Gilles Balbastre : Journal d'un J.R.I ou les sherpas de l'info
pp. 63-185 in Alain Accardo (dir.) : Journalistes au quotidien, outils pour une socioanalyse des pratiques journalistiques, Éditions Le Mascaret, 1995. ISBN : 2-904 506-34-9 Transcription pour le MHM : Miguelito Lovelace

 

 

Dimanche 30 janvier

Rien à signaler pour la journée.

19h30 - appartement personnel

Je téléphone à C.H. pour faire le point sur la journée écoulée et sur celle de demain. Il me dit que tout a été calme. Il me parle également d’une affaire qui a lieu lundi matin au tribunal de Lille. En effet, j’avais relevé le 21 janvier dernier une dépêche AFP faisant état de la comparution, devant le chambre civile du Tribunal de Grande Instance de Lille, de plusieurs personnalités du PS du Nord. Cette comparution faisait suite à la mise en faillite de l’ORCEP. Cette association, qui a déposé son bilan en décembre 1991, dépendait de l’ancien Conseil Régional, présidé à l’époque par le socialiste Noël Joseph. Le déficit de l’ORCEP s’élèverait à 20 millions de francs, auxquels s’ajoute une dette fiscale de 10 millions de francs.

Les 21 anciens membres du bureau sont appelés à comparaître lundi matin. Le liquidateur judiciaire de l’ORCEP, Me Bernard Soinne, a engagé une « action en extension de la responsabilité » afin de faire combler le passif exigible sur les biens personnels des anciens membres du bureau. Une procédure pénale est également en cours pour « abus de confiance ». L’association aurait versé des salaires à des élus pour des emplois fictifs. Noël Joseph a été mis en examen avec cinq autres personnalités socialistes.

C.H. se demande si nous devons aller au tribunal. Il a peur que seuls les avocats ne soient présents. Ensuite, ce n’est après tout qu’une action en civil. Enfin, il pense que l’affaire est déjà vieille et n’intéresse plus Paris. Il me dit que de toutes façon, il ira de bonne heure au bureau demain matin et téléphonera à R-N.U.

Lundi 31 janvier

8h45 – appartement personnel

Je reçois un appel téléphonique de C.H. qui m’annonce que nous allons finalement au tribunal. Il a eu R-N.U., qui a décidé de se couvrir en nous envoyant traiter l’affaire.

9h15 – voiture de France 2

Sur le chemin du tribunal, C.H. me dit qu’il a préféré prévenir R-N.U.et que bien entendu, à partir du moment où R-N.U.est prévenu, il nous dit d’y aller : « C’est toujours pareil ce genre d’affaire. Il nous envoie toujours au cas où. Mais je préfère le devancer. S’il l’apprend autrement, il ne peut pas me reprocher après de ne lui avoir rien dit ». Quand nous arrivons au tribunal, nous constatons que la séance qui a déjà commencé, est en fait repoussée début mars pour une histoire de procédure.

Les journalistes présents s’entretiennent un moment avec les avocats. Les photographes et les cameramen forment un petit groupe à part. Un avocat perdu nous demande pour quel média nous sommes présents. Je lui réponds que nous ne sommes que les « techniciens » et je lui montre le groupe des journalistes et des avocats. Il s’y précipite aussitôt en nous disant à peine merci.

Nous allons boire ensuite un café entre confrères présents au tribunal. (France 3 et AFP). Sur le chemin du retour, C.H. décide d’aller voir un de ses amis magistrats du tribunal de Lille. Il me dit qu’il se débrouillera pour rentrer.

11h45 – salle de la rédaction de France 3

Une dépêche vient de tomber concernant la nomination des nouveaux directeurs de l’information de France 2 et de France 3. Aussitôt c’est l’effervescence parmi mes confrères, mais aussi parmi les secrétaires de France 3 Nord/Pas-de-Calais. Chacun y va de son commentaire. Ils ont l’air assez contents, dans l’ensemble, de la nomination d’Henri Sannier à la direction de l’information de France 3.

Je descends avec la dépêche dans notre bureau. C.H. a déjà entendu la nouvelle au journal de France 3. On n’est pas vraiment surpris car des bruits couraient sur les noms depuis plusieurs jours. C.H. me dit que, selon une déléguée SNJ de France 3, le blocage pour désigner les noms des responsables venait de Matignon. J-M.L., le nouveau directeur de l’information de France 2, ne serait apparemment pas apprécié par le premier ministre. Cet ancien chef du service politique de TF1, qui est récemment parti avec fracas de la chaîne privée, est un ancien journaliste de L’Humanité. Il est entré à la télé après 1981. Ceci explique cela. C.H. me dit qu’il faut peut-être davantage se méfier des « anciens défroqués ». Il me raconte que notre chef, E.C., lui avait déjà dit ces noms-là jeudi soir. Et il paraît qu’elle était abattue par ce choix. En effet, J-M.L. est secondé par B.E., précédemment chef du service politique de France 2. Il me dit qu’ « entre vieilles filles, elles ne doivent pas s’aimer ».

14h – bureau de France 2 à Lille

C.H. me précise des points particuliers du dossier de ce matin. Il a appris par une consoeur de l’AFP que c’est la première ou une des premières fois en France, que des hommes politiques se retrouvent menacés de rembourser avec leurs biens propres, la mauvaise gestion d’une association. Ce sont tous les membres du bureau de l’ORCEP qui sont assignés devant la chambre civile du tribunal de Lille. Et parmi eux, il n’y a pas que des élus socialistes, amis aussi des hommes politique de « droite ». la procédure est donc originale en ce sens. Du coup le dossier devient plus intéressant.

Mardi 1 février

10h - bureau de France 2 à Lille

C.H. téléphone à R-N.U. pour connaître les dernières nouvelles après les nominations des directeurs de l’information. Il lui demande si ceux-ci sont déjà venus se présenter à la rédaction. R-N.U. répond qu’effectivement le staff des nouveaux a déboulé hier à la conférence de rédaction et qu’ils ont fait leur speech habituel. Ils ont bien sûr parlé de la nécessité de faire une télévision populaire de qualité. Il nous raconte tout cela avec dans la voix le ton de celui à qui on ne la fait plus.

(Je vais essayer de transcrire la conversation qui a été assez longue. Comme je ne pouvais pas prendre de notes, j’ai dû réécrire de mémoire.)

R-N.U. : « Maintenant, on attend la valse des chefs de service. »

C.H. : « Tu le connais J-M.L. ? »

R-N.U. : « J’ai dû le croiser deux ou trois fois dans ma vie. Je sais même pas si je lui ai serré la main. »

C.H. : « Et B.E., c’est bon ? »

R-N.U. : « Tu sais, B.E., elle est pas là pour la gestion des hommes. C’est pas son créneau. Dans son service, il y en a la moitié qui refusaient d’obéir à ses ordres. Mais elle ne s’en cache pas. Elle compte toujours faire des papiers politiques à l’antenne. Elle est là pour mener Balladur aux présidentielles. C’est dans le cahier des charges. »

C.H. : « Alors, ça va valser pour les chefs de service ? »

R-N.U. : « Ah, oui, certainement. Tu sais, ça va aller vite »

C.H. : « J’ai entendu pour C.E. (elle est actuellement secrétaire générale de la rédaction. Elle gère les carrières), elle va être remplacée par H. »

R-N.U. : « C’est scandaleux. C’est le remplacement de la compétence par la courtisanerie. »

C.H. : « On parle de Bob pour le 13h ? »

R-N.U. : « Ca va aller très vite maintenant. »

C.H. : « Et pour nous ? »

R-N.U. : « Ah mon pauvre ! On sait rien. Tu sais, on est la quinzième roue du chariot. Enfin voilà. Dis donc, ça fait longtemps que tu nous as pas proposé un sujet sympa. Tu sais, il n’y a pas que les affaires. On va pas faire la énième confrontation entre Fellous et Flocco (cf. le dossier Tapie-Testut). »

C.H. : « Mais non. Tu vois depuis quelque temps, on a rien fait. Je me tiens au courant tout simplement. Je suis les affaires, mais sans plus. »

R-N.U. : « C’est ça, lève le pied. T’as pas une belle histoire sous le coude ? Je ne sais pas moi, une belle histoire de drogue par exemple. »

C.H. : « Tu sais, on en a marre de faire des sujets sur les sans-abri. Les pauvres, c’est toujours pour nous. »

R-N.U. (en riant) : « C’est sûr. Quand on veut une histoire d’alcoolique chômeur qui viole sa fille, on pense à vous. »

C.H. : « Oui justement, on en a un peu marre. »

R-N.U. : « Et quand on veut une histoire de catholique, on pense à D. (correspondant en Bretagne). »

C.H. : « On va essayer de voir pour la pêche à Boulogne. »

R-N.U. : « Ce soir, on a un gros dossier là-dessus. Mais on est preneur. On fera peut-être un tour de France avec Bayonne et vous. »

C.H. : « Bon, on va voir. »

Puis il raccroche. Il s’ensuit une conversation entre C.H. et moi sur ce coup de téléphone. C.H. remarque que cela fait longtemps que R-N.U. ne nous avait pas demandé quelque chose : « Tiens, il s’excite ! ». Je fais remarquer à C.H. que R-N.U. ne manque pas d’air. Nos chefs nous téléphonent à la moindre dépêche sur Béthune ou Valenciennes et après ils nous reprochent d’en faire trop. C.H. me répond que R-N.U. peut rétorquer que c’est E.C. qui nous téléphone tout le temps. Je lui signale que lui aussi il le fait. (cf. l’ouverture d’une information contre X dans le cadre de l’affaire OM-VA le 25 janvier).

Après les recommandations de R-N.U., nous nous mettons à chercher des idées de reportage. C.H. me dit qu’il faut aller demain matin à Boulogne. En effet c’est le jour de la criée. Beaucoup de pêcheurs reviennent de la mer et débarquent de grosses quantités de poisson. Il y a deux ans, nous avions réalisé un reportage sur le problème du maillage des filets et nous avions déjà été au port de Boulogne. L’endroit se prête à faire des images. Je dis à C.H. qu’il faudrait peut-être se renseigner d’abord sur les problèmes des pêcheurs boulonnais.

11h – bureau de France 2

Je parle à C.H. d’une possibilité de sujet que j’ai repérée dans La Voix du Nord quelques jours auparavant. Des concerts de musiciens renommés sont organisés dans des salons de particuliers dans le cadre du festival de jazz de Maubeuge.

Quand j’ai lu cet article, mon premier réflexe a été de proposer le sujet à C.H. Mais je ne l’ai pas fait pour deux raisons. Tout d’abord, nous avons déjà eu l’occasion de faire des reportages sur différents festivals à Maubeuge. Cette ville, située dans une région dévastée par le chômage, a mis en place un centre culturel dynamique qui organise toute une série de spectacles (théâtre, concert, animation) de qualité. Leur travail a du reste été récompensé par un 1er prix du ministère de la Culture en 1991. Les dirigeants disent également vouloir s’adresser à un public de jeunes de quartiers défavorisés en organisant de multiples ateliers (nous n’avons pas vraiment vérifié cette information). Enfin, les spectacles sont à des prix qui se veulent raisonnables. Les reportages, au nombre de trois, avaient été commandés par Paris. Ils ont été tous les trois « trappés ». D’où une lassitude à couvrir les activités de ce festival.

Le deuxième point qui m’a fait hésiter à proposer le sujet des « concerts jazz en appartement » est plus « politique ». La vallée de la Sambre, où se situe Maubeuge, subit un taux de chômage de plus de 20 %, avec des pointes à 30 ou 40 % selon les endroits. Le taux de RMIstes est largement supérieur à la moyenne nationale. Et j’avoue que j’ai trouvé, en deuxième réflexion, le sujet un peu décalé par rapport à la réalité sociale de cet endroit.

Mais devant l’assaut de R-N.U., je propose l’idée à C.H. qui la trouve aussitôt intéressante. Il pense que cette fois-ci, « Paris » prendra le reportage, car le thème est vraiment original. Je réponds à C.H. qu’en plus, ce n’est pas un sujet « social ». C.H. téléphone aussitôt à l’attaché de presse qui fait retomber très vite son enthousiasme. Les concerts avaient lieu uniquement le week-end précédent.

11h30 – salle de rédaction de France 3

Le documentaliste de France 3 m’apprend que le sénat belge statue aujourd’hui sur le sort de l’ancien vice-premier ministre belge. Ce personnage devrait normalement passer devant la cour d’assises. L’ancien vice-premier ministre belge. Ce personnage devrait normalement passer devant la cour d’assises. L’ancien vice–premier ministre est accusé de corruption dans l’affaire des hélicoptères, (voir affaire Agusta, samedi 22 janvier).

Je descends informer C.H. Je pense que c’est une occasion de parler de ce scandale. C.H. me réponds que R-N.U. va dire que c’est encore une affaire. Il ajoute ensuite qu’il ne voit pas très bien comment nous allons pouvoir faire quelque chose de personnel sur ce sujet. Au mieux, nous pouvons tenter de faire une interview du vice-premier ministre. Et comme d’habitude nous irons récupérer des images chez nos confrères de la RTBF. Enfin, il conclut qu’en plus de tout cela, « Paris » se fout des problèmes belges. A voir les choses sous cet angle, mon enthousiasme pour le sujet en prend un coup.

Par contre C.H. me dit qu’il faut aller demain à Boulogne. Je lui demande si il a des informations nouvelles, s’il a passé des coups de téléphone pour avoir des précisions sur les éventuels problèmes des pêcheurs boulonnais. Il est en train de lire un article de La Voix du Nord sur le centre Capécure, une importante zone d’entreprises du port de Boulogne où des tonnes de poisson sont conditionnées : « Tu vois, c’est là que les Bretons veulent débarquer. Il y a plein d’importations. Il faut y aller demain absolument ». Je lui dis de téléphoner d’abord pour avoir quand même des renseignements. Apparemment il en sait déjà assez et me répond qu’il faut aller absolument dans une entreprise d’importation. Je lui fais remarquer qu’il n’est pas du tout sûr qu’on nous accueille à bras ouverts.

14h30 – bureau de France 2

Un journaliste du service « société », B.N., nous téléphone pour caler des reportages en prévision de l’ouverture du tunnel sous la Manche. Il nous dit qu’il vient de discuter avec des journalistes du service « éco » (M.M. entre autres) et qu’il prend contact longtemps à l’avance pour que nous réfléchissions à des sujets. La démarche est suffisamment rare pour qu’elle nous surprenne. Il nous précise que cela ne presse pas pour le moment, mais que nous pouvons « gratter ».

B.N. change ensuite de conversation. Il nous demande si nous sommes tranquilles en ce moment dans notre lointaine province, loin de l’hystèrie et de la folie de la rédaction. Il nous donne des échos de ce qui se passe à France 2, suite au changement de direction. Il raconte que des collègues, même des chefs, sont venus le voir pour lui demander si il avait des tuyaux sur les futures nominations : « Même moi, alors que je suis au service société, le dernier des services ». Il pense que les chefs des services « politique », « étranger » et peut-être « éco » vont « sauter ».

15h – bureau de France 2

C.H. téléphone au responsable de la Coopérative des Pêcheurs d’Etaples. A Boulogne, la pêche est divisée en trois secteurs. D’une part, la pêche industrielle qui regroupe une quinzaine de bateaux. Ceux-ci partent pour des campagnes de quinze jours environ. D’autre part, les artisans pêcheurs qui représentent environ quatre-vingt bateaux. Eux partent pour des campagnes de 2 à 4 jours. Et enfin, les côtiers qui sont plus d’une centaine de bateaux. Ceux-là ne sortent que pour la journée.

Quand nous voulons faire des reportages, nous nous adressons toujours aux artisans pêcheurs d’Etaples car ils sont plus facilement joignables. Ils sont regroupés dans la CME, Coopérative Maritime Etaploise, une véritable entreprise, avec des responsables, des locaux, des entrepôts, des poissonneries et même des restaurants. Le responsable n’est pas là pour le moment. Les bateaux de la CME ne sont pas rentrés encore dans le conflit. Selon l’article relevé dans La Voix du Nord, le port de Boulogne est mieux organisé que les différents ports bretons. Du coup, le cours du poisson y est légèrement supérieur.

C.H. téléphone au correspondant de France 3 Nord/Pas-de-Calais à Boulogne, C.T. Celui-ci a tendance à minimiser la mobilisation des pêcheurs boulonnais. Il nous donne de vagues explications. Il est vrai que C.T. a la réputation de passer plus de temps avec les institutionnels (représentants de la Chambre de commerce, hommes politiques, élus locaux), qu’avec les acteurs sociaux de la région.

17h – bureau de France 2

C.H. finit par avoir le responsable de la CME, qui répond aux questions rapidement. Visiblement l’homme est énervé, préoccupé et n’a pas envie de répondre à un journaliste. C.H. me fait un signe de contrariété. Il essaie de faire dire au responsable que les problèmes sont moins importants à Boulogne. C.H. a déjà son idée en tête, après avoir lu l’article de La Voix du Nord. L’homme n’est visiblement pas d’accord. Il dit que peut-être les cours sont légèrement supérieurs à ceux de la Bretagne, mais que la situation à Boulogne est aussi dans le rouge. Si les pêcheurs boulonnais sont en mer, c’est parce qu’ils ne sont pas sortis depuis plus d’un mois à cause du mauvais temps. Mais il affirme qu’ils sont prêts à tout moment à rentrer dans le conflit. Puis il raccroche, car il est en attente de plusieurs coups de téléphone. C.H. me dit qu’il nous « tire la gueule » depuis le reportage que nous avons fait il y a deux ans sur le problème du maillage. Je lui fais remarquer qu’il est peut-être tout simplement préoccupé par ce qui se passe actuellement.

18h30 – bureau de France 2

C.H. téléphone au président des mareyeurs de Boulogne. Celui-ci lui explique la nécessité pour les mareyeurs d’importer de plus en plus de poissons. Pour lui, la faute incombe, entre autres, aux grandes surfaces. Celles-ci prévoient 15 ou 20 jours à l’avance des campagnes de promotion sur tel ou tel poisson. Le problème, c’est que l’on ne peut savoir à l’avance quelles espèces les pêcheurs français vont pêcher. Du coup, les mareyeurs sont obligés d’acheter l’espèce en question à l’étranger pour fournir les supermarchés et ne pas perdre un client. Rendez-vous est pris avec lui demain matin.

19h - bureau de France 2

Nous décidons de partir à Boulogne demain matin de très bonne heure. Les pêcheurs arrivent au port à partir de quatre heures et la criée a lieu vers sept heures du matin.

20h – appartement personnel

C.H. me téléphone car le président des mareyeurs vient de le contacter pour lui signaler l’arrivée, demain matin à Boulogne, de pêcheurs bretons. Le correspondant de TF1 aussi a téléphoné pour lui dire la même chose. C.H. pense qu’il a appris l’information également par le président des mareyeurs. Mais C.H. est sceptique sur cette information. Il a eu Q.E., le correspondant de France 2 en Bretagne. Celui-ci croit savoir que les pêcheurs bretons viendraient à Boulogne dans deux jours. Rendez-vous est pris, demain, à cinq heures du matin.

N.B : En trois ans de correspondance, nous avons dû faire une dizaine de sujets culturels dans la région. Sur ces dix sujets, six ou sept ont été « mis à la trappe », alors que tous les sujets avaient été commandés par Paris. En fait, les attachés de presse font directement la promotion de leur spectacle au service « culture » de France 2, lequel pour se débarrasser de ces attachés de presse, nous « refile le bébé ». Ensuite, lors des conférences de rédaction des différentes éditions, il n’y a plus personne pour défendre le reportage qui part ainsi « à la trappe ». Par ailleurs, les journalistes du service culturel, plus proches géographiquement et physiquement des célébrités culturelles du moment, favorisent les spectacles parisiens. Du coup, nous ne proposons plus ce genre de sujets et nous n’acceptons plus de les tourner.

Mercredi 2 février

5h - bureau de France 2 à Lille

Nous partons, direction Boulogne. Officiellement, nous allons faire un reportage sur la mobilisation dans le plus grand port de pêche français. Officieusement, nous allons sur place au cas où les marins bretons débarqueraient. Mais nous n’y croyons pas beaucoup. Nous arrivons vers 6h15 au bassin Loubet, le quai d’accostage des bateaux de pêche. Deux marins nous interpellent et nous précisent qu’il y a en ce moment une réunion à la Coopérative Maritime Etaploise. Nous allons y faire quelques images. Les responsables de la Coopérative ne semblent pas enthousiasmés de nous rencontrer et ne nous autorisent à filmer que durant quelques minutes. Comme les artisans sont en réunion et que nous n’avons pas le temps d’attendre, nous repartons sans prendre de renseignement. Il nous faut faire de l’image.

Nous allons de nouveau au bassin Loubet où le déchargement du poisson est terminé. Les cours vont être ddiscutés à la criée toute proche, en attendant que le poisson soit embarqué à destination des entreprises de transformation de Capécure.

Nous partons donc à la criée. A l’intérieur du bâtiment, un confrère de France 3 filme les cotations. L’équipe de France 3 est sur le port depuis 4h du matin. Pendant que C.H. discute avec le journaliste local, je fais quelques plans de l’ambiance. Je demande ensuite à mon confrère le nombre de personnes qui travaillent sur la zone portuaire. Il ne le sait pas. Nous apprendrons plus tard par des mareyeurs qu’il y a entre 5000 et 7000 salariés sur tout Capécure.

C.H. rencontre le président du syndicat des mareyeurs qui lui donne quelques renseignements supplémentaires. Il lui parle notamment de l’importance de Capécure dans la préservation relative des prix du poisson. En fait, C.H. cherche à bâtir le sujet autour d’une idée qu’il a eue la veille, après la lecture d’un article de La Voix du Nord : les pêcheurs du port de Bouloge s’en sortent un peu mieux que ceux des ports bretons. En effet la zone de retraitement de Capécure et son énorme infrastructure permettent d’assurer des prix du poisson légèrement supérieurs à ceux de Bretagne. Et toutes les questions sont posées pour tenter de vérifier cette hypothèse qui repose sur un article de presse.

Nous repartons sur les quais du bassin Loubet faire quelques images de l’embarquement des caisses de poisson. C.H. en profite pour discuter et faire l’interview d’un patron pêcheur. Il n’a aps l’air d’adhérer entièrement à l’hypothèse de C.H. sur le relatif maintien des prix du poisson. Il parle par exemple pour le merlan, d’un prix de 6 F. le kilo, alors qu’il lui faudrait le vendre à 9 F. pour s’en sortir. La discussion est courte, l’interviex également. C.H. lui reposera une question après lui avoir expliqué qu’il doit synthétiser ses réponses. Ainsi C.H. lui fera répondre en une seule phrase ce qu’il a dit auparavant en deux phrases.

Je filme des marins de base, qui attendent à côté de leurs bateaux. Ici, ce sont les patrons artisans qui décident de faire grève ou non. À aucun moment de la journée nous n’adresserons la parole à ces marins. Nous apprenons qu’une seconde réunion va avoir lieu à Etaples à 11h.

Nous rencontrons nos collègues de TF1 de Lille qui sont là depuis 2h ce matin. Ils sont venus si tôt pour voir les pêcheurs bretons arriver sur Boulogne. En attendant, ils font quelques images de l’activité sur le quai. Il est environ 9h. C.H. et moi allons boire un café avant le prochain rendez-vous.

10h – zone portuaire Capécure

Nous avons rendez-vous avec le président du syndicat des mareyeurs. Il doit nous faire rencontrer uen responsable d’une entreprise de retraitement du poisson. Pendant que C.H. discute assez longuement avec la responsable, je filme les employés qui tirent à la main des filets. Cette entreprise traite à 85 % du poisson venant de Boulogne. Elle utilise très peu d’importations. Pourtant la responsable avoue que les importations sont indispensables pour faire vivre Capécure : en effet, plus de 200 000 tonnes de poissons (entre 220 000 et 280 000 tonnes selon les sources issues des mareyeurs) sont traitées par les entreprises de la zone. Seules 60 000 tonnes proviennent de la pêche boulonnaise.

C.H. n’est pas satisfait. Il voudrait trouver une entreprise qui importe de grosses quantités de poisson. Mais voilà, ce n’est pas vraiment le jour pour qu’une telle entreprise accepte la venue d’une équipe de télévision. Le président du syndicat des mareyeurs n’est pas vraiment chaud pour cette idée. Il téléphone pourtant à plusieurs entreprises qui refusent toutes. En attendant, C.H. fait l’interview de la PDG. Il reposera de nouveau sa question en lui demandant de synthétiser sa réponse.

Nous partons vers 10h45, en compagnie du président du syndicat des mareyeurs, à la recherche du patron d’une entreprise importatrice qui veuille bien nous recevoir. Après plusieurs refus, nous finissons par trouver un chef d’entreprise qui accepte notre venue. Le président des mareyeurs, qui n’est pas très rassuré, nous le présente comme un provocateur (surnommé Kojak, du nom du héros d’une série américaine, à cause de sa stature et de son crâne chauve). L’année précédente, son entrepôt avait été dévasté par des pêcheurs en colère. Après plusieurs minutes d’attente, (l’homme est au téléphone), C.H. finit par l’interviewer. Selon lui, Capécure perdrait les trois-quarts de ses emplois, s’il n’y avait pas d’importation. C.H. refait une partie de son interview. Il ne trouvait pas la première partie assez percutante.

Il est par contre trop tard pour faire des images dans son entreprise. C.H. veut absolument partir sur Etaples, à la réunion des artisans pêcheurs. Je ne suis pas d’accord. Je considère qu’il faut faire d’autres images sur Capécure. Il faut que C.H. puisse faire un commentaire sur l’importance et sur le rôle de ce lieu. Nous sommes pris par le temps, d’autant plus que toutes les activités cessent dans cette zone à partir de midi. C.H. pense qu’il est très important d’arriver avant la fin de la réunion des pêcheurs, afin de connaître leur décision. En fait, je suis sûr que C.H. veut arriver à temps pour savoir si les pêcheurs ont prévu de faire des actions spectaculaires dans les jours suivants.

Nous décidons finalement de faire rapidement deux ou trois plans, puis nous partons sur Etaples. Le chef d’entreprise ressemblant à Kojak nous rattrape en voiture pour nous dire qu’il tient absolument à ce que C.H. mette une partie de l’ITW où il dit qu’il a de bonnes relations de travail avec la Coopérative Maritime d’Etaples. Nous sommes très pressés et C.H. lui dit au vol qu’il verra, qu’il ne peut pas mettre dans un sujet de 1 mn 30 plusieurs parties de l’ITW. D’autant plus que C.H. sait déjà quelle partie de l’ITW il va prendre.

11h30 – coopérative maritime à Etaples

La réunion est déjà terminée quand nous arrivons. Nous apprenons par des patrons pêcheurs qui discutent sur le port, que la grève a été votée et que les bateaux ne sortiront pas. Ils nous précisent qu’il reste des chefs dans la salle de réunion. Nous rencontrons le journaliste-localier de la Voix du Nord qui nous saute dessus et nous fait tout un speech sur le ras-le-bol des pêcheurs. Il sous-entend qu’il pourrait y avoir des actions spectaculaires dans les heures qui viennent. Visiblement, il tente de nous épater en essayant de nous déballer ses connaissances de la situation. Cela excite pourtant C.H., qui lui demande si l’équipe de TF1 était présente. Le collègue répond que non et dit qu’il n’a pas vu non plus France 3. Ces paroles nous rassurent et nous entrons dans le bâtiment pour rencontrer les chefs présents.

Un petit groupe d’artisans est encore dans la salle de réunion. Nous attendons que l’un d’entre eux sorte. Le responsable de la coopérative passe devant nous en nous adressant à peine la parole, ce qui à le don d’agacer C.H. qui me glisse : « Il commence à m’énerver celui-là. Il faut pas qu’il oublie que sans nous il n’existe pas. » C.H. arrive à coincer un artisan, responsable du syndicat CFTC. C.H. le connaît depuis un ancien reportage. Il nous explique les raisons de la décision de faire grève, mais précise que les pêcheurs boulonnais ne veulent pas de casse, et ne souhaitent pas la venue des Bretons. C.H. fait son interview rapidement.

Après l’interview, je questionne le pêcheur sur le fait qu’un patron soit le responsable d’un syndicat de salariés. Il me répond que c’est une particularité de la pêche à Boulogne. Ce sont les artisans eux-mêmes qui syndiquent leurs hommes d’équipage et qui paient leurs cotisations. Il précise qu’ils ont des problèmes actuellement avec le syndicat. Celui-ci commence à voir d’un mauvais œil cette situation. Il me dit que si la CFTC les exclut, cela fera 500 ou 600 adhérents de moins, car 95 % des bateaux sont syndiqués à la CFTC. Il ajoute même que les hommes d’équipage sans doute ne se syndiqueront plus. Ils sont habitués à ce que le patron paie la cotisation syndicale à leur place.

C.H. me raconte peu après dans la voiture, qu’il a fini par coincer le responsable de la coopérative. C.H. lui a donné nos coordonnées en lui précisant que si les pêcheurs boulonnais font une action spectaculaire, il a tout intérêt à nous prévenir. C.H. me raconte qu’il a ajouté fermement que « sans une image, vos actions ne veulent rien dire. Vous avez besoin de nous ». Nous apercevons l’équipe de TF1 Nord/Pas-de-Calais qui passe au loin et nous nous demandons ce qu’ils peuvent bien faire.

14h – zone portuaire Capécure

Après avoir mangé un morceau à Etaples, nous retournons à Boulogne faire un plan général de Capécure et des images des bateaux immobilisés à quai. Comme nous avons un peu de temps, nous passons une bonne heure à chercher le lieu idéal d’où nous pourrions faire ce plan de Capécure. Cette image permettrait de mesurer l’étendue de la zone. Nous renonçons car aucun endroit ne nous satisfait pour réaliser cette image. Nous finissons par faire un travelling sur des dizaines de poids lourds frigorifiques à la gare routière. Ce plan illustrera l’importance du trafic.

Nous apprenons par un appel téléphonique que les pêcheurs de la Coopérative Maritime d’Etaples ont prévu d’aller manifester à Lille demain après-midi. Une délégation sera reçue par la présidente du Conseil Régional, Marie-Christine Blandin. Une quinzaine de cars est prévue à cet effet.

Sur le chemin du retour nous contactons Q.E., le correspondant de France 2 en Bretagne. Celui-ci se trouve dans sa voiture, près d’un port de pêche breton. Il nous fait savoir qu’il vient de s’engueuler avec R-N.U. sur des problèmes de logistique. En effet, R-N.U. feint d’ignorer les problèmes de distance entre le lieu de reportage et le lieu de montage. Le bureau de France 2 Bretagne est situé à Rennes, loin des ports bretons. Un car vidéo suit donc Q.E. pour assurer le montage. Mais ce car a eu un problème de téléphone et ne pouvait plus être joint. Q.E. a fini par perdre la trace du car en question. En plus de cela, il existe en Bretagne un véritable problème de transmission. Il y a peu de bornes de faisceaux hertziens pour envoyer les sujets. L’équipe, composée seulement de deux personnes, doit donc gérer un tas de problèmes, en plus du reportage. Il ne faut pas oublier que Q.E. doit assurer deux sujets par jour, même si il a reçu le renfort d’une équipe parisienne qui couvre d’autres aspects du conflit. Tout cela fait que notre collègue est très remonté contre notre chef.

C.H. lui demande si les Bretons comptent toujours aller à Boulogne. D’après Q.E., les pêcheurs bretons ont, lors des assemblées générales, plusieurs fois pointé du doigt Capécure comme la plaque tournante nationale des importations. Du coup, ils sont prêts à monter dans le Pas-de-Calais. Il y a pour le moment plus de dix cars prévus dans la soirée en direction de Boulogne. Et apparemment, ils ne viennent pas, selon Q.E., « pour faire du tourisme ». C.H. demande donc à Q.E. de nous téléphoner dès que les cars partiront pour Boulogne.

E.C. nous contacte peu après sur la route. Elle vient aux nouvelles. Elle nous raconte qu’elle à l’idée d’envoyer l’autre équipe de Bretagne dans un car de marins en direction du Pas-de-Calais. C.H. en profite pour se renseigner sur le contenu des autres sujets du conflit de la pêche prévus dans le « 20h » de ce soir. Cela va lui permettre de mieux construire son sujet, histoire de ne pas faire doublon avec les autres. Comme Q.E. fait un sujet sur les difficultés rencontrées par les marins bretons pour vendre leur poisson à des prix raisonnables, C.H. choisit d’axer son reportage sur la particularité du port de Boulogne. E.C. l’approuve et lui précise surtout que le sujet ne doit faire qu’1 mn 30. C.H. a beau négocier, il n’a droit qu’à 1 mn 30. Le journal est comme d’habitude « complet ». Il s’ensuit une conversation sur les moyens logistiques mis en place pour couvrir les moyens logistiques mis en place pour couvrir les évènements prévus le lendemain à Boulogne. Un car de montage de France 2 sera donc envoyé sur place pour nous faciliter le travail.

Quand C.H. a raccroché, je fais remarquer que j’ai trouvé notre chef « limite ». L’idée d’envoyer une équipe avec un car de pêcheurs, comme s’il s’agissait d’un bus de supporters, me paraît saugrenue. D’autant plus que les Bretons n’ont pas l’air partis avec les meilleures intentions.

Vu la tournure des événements, nous décidons de repartir ce soir à Boulogne après l’envoi du sujet du jour. Nous dormirons à l’hôtel pour être prêts de bonne heure demain matin. En calculant au plus juste, nous nous disons qu’il faudrait être debout à 3 h.

17h – bureau de France 2 à Lille

En arrivant au bureau, nous trouvons un fax adressé à la directrice de France 3 Nord/Pas-de-Calais. Ce fax nous est adressé également. Il émane du maire de Hautmont, Joëm Wilmotte. Celui-ci a relevé un article d’un journaliste de La Voix du Nord sur le danger de médiatiser l’histoire des enfants refusés à l’école publique de la ville, (voir le mercredi 26 janvier). Cela reprend justement nos interrogations à propos de l’opportunité de faire ou non ce sujet. C.H. n’apprécie pas du tout l’article du confrère journaliste qui met en cause notre venue et il se promet de lui téléphoner. Quant à ce Joël Wilmotte, il n’en manque pas une !…

Comme aucun monteur n’est libre, C.H. dérushe les ITW pour avancer le travail.

Une dépêche AFP est tombée à 13h25 annonçant la venue à Boulogne des pêcheurs bretons. Le décor de l’événement du lendemain se met peu à peu en place. Il est 18h et C.H. va enfin monter le sujet. Il ne reste plus beaucoup de temps, d’autant plus que le faisceau est ce soir à 19h15. Là encore il n’y a pas eu moyen de négocier et de repousser l’heure d’envoi.

Pendant que C.H. est au montage, je règle des problèmes d’intendance. D’abord je cherche un preneur de son, mais je n’en trouve aucun de disponible. Ensuite, je loue deux chambres d’hôtel à Boulogne. Enfin, je m’occupe du problème du faisceau de Boulogne qui est en panne. Je finis par trouver une solution avec le chef de centre.

Le correspondant de Bretagne a laissé entre-temps un message sur le répondeur. Il nous dit qu’il est à Lorient et qu’il est 18h50. Les bus, remplis de pêcheurs bretons, sont en train de partir.

19h20 – bureau de France 2 à Lille

C.H. revient du faisceau. Il est très déçu du sujet. Il me dit qu’en 1 mn 3à il est difficile de résumer la situation du port de Boulogne. Compte tenu des différents éléments filmés, le sujet est frustrant. Mais cela devient notre lot quotidien.

C.H. arrive à joindre Q.E. dans sa voiture. Celui-ci lui confirme qu’une quinzaine de bus sont en train de partir de Lorient. Il précise que les marins ne sont pas partis faire du tourisme, vu l’arsenal qu’ils transportent avec eux : battes de base-ball, nerfs de bœuf, frondes, etc. La tension monte d’un cran. Nous nous disons que nous allons vivre une chaude journée demain. Des visions de batailles rangées avec les CRS nous excitent passablement. Mais Q.E. refroidit un petit peu notre excitation. A force d’annoncer tout fort qu’ils vont à Boulogne, les pêcheurs pourraient bien réserver une surprise et aller faire une opération commando ailleurs. Nous pensons à une éventuelle action sur le marché de Rungis, (comme pour le dernier conflit). Cela veut peut-être dire que nous allons veiller pour rien toute la nuit.

Nous apprenons à la rédaction de France 3 Nord/Pas-de-Calais, que TF1 met en place de « gros moyens ». Le rédacteur en chef nous raconte qu’il a reçu une demande d’autorisation de TF1 d’utiliser la boîte noire de Boulogne : « Ils ont pris tous les faisceaux de 12h45 jusqu’à 13h30. Ils comptent faire un direct du centre de Boulogne. » Je pense que si les Bretons ne viennent pas, certains vont tirer la gueule. C.H. me fait remarquer qu’ila bien fait de faire réserver par Paris un faisceau (prévu de 12h15 à 12h30) tôt dans l’après-midi. Nous décidons de nous reposer un petit peu avant de partir.

21h30 – voiture de reportage

Nous voilà repartis pour Boulogne, fatigués par une journée de travail et pas vraiment enthousiasmés par la suite des événements. Dans la voiture, nous écoutons Europe 1, qui à cette heure-là, ne diffuse que des informations, notamment sur le conflit de la pêche. Nous nous posons la question de savoir si les pêcheurs vont venir ou pas. Faire tout cela pour rien…. Arrivés à Boulogne à 23h, nous nous préparons à une nuit très courte. Nous fixons le réveil à 3h. Un car de diffusion de TF1 est déjà garé près de l’hôtel. Le réceptionniste nous annonce fièrement la présence d’un groupe de journalistes dans son établissement. Il ajoute que des CRS attendraient les Bretons à Abbeville, dans la Somme, et à Saint-Omer, dans le Pas-de-Calais. Ah ! Rumeurs, rumeurs…

N.B : Des chiffres ont été cités tout au long de la journée : 5 à 7000 salariés sur Capécure, 200 à 220 000 tonnes de poisson traitées par an sur la zone portuaire, 60 000 tonnes de poisson pêchées par les Boulonnais. Ces chiffres sont peut être vrais, mais nous ne les vérifierons à aucun moment auprès des autorités compétentes. Manque de temps ou négligence…

Jeudi 3 février

3h – port de Boulogne

A cette heure-là, les rues sont désertes. Seules quelques voitures de police patrouillent lentement dans la zone portuaire. Nous nous installons dans un endroit stratégique, à l’entrée de Capécure. De là, il est impossible que nous rations l’arrivée des manifestants. Pour le moment, nous sommes les seuls journalistes sur le terrain. En attendant, nous écoutons France Info, qui ne diffuse que des informations de la veille.

A 3h45, deux colonnes de véhicules de CRS manoeuvrent aux deux entrées de Capécure. Le décor peu à peu se met en place.

Vers 4h, des confrères du bureau de l’AFP Lille, (une journaliste et un photographe), viennent se garer à côté de notre voiture. Ils n’ont pas plus de nouvelles que nous sur la destination des Bretons. Un quart d’heure plus tard, ils nous informent qu’ils viennent d’apprendre par l’AFP nationale que les pêcheurs bretons sont près du marché de Rungis et que des heurts importants ont lieu avec les forces de l’ordre. Aussitôt C.H. téléphone à Télé Matin pour les prévenir. Le chef d’édition nous dit qu’ils sont effectivement au courant et qu’ils ont déjà envoyé une équipe. Nous sommes inquiets. Si les bretons sont à Paris, nous sommes peut-être venus pour rien.

Peu à peu, d’autres voitures de journalistes arrivent sur ce parking : le correspondant dans la région d’Europe 1, RMC Paris, Radio France Fréquence Nord, Nord Littoral (un quotidien diffusé sur la Côte d’Opale), un photographe indépendant de Paris, M6 Lille. Toute la petite troupe fait la causette sur le parking désert, à deux pas des CRS. Certains sont carrément pessimistes, comme le photographe indépendant parisien qui voit sa journée fichue. D’autres espèrent encore que les pêcheurs vont venir nous visiter. En fait, tout le monde est là pour couvrir des événements chauds. C.H. et moi remarquons avec surprise l’absence de TF1.

Nous suivons sur France Info, puis sur Europe 1, la teneur des incidents sur Paris. Le carré de la marée sur Rungis serait dévasté. Des heurts violents se seraient déroulés avec les forces de l’ordre. Vers 5h, nous apprenons que des Bretons sont partis en direction de l’autoroute A1 et bloquent le péage de Senlis dans le sens Paris-Lille. Aussitôt, la petite troupe de journalistes reprend espoir : ils vont venir. Mais combien ? Selon les radios ou selon les confrères qui téléphonent à leur sources, ce sont deux, trois, cinq, dix ou quinze bus qui se dirigent vers le Nord. La tension monte d’un cran. C.H. et moi décidons d’aller faire un tour dans Boulogne, pendant que les confrères vont boire un café.

6h – un café de Boulogne

Deux marins venus du Finistère en éclaireurs sont accoudés au comptoir. Derrière eux, une bonne dizaine de journalistes est attablée. D’autres confrères sont arrivés depuis le début de la matinée, notamment les correspondants régionaux de RTL, du Parisien, de France 3, ainsi que des photographes de Reuter. L’ambiance est meilleure, car de plus en plus de bruits font état de l’arrivée de bus chargés de Bretons. L’heure est à la restauration. Deux ou trois confrères adressent la parole aux pêcheurs présents.

Ils viennent d’un petit port au nord de Brest et sont simples marins sur des bateaux côtiers de moins de 12 mètres. Ils ont à peine la trentaine et parlent de la disparition d’un métier, d’une culture, d’une tradition. Jusqu’à présent, ils ne s’en sortaient pas trop mal à pêcher les « poissons nobles » (baudroie, sole, turbot, bar). Mais depuis plus d’un an, ils ont du mal à nourrir leurs familles. Pourtant, il n’y a pas trace d’une plainte dans leur propos. Ils sont tantôt graves, tantôt plaisants, accompagnant leurs paroles de verres de bière. Derrière, la troupe des journalistes parle fort, de souvenirs de reportages.

7h30 – zone portuaire de Capécure

Le pont d’acès à Capécure est maintenant gardé par une unité de gardes mobiles. Une vingtaine de fourgons de la police urbaine se positionnent, les gyrophares en marche, aux différents accès de la ville. En plus de cela, la pluie commence à tomber avec violence. L’excitation monte d’un cran. Tout est en place pour un événement médiatique.

C.H. téléphone à Paris pour signaler que les forces de police sont en grand nombre. Il précise que nous sommes sur le pied de guerre.

8h30 – voiture de reportage

En attendant l’arrivée des pêcheurs bretons, nous allons au Portel, une commune voisine de Boulogne. Un rendez-vous a été fixé par des pêcheurs boulonnais. Une centaine de marins de la pêche industrielle se sont réunis à l’appel de l’intersyndicale CFDT-CGT. Le délégué du syndicat CFDT nous explique que les hommes ont prévu d’aller occuper un péage à une cinquantaine de kilomètres de là. En fait, il se débrouille pour que les pêcheurs boulonnais ne rencontrent pas les pêcheurs bretons, genre « chacun chez soi, on ne veut pas cautionner la casse ».

Nous voyons arriver les correspondants de TF1 pour le Nord/Pas-de-Calais. Zut, ils étaient donc là ! Il faut dire que cela nous paraissait bizarre de ne pas les voir. L’événement est quand même d’importance. En fait, nos confrères étaient arrivés depuis longtemps, mais ils tournaient dans d’autres parties de la ville. C.H. va les saluer.

J’en profite pour discuter un peu plus avec le délégué de la CFDT. Je m’aperçois que le leader syndicaliste est dans des enjeux de pouvoir importants. Il ne veut pas entendrte parler du comité de survie, monté par les pêcheurs bretons, dans lequel pourtant se trouve son syndicat.Il m’avoue qu’il n’était pas d’accord avec cette décision. Ce sont les instances nationales de son syndicat qui l’ont obligé à adhérer. J’explique tout cela à C.H. qui s’est déjà fait son opinion : les pêcheurs boulonnais ne veulent pas des Bretons à Boulogne. Je lui dis que ce n’est pas aussi simple que cela. Mais nous n’avons pas le temps de rentrer dans les détails.

Nous faisons une interview du leader syndicaliste CFDT. Celui-ci finit par dire que les Bretons ne viendront pas faire la loi ici, et que les Boulonnais ne les attendent pas. C’est cette partie de l’ITW que C.H. gardera pour le « 13h » et pour le « 20h ». TF1 fait également l’interview du syndicaliste. Aucun journaliste présent sur les lieux n’ira adresser la parole à l’un des marins présents qui sont tenus à l’écart. Je fais quelques images de ces marins qui montent dans le bus et voilà pour la séquence « du côté des Boulonnais ». Occupons-nous maintenant des Bretons. Cela nous a pris une petite demi-heure.

Le confrère de TF1 nous raconte la fin de son périple à Boulogne, deux jours auparavant, (voir la journée du mercredi 2 février). Il était venu avant tout pour le baston annoncé. Comme les marins bretons n’étaient pas au rendez-vous, il n’avait pas fait de sujet. Le responsable du « 13h », Jean-Claude Pernaud, voulait absolument quelque chose à 11h du matin, le collègue de TF1 est parti faire le fameux micro trottoir qui vous sauve un sujet en moins de deux. Une dose de pépé qui est d’accord avec la colère des pêcheurs ; une dose de Mémé qui est contre ; et une dose de jeune qui se tâte. C’est tourné en un quart d’heure et ça vous fait un bon petit sujet pas compliqué, un rien « popu ». Pour finir, il est allé monter le sujet au service audiovisuel de la mairie du Touquet, (tenue par le député UDF, Léonce Desprez).

Je demande au confrère pourquoi il n’a pas fait de sujet sur l’importance de la zone de Capécure. Il me répond qu’il n ‘était pas venu pour cela. Et il n’avait plus le temps après de faire un sujet un peu travaillé. Pernaud lui a alors plus ou moins imposé le micro-trottoir. Il a conscience de la légèreté de son travail et précise que ce n’est pas la première fois que cela lui arrive. La plupart des demandes de ses chefs se font en milieu de matinée pour l’édition de 13h du jour même. Résultat, il lui arrive bien souvent de tourner ses sujets en moins d’une heure. Cela donne au reportage un côté très « people »… Je remarque que notre confrère nous dit tout cela avec un ton blasé, un rien cynique. Pourtant ce confrère serait plutôt un journaliste sincère, prêt à travailler honnêtement. Mais il travaille pour une filiale de La Voix du Nord, NEP TV, qui vend des sujets à TF1. Chaque reportage est donc bon à prendre, car c’est une rentrée d’argent pour l’entreprise.

Je raconte à ce journaliste la particularité du syndicalisme des pêcheurs d’Etaples. Il n’a pas l’air surpris. Il est syndiqué au SNJ, alors qu’il est le directeur de la boîte de production.

9h15 – zone portuaire Capécure

De retour à Boulogne, nous constatons que tous les ponts d’accès à Capécure sont maintenant bouclés par les forces de l’ordre. Nous avons même des difficultés pour passer. Les confrères journalistes, (de nouveaux journalistes sont présents : parmi eux des photographes d’agences et un confrère de Ouest France), se suivent et ne se lâchent pas. Tout ce petit monde d’affole à l’apparition d’un groupe au loin. Ca y est ! Voilà les Bretons ! Aussitôt, les journalistes courent dans leur direction.

Quatre-vingt pêcheurs environ se sont regroupés dessous un pont, hagards, fatigués par une nuit de car, mouillés par la pluie qui tombe dru. Ils sont aussitôt filmés, photographiés, interviewés, interrogés : non ils n’étaient pas à Rungis, oui ils viennent du Finistère, non ils ne savent pas si d’autres bus vont venir. Nos dangereux Bretons sont pour le moment bien perdus sous ce malheureux pont, essayant de lancer des plaisanteries à l’adresse des forces de l’ordre. Comme il pleut vraiment beaucoup, ils mettent le cap vers les cafés du centre ville, en attendant la suite des événements. Ils sont suivis par bon nombre de journalistes. Nous décidons d’attendre, C.H. et moi, dans la voiture, face aux forces de l’ordre. Cela fait longtemps que nous sommes trempés.

10h – port de Boulogne

Nous entendons sur France Info toute une série de flashes concernant la montée des bus sur Boulogne : ils sont dix, vingt, trente, ils se dirigent vers Lille, Boulogne, etc. Nous sommes là ; à attendre, sans autre information sur ce qui se passe à Boulogne que les nouvelles données par la radio. Nous sommes paralysés, à regarder désespérément à droite et à gauche pour voir si des bus vont venir. Nous n’osons pas bouger de peur de louper l’arrivée des cars bretons et surtout la baston tant attendue. Je ne sais même pas si nous imaginons qu’il est possible de recueillir d’autres informations sur ce qui se passe dans cette ville autrement qu’en restant à cet endroit.

En attendant, C.H. téléphone à R-N.U. pour lui dire que nous sommes parés à toute éventualité. Ils concluent tous deux que cela ne devrait plus tarder maintenant. R-N.U. lui précise que le car de montage de France 2 doit arriver à Boulogne en fin de matinée. Enfin, deux bus bigoudens passent devant nous et s’arrêtent à quelques dizaines de mètres, au Foyer des gens de la mer (sorte d’hôtel restaurant que l’on trouve dans beaucoup de ports). Je me précipite aussitôt pour faire quelques images.

Les pêcheurs s’installent autour des tables pour déjeuner. Ils ont tous des têtes fatiguées. Seule une petite poignée de journalistes est présente. Peu après, un délégué vient faire part aux pêcheurs d’une rencontre qui a eu lieu entre une délégation de marins bretons présents sur Boulogne depuis la veille et les mareyeurs de la ville. Nous n’avons jamais su qu’une telle réunion se déroulait, mais qu’importe.

Les autres pêcheurs arrivés quelques instants plus tôt, débarquent au foyer des gens de la mer, suivis par le reste des journalistes. La salle de restaurant devient vite petite. Les pêcheurs sont aussitôt filmés, photographiés, interviewés. Une mini-conférence de presse se déroule dans un coin avec des leaders qui s’adressent en même temps aux journalistes et aux pêcheurs. En tout, quatre cars sont arrivés. On est loin du compte. L’attente continue.

J’en profite pour faire quelques images d’ensemble de la pièce et aussi des gros plans de visages fatigués par les derniers événements. En fait, très peu de mes confrères s’adressent directement aux marins de base. On peut même observer que très rapidement, une fois les photos et les notes prises, les photographes et les journalistes s’assoient à des tables à part des pêcheurs et se mettent à discuter de boulot.

Dehors, des petits groupes de jeunes pêcheurs vont de temps en temps faire face à des barrages des forces de l’ordre, aussitôt suivis par les cameramen et les photographes. Certains ont à la main des battes de base-ball, des barres de fer et ne s’en cachent pas. Mais à part quelques provocations verbales, rien ne se passe de vraiment sérieux. Nous voyons passer au loin encore un ou deux bus qui continuent leur chemin.

11H – foyer des gens de la mer

C.H. décide de faire l’interview d’un des leaders des pêcheurs bretons. Celui-ci précise qu’ils ont l’intention d’aller dans la journée regarder à l’intérieur des frigos de Capécure pour voir si il y a de l’import. Quant à ce qui s’est passé le matin à Rungis, il précise que les pêcheurs ont détruit uniquement les importations de poisson.

Comme il est déjà 11h15, C.H. décide d’aller monter le sujet sur les événements de la matinée. Je reste sur place avec du matériel pour couvrir les éventuels dérapages, (tant attendus ?).

Vers 11h30, les pêcheurs décident de sortir bloquer un des ponts de Boulogne, face à un important cordon de policiers urbains. Derrière ce cordon, est alignée une compagnie de gardes mobiles. Des pêcheurs bretons arrivent d’une autre partie de Boulogne et se joignent aux autres. Ce sont près de 400 commencent à bloquer la circulation. Tous les journalistes sont sur le pied de guerre. Le moment tant attendu arrive.

Très vite les pêcheurs viennent sur les barrières de protection d’accès à Capécure. Les forces de l’ordre font les sommations d’usage, et en quelques minutes les premières lacrymogènes et les premières pierres sont tirées. Les forces de l’ordre subissent des assauts des manifestants quelque peu énervés. Les gendarmes mobiles, campés sur leurs positions, répondent par des grenades « à souffle » aux fusées de détresse lancées par les manifestants. Je me retrouve au milieu de mes confrères caméramen et photographes, recevant des nuages de lacrymo dans les yeux, galopant entre les manifestants et les forces de l’ordre. Nous sommes tous excités, vivant enfin le moment fort, tant espéré. Nous avons droit, nous aussi, à nos scènes de violence. Nous n’avons pas attendu toute la matinée pour rien. Je dirais presque que nous sommes récompensés de nos efforts. Ah, ces braves pêcheurs ! L’affrontement ne durera pourtant qu’un quart d’heure, sans être d’une extrême violence.

Je regarde ma montre. Il faut que je pense à rapporter à C.H. les premières images de l’affrontement. Il est encore temps qu’elles passent à l’édition de 13h. Je profite d’un moment de calme pour décrocher. En fait, c’est la fin de l’affrontement. Les marins bretons remontent dans les bus et se dirigent vers une autre partie de la ville. Je téléphone, passablement énervé, à C.H., pour lui annoncer ma venue. Un photographe de Reuter m’amène au car de montage distant de quelques centaines de mètres.

12h15 – Parking de Nausica

Comme la borne d’envoi du faisceau de France 3 est en panne, TF1 a fait venir un carTDF de diffusion, sur lequel le car de montage de France 2 s’est branché. Nos collègues de France 3 sont également sur place. La présence de toutes ces télés donne l’impression d’un grand événement médiatique. J’arrive au car, alors que C.H. envoie le reportage de la matinée. Il n’a plus le temps de rajouter les images de la bagarre. Il faut assurer en priorité le sujet, au cas où nous serions coupés. Les faisceaux sont prévus dans des créneaux horaires très précis. Il n’est pas question de dépasser l’heure. C.H. est en colère. Il trouve qu’il a demandé un faisceau trop tôt. Les impages de l’affrontement arrivent quand même à partir avant la fin du faisceau.

C.H. a R-N.U. au bout du fil et lui dit de remplacer les images de la fin de son sujet par des images de baston. En effet, C.H. annonce le début des affrontements à la fin du reportage. Je n’aime pas du tout envoyer les rushes tels quels à Paris. Je signale à C.H. que les affrontements n’ont duré qu’un quart d’heure. J’insiste sur le fait qu’il ne faut pas exagérer l’importance des heurts. Mais sous la pression des demandes de Paris, C.H. ne m’écoute pas. Je ne suis pas sûr que R-N.U. prenne le temps lui aussi de l’écouter. Bref personne n’écoute personne. C.H. me répond que R-N.U. va se débrouiller.

En fait, les images de l’affrontement seront montées dans un sujet de 50 s, commenté par un journaliste parisien. Ce sujet fera l’ouverture du « 13h », lancé par le présentateur d’une façon dramatique : « De graves incidents aujourd’hui à Boulogne ». Puis le sujet de C.H. passera, amputé de la fin. Et enfin, suivra le reportage du matin à rungis, avec des images spectaculaires d’affrontements.

Juste avant de partir, le technicien, (un car de montage de France 2 est composé d’un monteur et d’un chauffeur technicien qui mixe le son et fait un peu de tout), qui est en train de ranger le matériel, sort une petite caméra vidéo et me demande de le filmer : « pour ma famille » me dit-il. Et cet homme, qui a facilement la cinquantaine, se met à enrouler des câbles sur ce parking mouillé, en prenant à chaque fois des poses, me précisant bien de ne pas rater le logo « France 2 » écrit sur le camion. Tout cela se déroule à quelques centaines de mètres des pêcheurs bretons.

12h45 – port de Boulogne

Un collègue de France 3 nous a prévenu qu’une partie des pêcheurs a décidé d’aller au terminal trans-Manche de Calais pour tenter d’intercepter des importations douteuses. Deux bus remplis de marins, sont garés sur un parking, prêts à partir. Nous nous plaçons derrière eux, avec d’autres collègues qui attendent (TF1, M6, France 3, etc.). Cinq minutes plus tard, c’est le départ pour Calais, tous à la queue leu leu.

13h30 – terminal trans-Manche à Calais

Quand nous arrivons à Calais, il y a déjà sur place deux autres bus bretons et un petit paquet de photographes et de journalistes. Les pêcheurs entrent de force sur le terminal pour intercepter les camions frigorifiques. Et ce n’est pas la petite dizaine de policiers qui peut y faire grand-chose. Les contrôles ne donnent rien, mais se font sous haute surveillance… journalistique.

Les journalistes tirent de plus en plus la gueule, compte tenu du peu d’images spectaculaires à se mettre sous la dent. C.H. fait du reste la remarque à notre collègue de TF1 qui approuve : la journée est merdique, pas assez mouvementée. Les pêcheurs sont exténués, énervés par les longues heures de bus. Et il continue de pleuvoir. Certains se disputent sur la suite à donner aux actions. Les leaders ont du mal à calmer les plus excités, d’autant plus que la bière coule à flots. Le lendemain, la journée va être très chargée. Le premier ministre est attendu à Rennes où se retrouveront tous les marins bretons. Il est emps pour eux de s’en aller, mais avec la promesse de visiter sur la route du retour les rayons de poissonnerie de quelques supermarchés. Les importations sont pour eux une véritable obsession. C.H. s’aperçoit qu’il n’a pas fait assez d’interviews. Nous interrogeons donc deux leaders sur le bilan de la journée. Les interviews durent à peine cinq minutes.

15h – voiture de France 2

Nous décidons de ne pas suivre les cars des Bretons après leur départ de Calais. La décision est dure à prendre. Nous avons mauvaise conscience de rentrer sur Lille. Mais nous nous disons qu’il est ridicule de suivre les bus jusqu’en Bretagne pour voir les pêcheurs « casser du supermarché ». C.H. est très anxieux et est persuadé d’avoir fait une erreur.

Il téléphone à E.C. pour que ce soit elle qui nous donne l’autorisation de rentrer, alors que nous sommes déjà sur la route de Lille. Mais ça, il ne lui dit pas. E.C. hésite bien sûr, mais C.H. finit par la convaincre avec un argument béton : il y a, à Lille, les pêcheurs boulonnais devant le Conseil Régional et, sait-on jamais, s’il y avait du…C’est le genre d’arguments qui convainc aussitôt E.C. Elle nous autorise à revenir à Lille.

C.H. téléphone au rédacteur en chef de France 3 Nord/Pas-de-Calais pour s’assurer qu’il a bien une équipe qui couvre la manifestation des pêcheurs boulonnais. Le rédacteur en chef le rassure : il y a bien une caméra (et accessoirement un journaliste). Nous sommes couverts en cas de grabuge.

E.C. nous retéléphone pour se mettre bien d’accord sur le sujet de ce soir. C.H. ouvre bien sûr avec le baston. Puis il parle de la désaffection des pêcheurs boulonnais qui lâchent les Bretons et basta, ça nous fait 1 mn 30 bien ficelé.

C.H., qui trouve que la journée des Bretons dans le Pas-de-Calais n’a pas été grandiose, propose un reportage unique sur la folle randonnée des Bretons à travers la France, en utilisant des échauffourées du matin à rungis, puis du baston de Boulogne, et enfin le contrôle à Calais. Pas du tout, lui répond E.C. Il faut faire un sujet pour chaque événement. D’autant plus que France 2 a retrouvé à l’hôpital un des pêcheurs du matin qui a pris un coup de crosse sur la tête de la part d’un CRS. Une équipe est bien sûr allée lui demander ses impressions. En tout, 14 minutes sur la pêche sont prévues ce soir dans le « 20h ». Il est question d’ouvrir avec notre sujet. Nous devrions être contents, non ? Tous nos efforts récompensés par une ouverture dans le « 20h ».

Mais au moment où elle va raccrocher, E.C. découvre une dépêche AFP qui vient de tomber. Elle nous la lit en direct : « Un supermarché de la banlieue boulonnaise a été saccagé par des pêcheurs bretons ». C.H. est vert. Il ne manquait plus que cela. Il essaie de rassurer E.C. en lui disant que le saccage a dû être fait par un autre groupe de pêcheurs bretons, pendant que nous étions à Calais. Il ne devrait pas y avoir d’image, puisque que TF1 était avec nous. Cela rassure E.C. qui raccroche. France Info se met à développer la nouvelle tous les quarts d’heure, ce qui a pour effet de nous faire flipper. Mais ce n’est pas pour autant que nous éteignons la radio. Le retour est morose. Nous commençons à accuser le coup et la torpeur de la voiture nous ramollit peu à peu. Dehors, il continue de pleuvoir.

16h – Conseil Régional à Lille

L’endroit est bouclé par d’importantes forces de l’ordre en tenue de combat. Cela a le don de nous exciter de nouveau. Il pourrait peut-être y avoir du bast… 200 à 300 marins sont devant un cordon de CRS, protégeant le Conseil Régional. D’autres journalistes sont présents, face aux pêcheurs. En fait tout est calme.

Pendant que C.H. s’entretient avec des collègues, je fais quelques images de la manifestation. Je vais ensuite discuter avec des marins de base. Tous me disent la rancœur qu’ils ont à être là, à faire les guignols dans le centre chic de Lille, au lieu d’être à Boulogne avec leurs camarades bretons à casser du CRS. Un vieux pêcheur me confie qu’à son époque, les leaders syndicalistes avaient plus de gueule que maintenant. Les Boulonnais étaient toujours les premiers à faire grève. Certains me disent que les Bigot et les Grandidier de la CME sont devenus de véritables patrons et ne les défendent plus. J’entends ce discours de la bouche de dix marins au moins.

Je me demande si les responsables de la CME et les artisans pêcheurs n’ont pas inventé cette réunion avec la présidente du Conseil Régional pour éloigner la masse des pêcheurs de Boulogne. Car Marie-Christine Blandin ne peut pas grand-chose en matière de pêche. En agissant ainsi, les responsables de la CME ont évité une rencontre avec les Bretons.

Je vais raconter ce que j’ai entendu à C.H. Il ne pense pourtant pas qu’il faille faire de nouvelles interviews. Il me répond que si les pêcheurs ne voulaient pas être là, ils n’avaient qu’à ne pas venir. Je lui rétorque que ce n’est peut-être pas aussi simple que ça. Mais nous ne sommes pas là pour faire compliqué : il faut résumer. Ce sera donc l’interview du syndicaliste CFDT, faite ce matin, que C.H. reprendra dans le sujet du soir. Il rechoisira, comme pour le « 13h », le passage où le syndicaliste s’en prend aux Bretons. Mais est-ce bien l’avis général des pêcheurs boulonnais ?

Nous apprendrons, quelques jours plus tard, par des collègues de France 3, que le syndicaliste en question se fera houspiller par des femmes de marins et par une partie de ses propres troupes, lors d’une réunion en fin de journée du 3 février. Beaucoup lui reprocheront son attitude et notamment, de s’être débrouillé pour éloigner de Boulogne les marins de la pêche industrielle. En fait, certains marins auraient bien voulu en découdre avec les forces de l’ordre. Les femmes se sont plaintes des salaires de misère ramenés par leurs maris depuis quelques mois. Elles ont reproché au syndicaliste CFDT de n’avoir « pas de couilles ». La nuit même, des marins de la pêche industrielle interceptaient deux camions d’importations à Boulogne et vidaient leur contenu sur la route.

17h – bureau de France 2 à Lille

Au moment où nous arrivons, E.C. finit de nous laisser un message sur le répondeur. Elle a appris que France 3 a fait des images du supermarché « dévasté » et nous dit de commencer le sujet avec. On mettra les images de baston après. Je vais au faisceau à France 3 pour voir arriver les images de Boulogne. Je suis stupéfait de voir trois bacs à poisson congelés vides en tout et pour tout. Je prends au téléphone le caméraman de Boulogne et je lui demande si je n’ai pas rêvé. La dépêche parle bien d’un supermarché saccagé et aussi de dégâts dans l’établissement. Le collègue me répond qu’il a filmé la réalité et que la dépêche en rajoute.

Il me raconte que des bruits ont couru parmi les journalistes encore présents à Boulogne : la cafétéria d’un supermarché aurait été dévastée par des marins bretons. Du coup, il y est allé. En fait, c’était tout simplement quelques pêcheurs bretons qui buvaient une bière à la cafétéria.

J’informe C.H. sur la teneur des images. Il téléphone aussitôt à E.C. Celle-ci est affolée par ce qu’elle apprend. Elle qui avait prévu que le sujet commencerait avec ces images. Elle ne sait plus quoi faire maintenant. Elle préfère passer le rédacteur en chef du « 20h » à C.H. D.H. lui conseille de commencer dans ce cas-là avec le baston.

Je monte voir l’AFP à la rédaction de France 3. Les dépêches tombent une à une sur des incidents que provoqueraient les pêcheurs un peu partout dans la région. Tout le monde est excité et l’AFP fait de même. J’ai l’impression d’une surenchère de la part des journalistes. Trop de tension retenue dans la journée, trop d’espoir de baston et tout d’un coup le moindre incident devient, par un choix approprié des mots (saccagés, colère, violent affrontement, etc.), un événement dramatique. Imaginez nos chefs à Paris, avenue Montaigne, qui lisent les dépêches…

20h30 – appartement personnel

C.H. me téléphone après cette journée infernale. Il me dit qu’il a zappé sur TF1 et que nos images de baston sont plus spectaculaires, mais qu’ils ont par contre les images des pêcheurs bretons dans le supermarché. Je lui fais raconter ces images. Les pêcheurs vident les armoires à poissons surgelés dans des caddies puis vont déverser le tout sur le parking. Je lui remonte le moral en relativisant ces images. Nous sommes loin du supermarché saccagé. Fin de l’épisode boulonnais. Dans la matinée, un millier de sidérurgistes de la Sollac ont manifesté à Dunkerque pour protester contre un plan de licenciement de 300 salariés. Une seule dépêche AFP en a fait mention. Il est vrai qu’il n’y a pas eu d’incidents. Les manifestants n’ont brûlé que des pneus.

N.B : Durant mes sept ans de pratique professionnelle, j’ai eu l’occasion de vivre un certain nompbre d’événements que l’on peut appeler « médiatiques ». il serait faux de dire que je n’ai pas éprouvé, mainte fois, des montées d’adrénaline. Quand les pêcheurs chargent les CRS, il est évident qu’à ce moment-là, je ressens une excitation : celle de vivre un moment intense, d’être en dehors des lois, de se situer au-dessus du commun des mortels. Et c’est souvent lors de faits divers ou de société que l’on éprouve ce genre de sensation. Oui mais, faut-il s’arrêter à ce simple plaisir individuel ? Le journaliste n’a-t-il pas une autre mission que de jouer à se faire peur ou à s’exciter ? Et quand vient le temps des questions et de l’analyse, il est de plus en plus difficile de « jouer au grand reporter ».

Vendredi 4 février

9h – bureau de France 2 à Lille

C.H. est parti en repos pour quatre jours. Il est remplacé par O.E. L’information s’est déplacée du côté de la Bretagne. Les pêcheurs bretons sont revenus chez eux et sont ous à Rennes, pour recevoir le Premier Ministre. Les dépêches AFP vont tomber une à une, prenant un tour dramatique au fur et à mesure que la journée avance. Il n’est plus question pour nous de parler de quoi que ce soit. Alors, nous attendons.

15h – bureau de France 2

O.E. me fait part d’un reportage qu’elle a vu sur France 3 national au journal de la mi-journée. Une équipe de reportage est allée chez la femme du pêcheur qui a reçu un coup de crosse sur la tête de la part d’un CRS. La journaliste lui a montré les images enregistrées la veille et l’a fait réagir. Sans commentaire…

Les dépêches AFP continuent de tomber régulièrement sur la situation à Rennes. Ces dépêches prennent une tournure dramatique heure après heure.

Je reçois un coup de téléphone de B.N., journaliste au service « société » de France 2, à propos du reportage que nous devons faire sur la présentation de la nouvelle navette passagers du tunnel sous la Manche. Cette présentation se fera le mardi 8 février aux ateliers ANF, à Crespin. B.N. me précise que même qi nous décidons de faire le reportage, il viendra : « l’attachée de presse est une copine et je viendrais pour assurer les relations publiques ». Je lui réponds que pour le moment, nous ne savons pas et que nous lui téléphonerons lundi. En fait, je sais déjà que nous ne ferons pas ce reportage. Il ne nous intéresse pas.

18h - bureau de France 2

R-N.U. nous téléphone. Il nous annonce la venue demain, de Michel Rocard, à Lille. Il veut que nous allions lui poser une question sur le conflit de la pêche : « Voyez si le nain allume Balladur sur la pêche. Le reste on n’en a rien à foutre. » Puis il ajoute à propos du PS du Nord : « Il doit bien y avoir encore un placard où on peut trouver un socialiste qui peut vous donner un renseignement. » O.E. téléphone au secrétariat départemental du PS du Nord afin de connaître le planning de la visite de Rocard. A cette heure-là, tout le monde est parti. Elle apprens dimplement par une secrétaire que Rocard viendra demain, dans l’après-midi.

20h – appartement personnel

Je regarde la façon dont TF1 a traité les événements de Rennes. En plein milieu d’un reportage, je vois successivement l’image d’un manifestant qui regarde ce qui lui reste de main (il a eu la main arrachée par une grenade à souffle), et l’image d’un CRS avec une barre de fer dans la jambe. Les deux images sont violentes, brutales dans le cadre d’un journal télévisé. Il y a quelques jours, le directeur de l’information de TF1 avait diffusé un communiqué sur une charte déontologique pour la profession. Les journalistes de TF1 s’engageaient sur plusieurs points. Ils ne devaient pas, notamment, diffuser d’images violentes au journal télévisé. Cette charte sera dénoncée quelques jours plus tard par la société des journalistes de TF1, comme une manœuvre de la direction. Il est vrai que l’on peut épiloguer longtemps sur ce qu’est une image violente.

Samedi 5 février

Je suis de repos toute la journée. O.E. me racontera donc le déroulement de la journée.

O.E. reçoit dans la matinée un appel téléphonique de J.W., rédacteur en chef adjoint du week-end. Il veut savoir ce qu’il en est du blocage des ports de Calais et de Dunkerque par les marins-pêcheurs. O.E. qui s’était déjà renseignée, lui répond que le blocage doit se terminer dans la matinée.

O.E. cherche à connaître l’emploi du temps de Rocard à Lille. En fait, elle apprend que le premier secrétaire du parti socialiste n’est à Lille que de 15h à 16h. Il est toute la matinée et le reste de l’après-midi, aux assises de la transformation sociale à Paris. Cette manifestation, organisée par le parti socialiste, est couverte par un journaliste du service politique. O.E. informe « Paris » qu’il serait plus logique que ce soit un journaliste qui pose des questions à Michel Rocard. Il est quand même curieux que R-N.U. nous ait fait une telle demande hier soir. Ces assises de la transformation sociale étaient annoncées depuis plusieurs semaines. Et il est normal que le premier secrétaire du parti qui organise ces assises y soit présent. Alors pourquoi nous demander à nous d’interviewer Rocard, présent à Lille pendant une heure à peine ? De toute façon Michel Rocard refusera de parler du conflit des pêcheurs.

[La suite]

 
 

[Gilles Balbastre]