Gilles Balbastre : Journal d'un J.R.I ou les sherpas de l'info
pp. 63-185 in Alain Accardo (dir.) : Journalistes au quotidien, outils pour une socioanalyse des pratiques journalistiques, Éditions Le Mascaret, 1995. ISBN : 2-904 506-34-9 Transcription pour le MHM : Miguelito Lovelace

 

 

Jeudi 30 décembre

18h30 – bureau de France 2 à Lille

E.C. demande à O.E. de lui trouver pour le lendemain « un réveillon de pauvres », pour faire le pendant à un « réveillon de riches » prévu à Monaco. Elle propose à O.E. de contacter le Père Léon, pour qui elle a un petit penchant : « Il ressemble à Moïse, il est génial ; je l’adore ». O.E. lui fait remarquer que pour le dernier réveillon de Noël, il y a déjà eu un reportage au sujet d’une catastrophe dans le Nord. Elle trouve que remettre ça pour le réveillon du jour de l’an, cela fait peut-être beaucoup. A chaque fois que l’on veut filmer des pauvres, on choisit le Nord. Apparemment la remarque ne fait pas très plaisir à E.C. qui croit que O.E. veut se défiler. A la fin de la conversation O.E. se dit de son côté qu’elle ne trouvera aucun contact à cette heure tardive. Elle verra bien le lendemain.

Vendredi 31 décembre 1993

9h – bureau de France 2 à Lille

O.E. cherche un « réveillon de pauvres » une bonne partie de la journée. Elle téléphone à des structures comme l’Armée du Salut ou le Secours Catholique. En fait, très peu de ces structures organisent des réveillons en cette veille du jour de l’an. Et quand ils font une fête, les responsables ne souhaitent pas la présence d’une caméra. L’Armée du Salut, par exemple, refuse la venue de l’équipe. Ils ne veulent pas que les gens soient filmés en train de faire les clowns.

O.E. finit par trouver une association, « les Ponts du Soleil », qui organise un réveillon à Hellemmes, dans la banlieue lilloise. Le responsable de cette association d’hébergement d’urgence accepte la présence de l’équipe. Il est vrai que l’association est récente et qu’elle cherche à être légitimée. Un reportage au journal de France 2 est toujours bon à prendre. O.E. et D.S. vont au réveillon vers 18h30, font des images de la fête et quelques ITW « forts », comme on dit dans la profession. Ils repartent vers 21h.

Samedi 1er et dimanche 2 janvier 1994

Samedi matin, O.E. monte le sujet. Il sera diffusé au « 13h » de samedi et de dimanche. Le reste du week-end sera calme.

Lundi 3 janvier

9h – bureau de France 2 à Lille

O.E. a relevé une dépêche AFP sur le problème des transitaires en douane. Depuis le 1er janvier 1993, (ouverture du marché européen et suppression de certaines barrières douanières dans la CEE), il y a eu près de 3 500 suppressions de postes dans la région. Le Nord/Pas-de-Calais a été une des régions frontalières les plus touchées en France. Plus de 2000 salariés ont été recasés au sein de la profession. Restent 1500 salariés sur la touche. Selon les cellules de reconversion spécialement mises en place à cet effet, un plan social a permis de placer environ 500 personnes. Pour les 1000 restants, l’avenir est moins rose : les cellules de reconversion ont fermé le 31 décembre 1993. mais il reste un petit espoir de prolonger l’existence de ces cellules. Une nouvelle convention pourrait être signée avec les pouvoirs publics.

Nous discutons de l’intérêt de faire un sujet à ce propos. Nous avons déjà eu l’occasion de faire un reportage lors des manifestations de transitaires, avant la signature du plan social, en février 1992. Depuis nous n’avons rien fait. O.E., propose donc le sujet à R-N.U., un de nos chefs, à Paris. Il nous donne son accord.

14h30 – bureau de France 2

O.E. prend contact dans l’après-midi avec un conseiller de la Maison des Professions. Cet organisme patronal a mis en place les cellules de conversion. Le conseiller lui explique le rôle de ces cellules et les différentes étapes du plan social. Elle fixe un rendez-vous avec lui, pour mardi à 9h30. O.E. contacte également un transitaire, ex-syndiqué à la CFDT, qui participait aux négociations du plan social. Depuis ce transitaire a retrouvé du travail. Elle lui fixe un rendez-vous pour mardi matin à la cellule de reconversion de Tourcoing, (il en existe deux autres dans la région). Elle lui demande d’être accompagné d’un transitaire au chômage.

Mardi 4 janvier

9h – bureau de France 2 à Lille

Le transitaire CFDT nous téléphone pour nous dire qu’il ne sera pas au rendez-vous. Son ex-syndicat ne souhaite pas que ce soit lui qui réponde à nos questions : il a fondé sa propre entreprise et ce n’est pas lui qui a signé à l’époque la convention. Le transitaire nous donne les coordonnées du permanent signataire de la convention. O.E. l’appelle. Elle lui signifie qu’elle n’apprécie pas la façon de procéder du syndicat. Un rendez-vous est finalement fixé en fin de matinée.

Nous partons à la Maison des Professions rencontrer le conseiller de cet organisme pour faire uniquement une interview. Nous discutons tout de même de cette maison des professions, de son action, etc. Nous restons environ une heure (l’ITW dure 4 à 5 minutes), puis nous partons en direction de la cellule de reconversion.

10h45 – cellule de reconversion à Tourcoing

un transitaire, au chômage depuis un an, nous attend dans des locaux, normalement fermés depuis le 31 décembre. Une permanence est quand même assurée. Pendant que O.E. discute avec lui et la directrice, je fais quelques images de l’activité dans les locaux : deux ou trois transitaires passent et prennent des nouvelles auprès du personnel.3 Nous faisons ensuite l’ITW du transitaire. Il nous dit toute l’importance de cette cellule, qui représente selon lui, un rempart contre l’isolement. Nous faisons également l’ITW de la directrice de la celule de reconversion. O.E. décide de ne pas faire l’ITW du permanent CFDT. Il y a déjà trois « sonores » pour un sujet de 1 mn 45. je fais quelques images de la directrice dans son travail, ainsi que du transitaire dans les bureaux.

12h15 – poste frontière de Rekkem

Nous passons à la frontière pour faire une série de plans des locaux des entreprises de dédouanement, abandonnés depuis le 1er janvier 1992. Depuis, les poids lourds ne s’arrêtent quasiment plus à la frontière.

13h15 – bureau de France 2

Retour au bureau : nous avons terminé le reportage. O.E. monte le sujet cet après midi. Il fera environ 1 mn 50. Il sera envoyé par faisceaux en fin de journée. Le 11 janvier 1993, il n’est toujours pas passé et nous ne savons pas quand il passera. Il est, comme on dit, « au marbre ».

N.B : Ce genre de reportage est représentatif d’un travail journalistique honnête. O.E. a pris le temps, la veille et durant le reportage, de comprendre le problème posé aux transitaires en douane par l’ouverture du grand marché européen. Elle a eu des contacts avec plusieurs interlocuteurs (maison des professions, transitaires, syndicats, organismes de reclassement) qui ont peu lui donner une idée plus précise de la situation. Bien sûr, ce travail a pour but de réaliser un reportage qui ne fait que 1 mn 50. Je tiens à souligner que O.E. et C.H., les deux journalistes du bureau de France 2 à Lille ont professionnellement tendance à travailler correctement, c’est à dire à vérifier leur information, à prendre contact avec différents interlocuteurs, à lire des dossiers. Cependant, la rapidité de travail que nous imposent nos chefs à Paris, entraîne une détérioration de plus en plus importante de la qualité de la collecte de l’information. Juste un petit détail : ce reportage n’est jamais passé à l’antenne.

Jeudi 6 janvier

9h – bureau de France 2 à Lille

Charles Pasqua, accompagné de deux ministres, est au Conseil Régional pour une réunion de travail sur le thème de l’aménagement du territoire. Il a entrepris depuis plusieurs semaines, une tournée des régions pour « ouvrir un grand débat national sur ce que sera la France de 2015 ».

La région Nord/Pas-de-Calais est présidée par une « Verte », Marie-Christine Blandin. Depuis son élection surprise, la majorité relative « verte-rose », (Verts-PS), est plus que fragile. Et depuis quelques semaines, cela ne fait que s’aggraver. Le budget vient d’être repoussé par une coalition UPF-groupe Borloo-FN et le prochain contrat Etat-région est suspendu. La rencontre entre Charles Pasqua et Marie-Christine Blandin est donc annoncée par la presse régionale comme sulfureuse.

O.E. a prévenu nos chefs en début de semaine de la venue de Charles Pasqua. Il faut en effet demander des accréditations pour avoir accès au Conseil Régional. R-N.U . lui a répondu de faire la demande, au cas où… Il lui signale que le service politique n’était pas encore au courant , mais qu’il risquait de s’exciter au dernier moment. Nous avons donc prévu d’y aller. Mais y aller pourquoi ? Telle est la question. Nous y allons pour voir… Au cas où… Pas vraiment pour faire un sujet sur l’aménagement du territoire. Cela n’intéresse pas Paris. Pas non plus sur cette rencontre explosive. Mais au cas où Charles Pasqua prononcerait une « petite phrase ». Sur quoi ? Mystère. Comme c’est Charles Pasqua, il faut y aller.

10h15 – Conseil Régional à Lille

Nous partons au Conseil Régional, accompagnés d ‘un preneur de son. Un nombre impressionnant de conseillers régionaux de tous bords, mais aussi les « figures politiques régionales » (Pierre Mauroy, Jean Louis Borloo, etc.) sont présents. De nombreux confrères de la presse régionale (La Voix du Nord, Nord Eclair, France 3 Région, Radio France Fréquence Nord) et nationale (Le Figaro, AFP, RTL, Europe 1, TF1) ont fait le déplacement. TF1 est sur place, comme dit son cameraman, « pour la petite phrase ».

En fait, à la place d’un débat, on a droit à de longs monologues : Marie-Christine Blandin, Charles Pasqua, le représentant du Conseil Economique et Social Régional, les ministres présents, les présidents des Conseils Généraux du Nord et du Pas-de-Calais, les représentants de chaque groupe politique du Conseil Régional, puis à nouveau Marie-Christine Blandin et enfin Charles Pasqua. La salle est plus ou moins attentive selon la fougue des intervenants.

Je fais quelques images de la séance (notamment des figures politiques), au cas où, tout en sachant qu’il y a de fortes chances qu’on ne fasse rien. Je filme en priorité les interventions de Charles Pasqua et de Marie-Christine Blandin. En fin de matinée, une bonne partie de la presse, (notamment radio et télé) n’écoute plus vraiment. C.H. discute avec un journaliste de Fréquence Nord. Du côté de la presse écrite, on est un peu plus à l’écoute.

La séance s’achève vers 14h, sans l’affrontement annoncé. Mis à part le Ministre de l’Intérieur qui se félicite de cette « matinée riche en débats », tout le monde du côté de la presse éprouve un sentiment d’ennui profond. Pierre Mauroy dira même que le débat a été creux, et que pas grand-chose d’intéressant n’a été dit sur l’aménagement du territoire. Il se plaindra, lors du repas, de n’avoir pas pu prendre la parole.

14h – petit salon du Conseil Régional

La presse se retrouve pour un repas rapide. On peut remarquer la présence des attachés de presse du Conseil Régional et du Conseil Général du Nord, ainsi que le directeur de cabinet du président du Conseil Général du Nord.

A 15h30, Charles Pasqua fait une conférence de presse. Nous sommes présents, toujours au cas où… Il reprend les mêmes propos que le matin, se félicitant de la qualité des débats. Il ajoute que dans les prochains mois, d’autres grands débats tout aussi intéressants auront lieu dans tout le pays et qu’au bout, se dessinera le grand projet pour la France de 2015.

16h – salle des débats du Conseil Régional

Vers 16h, Charles Pasqua rencontre un « parterre » de jeunes de la région, censé représenter la France de 2015. Les jeunes en question sont des étudiants de Sciences Politiques et de l’Ecole Supérieure de Journalisme (ESJ) de Lille. Le débat, mené par le directeur de l’ESJ, sera tellement insipide qu’un journaliste de Nord Eclair (qui n’est pas ce que l’on peut appeler un journal contestataire) fera un article caustique sur cette jeunesse-là.

Nous savons depuis longtemps que nous ne ferons rien, mais nous restons quand même dans les parages : plusieurs manifs sont prévues vers 17h. Il faut rester, selon C.H., « au cas où »… Au cas où quoi ? Nous ne savons pas. Mais si ça dégénérait entre les manifestants et les nombreuses forces de l’ordre présentes, nous serions là. Et nous pourrions certainement faire des images « fortes ». La manif de la CGT rassemble près de 4000 personnes et se passe sans incident. Donc, ça ne vaut apparemment pas grand chose pour nous, « chaîne nationale ». C.H. fait remarquer qu’ « il n’y a pas plus pire que ce genre de journée. On n’a rien fait, mais on se retrouve crevé au bout du compte. »

17h45 – Place de la République à Lille

C.H. reçoit un message de Paris sur son opérator. Il n’est pas question de faire un reportage sur la venue de Charles Pasqua. Par contre, notre chef, R-N.U . est intéressé par une troupe de théâtre qui fait une tournée nationale au profit des Restaurants du Cœur. Elle se trouve à Lille pour une seule représentation. La troupe devrait jouer ce soir devant au moins une centaine de SDF. C’est ce qui attire notre chef. Il nous demande d’axer notre sujet sur la présence de ces SDF.

C.H. a pris connaissance de cette tournée par un membre de la troupe. Ce dernier est un ami journaliste en rupture de ban. Il est passé la veille au bureau. La venue de cette troupe à Lille n’a guère été annoncée. Je fais savoir à C.H. mon ras-le-bol de « couvrir » cette pièce de théâtre alors que nous avons travaillé toute la journée. En plus nous n’avons pas préparé le sujet. Je trouve que nous ne travaillons pas sérieusement.

Comme nous sommes juste à côté du théâtre, nous décidons d’aller faire un repérage. Nous arrivons à la fin de la répétition. En quelques mots, nous expliquons au metteur en scène ce que nous venons faire. Il nous propose deux ou trois passages de la pièce à filmer. Les acteurs s’exécutent immédiatement. Cela me permet de déterminer les placements de la caméra, les différents plans envisageables. Le preneur de son peut lui aussi repérer les lieux où il positionnera ses micros. Seulement, nous avons juste une heure pour réaliser cette opération, alors qu’il faut bien une après-midi pour faire un travail correct.

Le metteur en scène nous explique brièvement le scénario. La pièce met en scène la vie de sans-abri et promeut vaguement l’action des « Restos du Cœur ». Le metteur en scène ne confirme pas la présence d’une centaine de SDF, mais a cru entendre parler de la venue d’une centaine d’entre eux. La promotion de la tournée a été faite par une école, en l’occurrence Pigier. C.H. est un peu inquiet, compte tenu du peu d’affiches vues en ville.

La pièce commence à 21h. Nous décidons donc de faire une pause. Il est déjà 19h. Rendez-vous est donné au bureau à 20h car il faut être vers 20h15 au théâtre pour installer le matériel. Nous avons décidé de filmer l’arrivée des SDF dans le décor solennel de ce vieux théâtre puis d’enregistrer deux ou trois extraits de scènes et enfin de réaliser les ITW du metteur en scène et de quelques SDF.

20h15 – théâtre Sébastopol à Lille

une fois installé le matériel, nous nous postons à l’entrée du théâtre. Une trentaine de personnes attendent et parmi elles, trois ou quatre SDF seulement. Et pas de trace des étudiants de Pigier… 21h : faute de SDF le reportage tombe à l’eau. Sur le papier le sujet était bâti autour de ces derniers. C.H. décide de rester par correction. Nous filmons donc les scènes prévues (au cas où ?). A la fin de la pièce nous allons voir le metteur en scène pour lui dire qu’il n’y aura pas de sujet. Il est évidemment très déçu et nous fait part de tous les problèmes que cette aventure a rencontrés.

En fait, la troupe n’a pas eu l’aval de l’état-major des « Restos du Cœur » et les représentations dans certaines villes ont attiré bien peu de monde. Nous nous demandons alors de quel droit cette troupe a fait la tournée au nom des « Restos du Cœur ». Il est bien tard pour se poser des questions ! Avec un peu plus de préparation, nous n’en serions certainement pas là. Oui mais voilà, il y avait des SDF… et nous sommes en hiver. C’est le genre de sujet porteur pour « Paris ». Il est près de 23h et nous revenons au bureau. Résultat de la journée : aucun sujet à diffuser. Le lendemain C.H. fait part à R-N.U. de l’absence de public et notamment de SDF. R-N.U. approuve notre décision d’avoir renoncé à ce reportage.

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[Gilles Balbastre]