culmine avec le système du bipartisme, qui s’installe à
la tête de l’État fédéral dès l’Indépendance,
et la gestion des conflits par la nature double de l’État fédéral-national,
qui prend chaque fois le partie des plus riches – y compris au mépris
de la loi même.
Prenons
trois exemples.
Ce
modèle de gestion de l’ordre social prend forme dès
la période pré-révolutionnaire et fut appliqué
dans la mise en place de la rhétorique indépendantiste.
Quel problèmes se posent alors aux élites américaines :
mater les rébellions populaires ; détourner les
paysans en mal de terre d’une alliance avec les Anglais ; canaliser
la résistance aux impôts de la Couronne ; accorder
aux ouvriers spécialisés et aux artisans des concessions
économiques et des libertés politiques qui ne remettent
pas en cause les structures de classe.
Ainsi,
les terres confisquées aux propriétaires fidèles
aux Anglais sont redistribuées de manière à fournir
une double opportunité aux chefs révolutionnaires. Autrement
dit, selon Zinn : « S’enrichir, eux et leurs amis, et distribuer
des lopins aux petits fermiers afin de s’assurer de leur soutien le
plus large au nouveau régime politique. Cette attitude va devenir
une des principales caractéristiques de la nouvelle nation.
Une nation si extraordinairement riche qu’elle pouvait produire la
classe dirigeante la plus fortunée qu’on a jamais vue tout
en conservant assez de moyens pour satisfaire une petite bourgeoisie
destinée à servir de digue entre les plus fortunés
et les plus pauvres. »
Zinn
« résume ainsi la nature sociale de la Révolution :
"Le fait que les milieux les plus humbles aient participé
à la bataille ne doit pas masquer que cette bataille était
globalement une lutte pour les fonctions et le pouvoir opposant les
membres d’une même classe fortunée : les nouveaux
contre les anciens. » Avant comme après, l’homme le plus
riche d’Amérique était George Washington et les conditions
de vie des pauvres blancs sont restées quasiment inchangées.
L’armée
d’indépendance elle-même résume cette situation :
des fermiers à qui leurs propriétaires avaient promis
l’accession à la propriété, mais qui, enrôlés,
ont découvert que leur solde n’était pas loin de 10
fois inférieure à celle de officiers ; puis ils
ont assisté à l’enrichissement des fournisseurs officiels
de l’armée.
(On
voit là les prémisses d’une tradition américaine
qui produit les fameux « barons voleurs », ces rois de la
banque et du rail qui ont refondé le capitalisme au cours du
xixe siècle. Zinn fait ainsi le portrait de la banque Morgan,
l’une de celles qui prêtent de l’or à l’État :
« Pendant la guerre de Sécession, Morgan achète
à un arsenal militaire 5 000 fusils à 3,5 dollars
pièce, qu’il revend à un général 22 dollars
chaque. Ces fusils défectueux auraient arraché le pouce
de tout soldat qui s’en serait servi. Le fait est signalé dans
un obscur rapport du Congrès, mais il se trouve un juge fédéral
pour objecter que cet échange commercial s’appuyait sur un
contrat juridiquement valide. »)
En
fait, « le fameux "peuple" dont il est question dans
la Constitution ("Nous, le peuple des États-Unis",
expression dont [les Américains sont] redevables au très
riche gouverneur Morris) ne comprend ni les Indiens, ni les Noirs,
ni les femmes, ni même les serviteurs sous contrat ».
L’abolition
de l’esclavage est une bonne illustration du contrôle d’un progrès
social inévitable.
Zinn
résume ainsi la situation : « En 1860, quand le Sud
produit un million de tonnes de coton par an, le nombre des esclaves
atteint quatre millions. Constamment en proie aux révoltes
et aux conspirations, les États esclavagistes du Sud avaient
développé un réseau d’outils de contrôle
qui s’appuyait sur les lois, les tribunaux, les forces armées
et le préjugé raciste des responsables politiques de
la nation. Seuls un soulèvement général des esclaves
ou une guerre généralisée auraient pu abattre
un système aussi solidement étayé. Mais un tel
soulèvement risquait de se révéler incontrôlable
et de libérer des forces qui pourraient s’en prendre, au-delà
de l’esclavage, au système d’enrichissement capitaliste le
plus efficace du monde. En cas de guerre généralisée,
en revanche, ceux qui la conduiraient pourraient en maîtriser
les conséquences. Aussi est-ce Abraham Lincoln et non John
Brown qui affranchit finalement les esclaves.
En
1859, John Brown fut pendu avec la complicité des autorités
fédérales pour avoir tenté de faire, par un usage
somme toute modéré de la violence, ce que Lincoln ferait
quelques années plus tard après un déchaînement
de violence généralisé.
L’abolition
de l’esclavage se faisant sur ordre du gouvernement – sous la formidable
pression, il est vrai, des Noirs, libres et esclaves, et des Blancs
abolitionnistes –, elle pouvait être orchestrée de manière
à ce que l’émancipation reste limitée. Cette
libération "venue du haut" ne pouvait dépasser
les bornes fixées par les intérêts des groupes
dominants. Mais, portée par la dynamique de la guerre et la
rhétorique de la croisade, elle pouvait être ramenée
vers un cadre encore plus sûr. Si l’abolition de l’esclavage
entraîna, en effet, une reconstruction nationale sur les plans
économique et politique, ce ne fut pas une reconstruction radicale
mais une reconstruction sécurisante – et surtout rentable. »
Rapprochons-nous
de la période contemporaine.
À
la fin du xixe siècle naît au Texas un rassemblement
de fermiers qui aboutit à la formation d’un mouvement populaire
qui débouche sur la formation d’un troisième parti qui…
Mais comment cela a-t-il commencé ?
Existait
alors un système qui permettait aux fermiers d’emprunter aux
fournisseurs leurs marchandises mais à un tel taux d’endettement
que tout remboursement était souvent impossible – 90 %
des fermiers du Sud étaient endettés. (C’est comme si
les États-Unis avaient expérimenté chez eux le
système de la dette du tiers-monde…)
Deux
histoires pour illustrer la situation : « Un fermier blanc
de Caroline du Sud achète entre 1887 et 1895 pour 2 681,02
dollars de produits à un fournisseur. Comme il ne peut lui
rembourser que 687,31 dollars, il lui donne finalement sa terre. Entre
1884 et 1901, Matt Brown, un fermier noir de Black Hawk (Mississippi),
s’approvisionne auprès du magasin Jones, s’endettant de plus
en plus. Pour finir, son nom est mentionné une dernière
fois dans le livre de comptes du fournisseur, en 1905, pour l’achat
d’un cercueil. »
En
1886, après une série de révoltes contre ce système,
des fermiers blancs se réunissent pour fonder la première
Farmers Alliance. Des centaines de milliers de fermiers forment des
coopératives, achètent du matériel en gros pour
obtenir des prix plus bas, mettent leur coton en commun et le vendent
via les coopératives.
En
1892, des porte-parole de l’Alliance visitent 43 États et s’adressent
à près de 2 millions de familles. Il s’agit déjà
alors de la « plus importante tentative d’organisation menée
par un groupe de citoyens américains du xixe siècle ».
Le
mouvement dépasse 400 000 membres ; les expériences
se développent : un système monétaire parallèle,
des garanties coopératives agricoles pour assurer les fermiers
contre la perte de leur récolte, etc.
Ce
projet ne pouvant être repris par aucun des deux principaux
partis, les Alliances créent le parti du Peuple (ou parti populiste),
qui obtient bientôt des membres au Congrès, un gouverneur
en Géorgie et au Texas, etc.
Mais
trois problèmes majeurs se présentent : le maintien
de la politique aux mains des caciques habituels (qui ne furent jamais
mis en danger) ; la question raciale (un blocage constant malgré
le caractère unique de l’expérience populiste du rapprochement
des races notamment dans le Sud) ; l’alliance fermiers-travailleurs
(qui n’aboutit jamais malgré la prédominance de la question
économique).
Après
de sérieux échecs sur ces points, le piège du
suffrage électoral se referme sur les Populistes : rallié
au parti démocrate aux élections présidentielles
de 1896, le Populisme finit par se perdre dans les méandres
de la politique démocrate. Si les démocrates l’emportent,
le Populisme est absorbé. Si les démocrates perdent,
il se désintègre.
Comme
lors de la plupart des périodes électorales américaines,
il faut raffermir le système après des années
de contestation et de révolte. Lorsqu’un mouvement de masse
relativement menaçant se développe, le système
bipartisan est prêt à envoyer une de ses colonnes (une
fois les démocrates, une fois les républicains) pour
le circonvenir et en extirper toute vitalité. Et, toujours
le même outil pour noyer le ressentiment de classe sous un flot
de slogans d’unité nationale… L’acte suprême de patriotisme
restant la guerre, deux ans après l’élection de McKinley
à la présidence, les États-Unis déclarent
la guerre à l’Espagne. En 1897, Theodore Roosevelt avait écrit
à un ami : « Entre nous, […] j’accueillerais avec
plaisir n’importe quelle guerre tant il me semble que ce pays en a
besoin. »
Mais
si la guerre et le chauvinisme peuvent différer la colère
de classe inspirée par les dures réalités de
la vie quotidienne, elles ne peuvent la faire disparaître complètement.
À l’orée du xxe siècle, cette colère éclate
de nouveau. Emma Goldman – militante anarchiste et féministe
– s’adresse ainsi à la foule au cours d’un rassemblement organisé
quelques années après la guerre hispano-américaine
: « Comme nos cœurs se soulevaient d’indignation devant ces cruels
Espagnols ! […] Mais lorsque la fumée fut dissipée,
que les morts eurent été enterrés et qu’il revint
au peuple de supporter le coût de cette guerre par la hausse
des prix des produits de première nécessité et
des loyers – c’est-à-dire quand nous sommes sortis de notre
ivresse patriotique –, il nous est soudainement apparu que la cause
de la guerre hispano-américaine était le prix du sucre.
[…] Et que les vies, le sang et l’argent du peuple américain
avaient servi à protéger les intérêts des
capitalistes américains. »
Les
États-Unis allait bientôt connaître le défi
socialiste. Il était temps que le pays se lancent dans la Première
Guerre mondiale…
Finalement,
qu’est-ce que dessine ce long parcours historique redessiné
par Zinn ? La permanence de la résistance des petites
gens ; l’adaptabilité des techniques de contrôle
social ; l’incertitude et la nécessité du combat
dans un système où les jeux ne sont jamais faits. En
fait, quand on rend compte de la vie du plus grand nombre, l’histoire
n’est plus qu’une histoire de révolte, de résistance,
d’avancées libératrices et de répressions. On
voit s’opérer l’affrontement de deux constantes, irréductibles
et antagonistes : d’une part, l’inépuisable capacité
de résistance d’hommes et de femmes en apparence impuissants
et résolus de leur sort ; de l’autre, les ressources infinies
d’un système de contrôle, le plus ingénieux système
de contrôle de l’histoire du monde, le capitalisme.
Comprenant
cela, la fausse opposition, sur fond de nationalisme, entre pro- et
anti-américanisme, cette opposition qui fait couler tant d’encre
de presse réactionnaire, du Monde au Figaro,
prend une tout autre signification. L’« américanisme »
et l’« antiaméricanisme » ne sont plus que, d’un
côté, l’admiration de la mise au pas d’un peuple par
le capitalisme d’État et, de l’autre, le refus de cette gestion
et de ses valeurs.
Il
est facile de comprendre qu’une telle présentation d’un tel
livre sur un tel propos, il ne sera pas facile de la voir se dérouler
dans les lieux officiels de l’idéologie officielle, qui n’a
aucun intérêt à faire savoir que l’histoire du
monde n’a pas toujours été celle du seul monde possible
que l’on nous fait.
Car,
si ce livre nous permet d’accomplir une conversion du regard, alors
nous ne mettrons plus que du désespoir dans nos principales
institutions (les grands médias, les partis politiques qui
gère l’alternance du capitalisme d’État, les syndicats
de la cogestion patronale) pour réserver ailleurs et autrement
nos efforts.
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