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  Gilles Balbastre 

Gilles Balbastre

 Gilles Balbastre

 DERRIÈRE LE YO-YO BOURSIER DES VALEURS.COM
 Les nouveaux esclaves de la téléopération.

 
 

Balbastre
Le Monde Diplomatique, mai 2000.
http://www.monde-diplomatique.fr/2000/05/BALBASTRE/13833.html
     

 
 

« Vert », « Azur », « Indigo », 0800, 0801, 0802. Tous ces numéros banalisés qui, depuis quelques années, envahissent le quotidien du consommateur, sont le produit d'une stratégie marketing : sous prétexte de fournir des renseignements sur le produit, les entreprises multiplient les occasions de se mettre en contact par téléphone avec le consommateur. Car le client constitue, comme on peut le lire dans les revues spécialisées en marketing, « le patrimoine le plus précieux de l'entreprise au même titre que la marque (1) ». Et qui dit contact régulier dit surtout possibilité de vente supplémentaire, résumée dans le jargon professionnel par « la stratégie du petit plus : comment transformer un appel de réclamation en contact commercial positif (2)».

Certes, il existait depuis longtemps, dans certaines entreprises, des services après-vente ou de réclamations téléphoniques dans lesquels un nombre plus ou moins grand de salariés consacraient leur temps à renseigner le consommateur, voire à commercer avec lui. Ces services restaient au stade embryonnaire. Mais les temps ont changé, et, si l'on en croit les stratèges en marketing, « dans l'extrême compétition d'aujourd'hui, la satisfaction de la clientèle constitue un enjeu majeur pour les entreprises, et l'acquisition d'un nouveau client peut coûter jusqu'à vingt- cinq fois plus cher que la fidélisation d'un client existant ».

Cette « industrialisation » de la relation-client, le développement des télécommunications allié à l'informatique, la permet. Des systèmes du type ACD (Automatic Call Distribution) donnent la possibilité de gérer plusieurs centaines d'appels en les distribuant selon la disponibilité des opérateurs et réduisent ainsi le temps d'attente des clients. D'autres, comme le CTI (Computer Telephony Integration), font apparaître des informations concernant le client sur un écran avant même que l'on ne décroche.

C'est ainsi que se multiplient, depuis quatre à cinq ans, de vastes centres d'appels téléphoniques rassemblant parfois plusieurs centaines de téléopérateurs. Leur activité consiste d'abord à fournir une gamme de services allant de la vente de produits financiers ou de crédits à la réservation de voyages, en passant par le traditionnel après-vente, l'assistance technique ou commerciale.

Ils permettent surtout aux entreprises d'accéder au consommateur chez lui et - pour reprendre le verbiage mercantile - de « mieux cibler l'action sur des segments de petite taille », à toute heure de la journée et spécialement le soir ou le week-end, sans que personne ne se déplace, tout en recueillant et en fichant un ensemble d'informations sur ce client, qui serviront éventuellement lors de prochaines ventes (3).

Ces centres d'appels sont en train de tisser sur tout le territoire une dense toile d'araignée téléphonique, chaque individu devenant un client que l'on doit relancer jusque dans son salon. Des établissements classés dans l'économie traditionnelle - comme la vente par correspondance (VPC), les banques, les assurances ou les sociétés de crédit - ont fortement développé leurs centres d'appels et gèrent directement à partir de ceux-ci une partie de leurs activités. D'autres entreprises proches de la nouvelle économie (comme France Télécom, AOL, Bouygues Telecom ou Cégétel) multiplient les plateaux téléphoniques afin de répondre aux nombreux problèmes techniques et commerciaux que peut poser à un public novice la propagation des portables, des ordinateurs ou d'Internet. Des sociétés comme Atos, Téléperformance, Qualiphone ou Ceritex ont spécialement été créées pour investir ce marché récent et sous-traitent pour d'importantes entreprises de la grande distribution, de l'agroalimen taire (4) ou des médias (5) la relation client - au même titre que sont externalisés la comptabilité ou le nettoyage.

Un grand nombre de ces centres d'appels s'installent dans des régions durement touchées par la crise comme le Nord-Pas-de-Calais, la Picardie ou la Lorraine, qui leur font un pont d'or : aménagement de vastes locaux entièrement équipés, réductions fiscales, zone franche, exonération de charges, fonds de soutien régionaux. Le conseil régional Nord-Pas-de-Calais a ainsi permis l'installation, près du campus universitaire de Villeneuve-d'Ascq, de deux gros centres d'appels - France Télécom Mobiles Services (FTMS), filiale de droit privé de France Télécom chargée de gérer le parc de portables Ola, et Atos, société sous-traitante pour France Télécom de son serveur d'accès Internet Wanadoo - en octroyant 3,7 millions de francs au premier et 4 millions au second.

Le maire d'Amiens, M. Gilles de Robien, tente de transformer sa ville en une vaste plate-forme téléphonique en faisant de ce secteur le coeur de sa politique de relance économique : construction d'un réseau haut débit, hôtel « call centers », zone franche, etc. Un fonds de capital-risque, sur le modèle américain, garantit l'installation dans la capitale picarde d'un certain nombre de centres d'appels comme Intra Call Center, Coriolis ou Kertel (du groupe Pinault-Printemps-La Redoute). Un peu partout, des formations sont mises en place par les chambres ou les écoles de commerce, profitant ainsi de l'apport financier que draine ce secteur.

Ces centres d'appels génèrent beaucoup d'emplois et constituent une manne pour tous les institutionnels, élus compris, légitimement soucieux de faire baisser les chiffres du chômage. FTMS a embauché en quelques mois plus de 500 téléconseillers sur sa plate-forme nordiste. Atos a recruté près de 300 salariés, auxquels s'ajouteront plus de 400 autres avant la fin de l'année. Installé à Lens, le site d'AOL France regroupe 170 personnes en contact permanent avec les 450 000 abonnés de l'Hexagone. Les centres d'appels d'Amiens espèrent atteindre les 3 000 télé-conseillers en 2001 et en emploient pour le moment plus de 1 200.

Dans l'ensemble du pays, le chiffre d'embauches, difficilement vérifiable, se situerait entre 120 000 et 150 000, soit deux fois plus qu'il y a trois ans. A titre de comparaison, une entreprise comme Aluminium Dunkerque fabrique la moitié de l'aluminium français avec seulement 600 salariés. Pour ces régions fortement peuplées, où le taux de chômage dépasse de 4 à 5 points la moyenne nationale, ces sociétés du tertiaire constituent donc une des solutions de remplacement d'un secteur industriel en panne d'embauche. S'ils ne font pas souvent la « une » des médias, ces dizaines de milliers d'emplois de téléconseillers constituent pourtant un des éléments de la reprise actuelle. A titre de comparaison, les quatorze start-up regroupées dans le très médiatique immeuble parisien dénommé « Republic Alley » n'emploient que 110 salariés.

Les centres d'appels traînent une mauvaise réputation, et le slogan de l'un d'entre eux, D. Line Call Center, installé en Belgique, résume bien la vie des téléconseillers : « A votre service sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur ving-quatre : esprit dynamique, polyvalence, facilité d'adaptation, jamais malade, pas d'arrivée tardive et... surtout pas de vacances. »

Horaires décalés, flexibilité à outrance, temps partiel, emploi du temps modifiable, intérim pouvant atteindre 30 %, voire 40 % des effectifs, salaires bas, hiérarchie pesante, font partie du quotidien de bien de ces sans-grade de la nouvelle économie. La concentration - pour des raisons de rentabilité et d'économie d'échelle - de centaines de salariés sur un même site, alignés dans d'immenses salles, le casque rivé sur les oreilles, et le nez sur leur écran d'ordinateur, accentue cette chape d'usine du tertiaire des temps modernes.

« Bac+4 », les O.S. d'aujord'hui

Le management se veut pourtant « cool », « à l'américaine » : le tutoiement est de rigueur et des soirées « casino » mêlent la hiérarchie et la base. Mais gare à ceux qui ne s'adaptent pas à cette culture d'entreprise : les CDD et les intérimaires ne sont pas renouvelés, les primes sautent pour les titulaires. Chez AOL, un « plan annuel de progression » accompagne chaque téléconseiller. L'appréciation, recueillie par les superviseurs, s'échelonne par exemple pour la case « flexibilité/adaptabilité » de : « répond toujours positivement aux changements - attitude très favorable aux évolutions » à, et là la sanction peut tomber, « refuse les changements - manifeste toujours sa désapprobation ». Il existe également une case « créativité / initiative » difficile à tenir quand la durée moyenne d'un entretien pour les conseillers clientèle est de trois minutes.

Quant à la relation avec le client, elle est le plus souvent corsetée dans des règles très strictes. Dans la plupart des entreprises, une « bible » guide le salarié. Des termes comme « voilà », appelés « mots noirs », sont proscrits. Des formules, les « mots blancs », sont au contraire obligatoires : « tout à fait », « bien sûr ». Le client est placé dans une relation infantilisante : « Je vous ras sure », « Je m'en occupe personnellement » sont censés le tranquilliser. Il faut constamment reformuler les questions, quitte à passer pour un attardé. Si le téléconseiller déroge à ces règles, la sanction peut être, là encore, financière.

Car les superviseurs se branchent de temps à autre sur l'écoute, et de leur notation dépendent les primes. Par exemple, le salarié de FTMS est noté de 0 à 4 à chaque étape de la conversation. Un « au revoir monsieur » peut coûter deux points, car il ne faut jamais oublier de prononcer le nom du client. Chez Finaref, on fait lire sur un prompteur les formules à employer. Sous des apparences faussement chaleureuses, il est en effet essentiel d'arracher des renseignements afin de constituer une fiche précieuse lors de prochains appels. Enfin, il faut toujours penser à proposer d'autres services à ce client si versatile. Chez AOL, la direction qualifie cette aptitude comme suit : « Parvient le plus souvent à trouver un compromis et à vendre des offres complémentaires. »

Pour Dominique Dessors, chercheur au laboratoire de psychologie du travail du CNAM, le travail des téléconseillers génère une double violence : « Ces situations dites de dialogue commercial au téléphone sont souvent difficiles parce que non seulement l'opérateur est contraint dans ses objectifs et façonné dans son expression, mais aussi parce que le client lui-même est modélisé dans la procédure d'échange. En effet, si ce client est ciblé, ce n'est pas tant en fonction de ses besoins effectifs, c'est surtout pour s'ouvrir la possibilité de lui octroyer des besoins qu'il ne ressent pas. Il en résulte une violence où la relation commerciale est réduite à, dans un cas,“avoir l'autre” et, dans l'autre, à “ne pas se faire avoir”. Cette violence est pénible pour les agents, d'où le turnover important sur ces postes. »

Au demeurant, un grand nombre de ces téléconseillers possèdent des diplômes - la plupart des centres d'appels embauchent à partir de bac+2, voire + 3 ou + 4 - et appartiennent à cette classe d'âge bénéficiaire tout autant que « victime » de la « démocratisation » de l'enseignement prônée depuis vingt ans. Il n'est pas rare de trouver dans ce genre d'entreprises des licenciés en lettres ou en sciences de l'éducation qui ont échoué au Capes ou au concours de professeur des écoles.

Beaucoup de ces diplômés, et notamment ceux issus de certaines filières universitaires de province comme celles de lettres, histoire, AES (adminis tration, économie et social) ou LEA (langues étrangères appliquées) ont souvent du mal à monnayer, sur un marché des diplômes encombré, leurs titres. Se rajoute alors à la violence due à la relation téléphonique une souffrance sociale née de ce phénomène de déqualification (6).

Dominique Dessors a pu constater que « certains téléopérateurs jouent les appels comme des comédiens. Des sortes de compétitions s'organisent et couronnent les appels les mieux interprétés “à la manière de”. Ces stratégies défensives, que beaucoup de salariés déploient pour essayer de vivre mieux ce qu'ils sont obligés de vivre, ne doivent rien au hasard. Pour tenir, les téléopérateurs sont contraints de s'inventer ce genre de scénario. Ce jeu, qui consiste à tenter d'emporter le marché en faisant du cinéma, met tout d'abord un peu d'intérêt dans un travail extrêmement répétitif. Il permet surtout d'annoncer aux autres téléconseillers qu'on ne fait pas réellement ce qu'on est en train de faire ».

Les salariés de ces entreprises ne sont donc pas des travailleurs nomades dégagés de toute hiérarchie. Leurs conditions de travail ressemblent, par certains côtés, à celles de leurs grands-parents ouvriers spécialisés. Mais, à la différence de leurs aïeux, leur capacité de mobilisation est encore embryonnaire. Des luttes ont éclaté sporadiquement dans certains centres d'appels (7). Des structures syndicales se sont tant bien que mal implantées. Mais se syndiquer et revendiquer reviendrait, pour ces « déqualifiés scolaires », à avouer qu'ils sont des salariés exploités par cette nouvelle économie tant célébrée. Ce serait admettre leur échec social.

NOTES :

(1) Lire « Réinventer la relation client », Les Echos, 31 octobre 1998.

(2) C'est ce que conseille le directeur du plateau téléphonique AOL France de Lens (serveur d'accès Internet) dans son journal d'entreprise de mars 1999 aux 150 téléconseillers de son service clients.

(3) Internet permet de recueillir un maximum d'informations sur les consommateurs. Lire Dan Schiller, « Internet happé par les spéculateurs », Le Monde diplomatique, février 2000.

(4) Un numéro Vert inscrit sur les yaourts Danone permet aux consommateurs de téléphoner vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour apprendre par exemple la composition dudit yaourt.

(5) Le groupe de presse Emap sous-traite à InterCall Center installé à Amiens la relation client pour ses magazines, notamment Modes et Travaux, Top Santé ou 30 millions d'amis. M6 fait de même avec la société Atos pour son service de téléachat, Homme Shopping Services.

(6) Lire, à ce propos, Stéphane Beaud et Michel Pialloux, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, Paris, 1999. Lire aussi Christian Baudelot et Roger Establet, Avoir trente ans en 1968 et en 1998, Seuil, Paris, 2000.

(7) Une partie des téléconseillers du groupe Atos ont débrayé durant une semaine en décembre 1999 à l'appel de la CGT. Les 1 000 salariés des sites de Blois et de Paris-Beaubourg protestaient - entre autres - contre la course à la productivité (10, 11, voire 12 appels à l'heure), pour un allongement des pauses quotidiennes et pour une augmentation de salaire.
    

 
  

   
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