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NI
PILORI NI PANTHEON.
Propos recueillis par Alain NICOLAS
Les
écrivains et la guerre : un débat qui n'est pas près de s'éteindre.
Au-delà du " qui a fait quoi ? ", la question de la responsabilité
des écrivains est bien la question du siècle.
Des " écrivains pendant la guerre " à la guerre des écrivains,
ou comment reprendre sans moralisme ni naïveté les relations en période
de crise, entre l'artiste et la société. Au-delà des listes noires
et des tableaux d'honneur, ce qui est en jeu, c'est au fond la définition
de la littérature.
Historienne, chercheuse au CNRS, Gisèle Sapiro, formée à l'approche
sociologique du champ littéraire par Pierre Bourdieu, se donne l'ambition
de mettre au jour ce qui a déterminé la prise de position des écrivains
français pendant la Seconde Guerre mondiale. Une analyse statistique
de la situation et du parcours de 185 auteurs et une étude des grandes
institutions renouvellent l'approche des transformations du champ
littéraire.
Vous étudiez l'évolution, de 1939 à 1953,
de quatre " institutions littéraires ", l'Académie française,
l'académie Goncourt, la NRF et le Comité national des écrivains. Pourquoi
avez-vous abordé cette période ainsi ?
Gisèle Sapiro. Il y a deux
types d'approche. L'une très centrée sur le politique, privilégiant
les grandes figures comme Drieu La Rochelle, Rebatet, les engagements
extrêmes, et l'autre, sur l'histoire de la vie culturelle sous l'Occupation,
qui avait tendance à dépolitiser les questions culturelles. J'ai souhaité
montrer qu'il y avait des enjeux politiques dans les questions culturelles
les plus anodines et que des engagements très politiques avaient parfois
aussi des fondements " apolitiques ", en particulier "
littéraires ". Ce qui m'intéressait dans une approche sociologique,
c'était rapporter les conduites des écrivains à cette époque aux enjeux
spécifiques du monde des lettres et au mode de fonctionnement de cet
univers très particulier qu'on nomme le champ littéraire.
On a souvent l'habitude, dans les livres
sur cette époque, d'une galerie de portraits, d'une sorte de jugement
dernier de l'Histoire, séparant les bons des méchants. Est-ce que
le débat sur la responsabilité de l'écrivain, qui, vous le montrez,
date de bien avant la guerre, n'y conduit pas ?
Gisèle Sapiro. Le meilleur
moyen de dépassionner ces débats, c'est d'historiciser les catégories
qui permettent de le penser. La notion de la responsabilité de l'écrivain
en est une, et depuis longtemps l'objet de luttes. En 1940, la culture
du reniement dénonce la République comme coupable de la défaite et
instruit le procès des " mauvais maîtres ", les écrivains.
C'est une querelle qui remonte loin, à l'affaire Dreyfus, aux débats
du tournant du siècle sur classicisme et romantisme - l'Action française
dénonçait le romantisme révolutionnaire qui aurait perverti le "
génie français ", d'essence classique -, et enfin à l'offensive
contre André Gide et la Nouvelle Revue française dans les années vingt,
menée par des catholiques maurrassiens au nom de la responsabilité
sociale de l'écrivain. Cette notion avait été en effet accaparée par
la droite pratiquement depuis la contre-révolution. Jusqu'aux années
quarante, elle a servi à rappeler à l'ordre les écrivains les plus
autonomes, les plus audacieux, et n'a été appropriée par le camp de
la Résistance qu'à l'approche de la Libération.
Vous montrez que, dans ces multiples clivages,
les écrivains se positionnent en fonction de déterminations à la fois
littéraires, sociales et individuelles.
Gisèle Sapiro. On ne peut en
effet déduire directement les positions politiques d'un écrivain de
ses seules origines sociales, ni de sa formation scolaire, ni de ses
modes d'insertion professionnelle, mais de leur ensemble, sachant
qu'il y a un effet de réfraction opéré par le champ littéraire. On
y trouve certains déterminants assez classiques, du type vieux-jeune,
des oppositions liées au succès, aux tirages, qui peuvent se décliner
sur le mode de l'âge, mais aussi selon des polarités romanciers-poètes,
grande presse-petites revues, entre autres. Un deuxième type de clivage
fait que ce n'est pas parce qu'un écrivain est vieux qu'il sera du
côté du pouvoir en place, on connaît l'exemple d'André Gide. L'opposition
se fait selon un couple de termes, 'autonomie-hétéronomie ",
soit la plus ou moins grande disposition à répondre à une demande
externe à la littérature, à mettre ou non celle-ci au service de la
morale, du maintien d'un ordre social. De l'autre côté, on trouve
des écrivains pour qui la littérature produit ses propres règles et
n'en accepte pas de l'extérieur, et ce seront ceux-là qui, en 1940,
entreront dans le combat à partir de la défense de l'autonomie de
la production littéraire.
Globalement, cependant, et cela apparaît dans
la logique implacable de la statistique, plus on est installé, proche
des institutions, plus on a de chances de se retrouver du côté de
Vichy ; plus on est indépendant, plus on a de chance de se trouver,
dans l'autre camp.
Gisèle Sapiro. Tout est fonction
du degré d'indépendance par rapport aux institutions, et des raisons
de cette indépendance. Mauriac est un cas intéressant : sa fortune
le protège des tentations commerciales, le fait qu'il ait été reconnu
par d'autres instances de consécration, comme La NRF, le rend très
libre par rapport à l'Académie française, dont la propension à inféoder
la littérature à des causes politiques est grande. Pour Mauriac, la
rupture avec la droite académique s'est cristallisée lors de l'élection
sous la Coupole, contre Paul Claudel, de Claude Farrère, ancien officier
de marine proche d'Action française, admirateur de Mussolini, puis
par celle de Maurras en 1938.
On est surpris de voir que l'Académie française
ne tombe pas tout à fait où on l'attendait, et que les Goncourt se
compromettront beaucoup plus.
Gisèle Sapiro. L'Académie française
a largement contribué à préparer l'idéologie de la révolution nationale,
Pétain en était membre, mais l'institution sera attentiste, elle ne
prendra pas position. Elle est en fait trop liée à l'histoire nationale
pour verser dans le collaborationnisme à outrance où tente de l'entraîner
Abel Bonnard. L'académie Goncourt, elle, n'existe que par sa visibilité
médiatique, dont le scandale est un des éléments. Ce qui la caractérise,
c'est sa formidable capacité et promptitude d'adaptation à l'idéologie
dominante de l'heure. En 1941, le lauréat est Henri Pourrat, l'écrivain
régionaliste, véritable " intellectuel organique " de Vichy,
et en 1945 Elsa Triolet.
L'institution la plus disputée de l'époque est
la Nouvelle Revue Française.
Gisèle Sapiro. La NRF avait
été le lieu de la littérature pure. Or elle reparaît après la défaite
sous la direction de Drieu La Rochelle, qui en fait une " vitrine
" de la Collaboration. On a pu dire que son ancien directeur,
Jean Paulhan, avait déjà donné une orientation politique à la revue
en 1938 lors des accords de Munich, en construisant un numéro antipacifiste.
Certes, après avoir résisté à la politisation que connaît la revue
depuis le début des années trente, sous l'impulsion de Gide, de Malraux,
de la mouvance pro-communiste, Paulhan l'a acceptée à sa façon, qui
est celle de la mise à distance et de l'esthétisation. Mais il y a
une grande différence : la NRF de Paulhan est presque seule contre
le consensus national autour des accords Munich, tandis que celle
de Drieu, d'où ont été expulsés les juifs et les antifascistes, véhicule,
par la grâce d'Otto Abetz, la seule idéologie autorisée. Elle utilise
l'argument de l'art pour l'art pour recruter, sous couvert d'apolitisme,
des écrivains et contribue ainsi à normaliser la situation d'occupation.
Aragon développe à ce moment une théorie de
la " contrebande littéraire ".
Gisèle Sapiro. C'est une position
héritée de Brecht et des poètes espagnols. Aragon va s'en servir dès
1939, lors de l'interdiction du PCF, puis en 1940 dans les petites
revues de zone Sud et de la proche francophonie, Poésie, Confluences,
Fontaine, où il diffuse cette technique de " contrebande ",
de langage codé, dans le cadre du combat pour la réappropriation du
patrimoine culturel national. Il attire autour de ces revues un ensemble
de jeunes poètes et écrivains et constitue des réseaux qui permettront,
en 1943, le recrutement clandestin au Comité national des écrivains.
En zone Nord, le premier noyau de ce qui sera le CNE s'est constitué,
très tôt, dès avant 1941, autour de Jacques Decour, mandaté par le
PC, et de Paulhan. Aragon l'avait désigné comme interlocuteur avec
les intellectuels non communistes, et cela malgré les règles de sécurité,
Paulhan occupant chez Gallimard un bureau voisin de celui de Drieu.
Les deux hommes se connaissaient : Paulhan avait édité Decour. On
voit bien les alliances littéraires faciliter des alliances politiques.
Le recrutement de Paulhan lui-même s'est fait aussi à partir du réseau
Gallimard, redevenu l'éditeur d'Aragon. Eluard, de retour au PC, sera
aussi un intermédiaire. Cette alliance autour du réseau Gallimard-NRF
va puissamment aider à la légitimation du CNE du point de vue littéraire,
puis national.
Il y a aussi des convergences littéraires, la
réévaluation du passé n'est pas seulement affaire de politique.
Gisèle Sapiro. Aragon et Paulhan
se retrouvent dans une tentative de réappropriation de la tradition,
classique et nationale. La convergence se noue en 1938, quand Maurras,
fondateur de " l'école romane ", qui avait réhabilité
le classicisme, est élu à l'Académie française. Ce combat, qui se
poursuivra en 1940, fait coïncider pour Aragon des recherches esthétiques
avec la nouvelle ligne du communisme national mise en ouvre au congrès
d'Arles en 1937. Pour Paulhan, c'est le refus de ce qu'il appelle
la " terreur dans les lettres ", c'est-à-dire l'impératif
de l'originalité à tout prix. Ils réhabilitent les formes fixes, les
contraintes (la métrique, la rime), mais renouvelées et prises en
charge par la modernité.
Le CNE s'impose comme instance de légitimation
et aussi de stigmatisation, on le verra à l'occasion de l'épuration,
phase qui suscite toujours les passions.
Gisèle Sapiro. Le CNE, dès
1943, entend être reconnu par le Comité français de libération et
consulté sur l'épuration littéraire, car il y a des jugements et des
règlements de comptes sommaires qui s'annoncent. En 1944, quand le
CNE sort de l'ombre, il dresse une liste noire d'écrivains compromis
dans la Collaboration et élabore des critères de culpabilité. Mais
il n'obtient pas le monopole de l'épuration professionnelle, et il
va en outre se diviser. Jean Paulhan, le premier, refuse que des écrivains
dénoncent d'autres écrivains. Les oppositions qui éclatent alors entre
" indulgents " et " intransigeants " autour des
procès de l'épuration ne se réduisent pas, comme on l'a dit, à des
clivages gaullistes-communistes, mais on voit jouer des conflits de
générations. La génération née de la Résistance, que représentent
Vercors et Sartre, réclament une responsabilité illimitée pour l'écrivain.
Le débat porte aussi sur la définition de la littérature.
À la fin de cette période, qu'est ce qui a le
plus changé ?
Gisèle Sapiro. Ce qui est le
plus frappant, c'est le remplacement de la NRF par les Temps modernes
de Sartre comme instance de légitimation, signe de la défaite de "
l'art pour l'art " contre la notion de " littérature engagée
", en apparence contradictoire avec l'autonomie de la littérature.
En fait, en théorisant la notion de responsabilité de l'écrivain rattachée
à celle de liberté, Sartre l'affranchit du moralisme national dominant
et se démarque des formes d'engagement militant, du modèle d'Aragon
et d'Eluard. Plus encore, cela lui permet, en revendiquant l'égalité
avec les autres faits de résistance, d'affirmer qu'écrire est un acte.
LA
GUERRE DES ECRIVAINS
PIERRE YSMAL
Un épais ouvrage sur une période examinée à
travers les trajectoires de 185 écrivains en activité de 1940 à 1944
(1). Un décryptage réalisé par Gisèle Sapiro, chargée de recherche
au CNRS, docteur en sociologie, proche de Pierre Bourdieu, son directeur
de thèse. Des centaines de pages intéressantes, malgré le style parfois
obscur. L'Académie française (" le sens du devoir ") ; l'Académie
Goncourt (" le sens du scandale ") ; l'esprit NRF ("
le sens de la distinction ") se révèlent des institutions peureuses
et frileuses, prêtes à toutes les collaborations. L'élection, en 1938,
de Charles Maurras, maître à penser de l'Action française (feuille
de haine contre la République et mouvement ultraréactionnaire) signifie
que " l'Académie légitimait la synthèse du maurrassisme et de
la doctrine sociale de l'Eglise qui allait nourrir le projet de "
Révolution nationale ".
Le chapitre consacré au Comité national des
lettres (" le sens de la subversion ") est passionnant.
Riche d'informations, il ouvre de nombreuses pistes sur ce groupe
d'intellectuels qui parvient, non sans d'innombrables discussions,
débats, repentirs, à se retrouver dans la bataille des idées : Aragon,
Paulhan, Mauriac, Debû-Bridel, Guéhenno, Sartre, Eluard, Blanzat,
Triolet, Edith Thomas, avec d'autres, ont un rôle important. Le PCF
s'efforce d'éviter les rigidités doctrinales, mais, après la Libération,
des tensions se font jour à propos de l'épuration, des procès, des
condamnations. Avec les désillusions de la fin des années quarante,
le CNE glisse vers l'effacement. L'heure du désenchantement est venue.
La notion de " responsabilité " de l'écrivain, qui
domine cette époque, demeure d'actualité. La querelle de " l'engagement
" permet, toujours, de vifs échanges car le monde reste un champ
de mines, de guerres, de guérillas. Dans la dernière période, Régis
Debray, à propos du Kosovo, n'a-t-il pas provoqué la fureur ou les
ricanements des tâcherons de la pensée unique ?
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