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Gilles Balbastre | ||||||||
Journalistes au Quotidien. Pour une socioanalyse des pratiques journalistiques de Alain Accardo. | ||||||||
Érik Neveu Revu Réseaux, n°77. Le critique est professeur de Sciences Politiques à Rennes, auteur notamment de Sociologie des mouvements sociaux chez Repères et Une société de communication? chez Monchrestien. | ||||||||
ublié chez un " petit " éditeur, et de ce fait passé largement inaperçu, l'ouvrage produit par Alain Accardo constitue l'une des plus agréables surprises de ces dernières années en matière de publications sur le travail journalistique. Comme son titre le suggère, le propos de l'auteur est de susciter, chez les journalistes eux-mêmes une réflexion sur leur pratique professionnelle. Les porte-paroles de la corporation ne manqueront pas d'objecter que la profession journalistique n'avait pas attendu que des sociologues leur fournissent stylo, papier et exhortations pour réfléchir à leur métier par le truchement du livre. De mauvais esprits pourraient même remarquer qu'il est peu de domaines, du roman aux études sur les OVNI ou les débats présidentiels, en passant par le football, le syndicalisme ou le bilan de l'école (1) où des titulaires de la carte de presse ne se soient employés à faire le point des connaissances, à revendiquer une forme de juridiction intellectuelle. Pour en rester au seul domaine des livres de journalistes sur l'activité journalistique, la production suffirait à garnir une grande bibliothèque. Sans construire une typologie de ces contributions (On renverra sur ce point à la thèse de Pierre Leroux, " Le journalisme en représentation ", institut d'études politiques de Rennes, 1996.) on peut y discerner quatre registres au moins. Dans une première série de cas, prime une forme de logique du dévoilement... il s'agit d'offrir au lecteur un regard par dessus la haie, de le faire pénétrer dans le petit monde du journalisme. L'accent est alors mis sur le coté témoignage à la première personne, sur la narration d'épisodes pittoresques ou plaisants dépeignant le monde journalistique, ses rapports avec les grands qu'il côtoie (2). Avec un degré d'ambition supplémentaire d'autres livres de journalistes manifestent un dessein qui va au delà d'une posture de guide des musées nationaux version entreprise de presse. Il s'agit alors, tout en mobilisant un capital de connaissances et de spécialisation liée à l'activité professionnelle, de prendre quelque hauteur, d'aller vers le registre de l'essai, de l'histoire à chaud, mêlant les choses vues et le parti pris de synthèse. Dans ce cas, s'il fait l'objet de réflexions, le travail journalistique apparaît moins comme l'objet du livre que comme la source d'une connaissance interne, indigène, " indiscrète " d'univers sociaux sur lesquels il s'agit de produire dévoilement, explications, analyses. La façon dont les journalistes politiques produisent souvent des livres sur un personnage, une campagne en est significative (3). Enfin à un ultime niveau de " montée en généralité ", pratiquement réservé aux ténors de la profession, l'activité éditoriale pourra atteindre la consécration d'une réflexion sur le métier journalistique lui même, ses pouvoirs, ses limites, ses grandeurs et servitudes. Si elle vaut d'être lue, cette littérature le mérite d'abord sur le mode du symptôme : celui des représentations enchantées que se font les indigènes de leur activité, celui de leur agacement à la pensée que des tiers fassent irruption dans le débat déontologique (4). A travers des comptes-rendus de colloques et débats, Reporters sans frontières a contribué récemment à l'apparition d'un genre nouveau, souvent stimulant, en restituant des débats contradictoires entre professionnels (5). Le travail orchestré par Alain Accardo ouvre un espace d'expression supplémentaire, voisin du dernier évoqué, celui d'une ethnographie (auto) critique des pratiques professionnelles. L'ouvrage s'ouvre sur un texte de portée théorique sur les difficultés d'analyse sociologique du métier de journaliste, les problèmes d'articulation entre les structures d'interdépendance dans lesquelles sont pris les professionnels et leur rapport vécu au métier. L'auteur y épingle au passage quelques mythologies professionnelles, y souligne les ambiguïtés de la compétence professionnelle dans un métier de " communication ". Mais c'est davantage souligner la réussite de son pari que minorer la valeur de sa contribution que de relever combien le travail collectif animé par Alain Accardo apporte d'abord par les trois témoignages de journalistes qui en composent l'essentiel. Le " journal d'un J.R.I. " de Gilles Balbastre donne le ton du livre. Sur le mode d'un " journal " décrivant par le menu le quotidien de l'activité professionnelle celui ci réussit à la fois à faire participer le lecteur aux tensions et contraintes de son métier et à développer une réflexion critique sur les logiques de course au scoop, de quête des images-choc et témoignages plus riches en force émotionnelle qu'en pouvoir explicatif. La succession de ces croquis de travail, notés entre décembre 1993 et février 1994, présente l'immense intérêt d'incarner en interactions, personnages, cas d'espèces des mécanismes souvent analysés de façon abstraite. C'est toute la logique d'un " système " de production de l'information dont le produit final prend la forme du " vingt heures " qui se dévoile à travers les équipées et tournées d'un groupe de journalistes d'un bureau régional du service public. La forme journal préserve la séduction des choses vues, la couleur et parfois l'humour des situations vécues, tout en les remettant en perpective, en leur donnant une profondeur critique à travers les réflexions souvent désabusées qui ponctuent la narration (P. Balbastre finira d'ailleurs par quitter la télévision publique pour travailler en indépendant). C'est aussi toute une épaisseur de vécu, tout le rapport du journaliste aux représentations de son métier qui ressort, sans jamais céder aux facilités de la couleur locale ou à une vision mythifiée du journalisme. Maints épisodes mériteraient d'être cités, tels ceux relatifs au problèmes de " couverture " de la crise de la pêche, tant en matière de relation entre journalistes et marins-pêcheurs qu'en ce qui concerne la difficulté à traduire en images les mesures de contrôle des importations (plus " médiatiques " qu'efficaces) prises par le gouvernement d'alors. Retenons aussi quelques formules dans un florilège de propos tenus par les " chefs " de service : " Quand il y a deux phrases dans une interview, la deuxième tue souvent la première. Les sonores doivent être courts, parce qu'ils sont souvent chiants "... " Quand on veut pas être le premier, on ne fait pas ce métier ". Dominique Marine, journaliste à l'A.F.P., livre de son coté un très riche témoignage centré sur la question du " off ", des " fausses confidences " et des relations d'associés rivaux entre journalistes et attachés de presse des ministères. La contribution de Georges Abou décrit pour sa part par le menu le fonctionnement quotidien de RFI. Elle ne se limite cependant pas aux particularismes de cette antenne. Et c'est un autre attrait de ce volume que de susciter, à partir de fragments de pratique professionnelle, des réflexions d'une portée générale, de pointer des évolutions du métier dont l'auditeur, le téléspectateur, mais aussi le sociologue ne perçoivent pas toujours l'importance. A titre d'illustration, on renverra aux fines remarques de G. Abou sur les effets de l'inflation des bulletins d'information, sur la perte de maîtrise que représente pour les journalistes une transition graduelle qui les fait passer de la fabrication d'une " édition " construite, à un travail en continu consistant à débiter l'information en micro-séquences répétées, avec la modification des compétences et savoir-faire valorisés par ce type d'exercice. " Journalistes au quotidien " est donc une lecture qui vaut d'être vivement recommandée aux chercheurs, aux étudiants, mais plus simplement à tout lecteur désireux de comprendre comment fonctionne au quotidien le travail de fabrication de l'information. Le livre réussit cette conjugaison rare d'une restitution chaude du vécu et de sa mise en perpective théorique. Alain Accardo note dans son propos initial le " déficit criant de capital culturel " de nombre de journalistes. Les enquêtes réalisées par la commission de la carte et l'équipe de l'Institut Français de Presse manifestent pourtant l'élévation sensible du niveau de diplôme des titulaires de la carte de presse. Le déficit résiderait alors dans la capacité individuelle et collective de la profession à développer un regard critique sur ses pratiques et les contraintes dans lesquelles elle s'inscrit. Cet ouvrage vient aussi suggérer ce que peut, en ce domaine, être un apport des sciences sociales qui ne consisterait ni en un démontage ricanant des structures d'interdépendance, ni en une parti-pris de dénigrement des agents sociaux, mais contribuerait à armer les journalistes de plus de recul pour tirer profit des marges d'autonomie que leur laisse l'état de leurs professions. NOTES : (1) Au lecteur d'attribuer à M. Drucker, C. Ockrent, J.-C. Bourret, T. Rolland, F. de Closets le " bon " terrain d'intervention. (2) Illustration " La télé rend fou, mais j'me soigne " B. Masure, Plon, 1987 ; " la télé des anges... et des autres ", Stock, 1989, J Poli (3) Cf " Histoire indiscrète des années Balladur ", Albin Michel, 1995, B. Brigouleix, " L'année des masques ", P. Boggio et A. Rollat, Olivier Orban, 1989. (4) Cf. F.-H. de Virieu, " La médiacratie ", Flammarion 1898, A. du Roy " Le serment de Theophraste ", Flammarion, 1991 (5) " Les journalistes sont ils crédibles ", Éditions RSF, Montpellier, 1991. |