| QUAND IL FAUT « VENDRE » L'INFORMATION. Les récentes affaires, en France, de trucages d'images dans des magazines d'information télévisée ont suscité une volée d'articles s'offusquant de tels « dérapages ». La presse s'est aussitôt placée du côté de l'éthique journalistique en butte à la dérive d'une télévision portée à exagérer la réalité pour la rendre plus accrocheuse. En fait, une telle situation est alimentée par la montée en flèche de la précarité. Dans une jungle où tous les coups sont permis, une armée de journalistes joue en effet sa survie. ongtemps, la situation de journaliste pigiste (1) a rimé avec liberté. Dans la mythologie professionnelle subsiste encore une attirance diffuse pour cet état d'entre-deux qui protégerait le journaliste du lien de subordination avec l'employeur. A y regarder de près, à écouter les témoignages des journalistes précaires, le tableau est moins idyllique qu'il n'y paraît. En une vingtaine d'années, le nombre de pigistes a quasiment doublé, passant de 9,6 % en 1980 à près de 18 % en 1997. Comme dans d'autres secteurs économiques, les femmes et les jeunes sont les plus touchés par ce phénomène qui détériore leurs conditions de vie : chute des rémunérations, remise en question de la protection sociale, entraves au respect du droit du travail, vie familiale bouleversée, etc. La précarisation modifie les pratiques professionnelles ; elle installe les journalistes pigistes dans un rapport marchand et soumet leur travail à une logique commerciale qui détermine largement leur survie professionnelle. Un bon pigiste est avant tout un journaliste qui fait corps avec le marché dans lequel il joue sa survie. L'un d'eux, qui travaille pour des magazines de télévision, nous explique : « J'ai déjà forcément l'automatisme dans la tête. Si je lis le journal, je me dis : tiens, ça, c'est un bon sujet puisque j'ai déjà les arguments pour le vendre. » Etre proche du statut de travailleur indépendant rend d'autant plus impérieuse la nécessité de « vendre ses coups » et exclut les « produits moins porteurs », moins vendeurs, sous peine de ne pas gagner de quoi vivre. « Est-ce que tu acceptes de te couler dans un moule et de travestir pour que ça fasse plaisir et que ça sorte, ou est-ce que tu dis non, pas comme ça, au risque de ne jamais être publié ? », résume une pigiste. Indices éloquents de la proximité croissante entre travail journalistique et activité commerciale, les termes vendre, acheter, négocier, investir, cibler, client, produit, marché, marketing, relations publiques, bénéficiaire, rentabiliser, opération, prise de risque, business constituent l'ordinaire des pigistes pour décrire leurs relations de travail avec leurs employeurs. Un grand nombre de journalistes précaires se comportent alors comme des « VRP de l'info » ou des « petits patrons sous-traitants », cherchant à vendre leur production sur un marché de l'information qui tend à se resserrer. La prolifération des magazines de presse grand public, des chaînes de télévision et de radio n'a pas plus accru le choix du consommateur que celui du professionnel : la majorité de ces supports vendent un « produit » identique décliné sous des emballages différents. L'engagement de quelques grands groupes industriels dans le secteur des médias, écrits comme audiovisuels, a ravalé l'information au rang de denrée à laquelle s'appliquent des règles semblables à celles qui régissent les autres marchandises. La trilogie dominante s'énonce : spectacle, émotion, témoignage. Pour engager la course à la production dont dépendent ses revenus et sa place sur le marché du travail, le pigiste doit conserver les sens en éveil, rester en observation pour capter les événements et, surtout, pour les saisir avant les concurrents. La course à l'« originalité » ne cesse jamais. Une journaliste pigeant pour des magazines féminins explique : « Des sujets, on peut en avoir, mais il faut s'assurer qu'ils n'ont pas été traités auparavant, qu'ils sont suffisamment originaux pour intéresser le rédac-chef ou le chef de rubrique. C'est le problème, parce qu'on est de plus en plus nombreux à être sur le marché et à proposer des sujets. » La recherche des sujets « originaux » doit s'accomplir dans un minimum de temps : cette opération est en effet rarement rémunérée par les employeurs potentiels. La définition des thèmes de reportage en souffre. Isolé et en mal de sources (2), le pigiste puise souvent ses idées dans le vivier de son environnement proche : lecture des journaux, des livres à la mode dont parlent les médias, conversations avec le cercle d'amis et de relations, faits divers qui font l'actualité du moment. L'information ainsi puisée a tendance à fonctionner dans une boucle sans fin, constamment recyclée à travers des thèmes et des traitements qui ne diffèrent guère les uns des autres. La production d'une grande partie des pigistes se résume à des sujets « de société », centrés sur une approche psychologisante de l'individu (3), d'ailleurs assez proche des préoccupations du groupe social dans lequel ils vivent. Il ne suffit pas de trouver des sujets. Il faut aussi trouver des acheteurs. Le pigiste doit alors cibler le support auquel il destine son futur reportage. L'un d'eux résume une expérience de quinze ans à la télévision : « Sur des sujets, je me dis : ça ne marchera jamais pour TF 1 ; en revanche, pour Arte ça peut aller. On se fait des cases à partir des cases existantes. Tel sujet, on se dit que ça pourrait être assez intello et un peu scientifique, alors on va le faire pour Arte. Un truc un peu plus racoleur pourrait aller pour » Envoyé spécial « ou pour TF 1. » Cette manière de procéder conduit à éliminer certains sujets jugés impossibles à « caser », soit par le pigiste lui-même (quand il a devancé la demande), soit par la rédaction quand elle juge qu'un reportage n'est pas « vendable » ou « achetable ». La réalité concernée par l'information risque alors d'être occultée. Combien d'enquêtes réalisées par des pigistes sur le monde du travail ? Combien d'articles écrits par des journalistes précaires sur la violence économique que vivent un grand nombre de salariés ? Pour rendre ses reportages attractifs, le pigiste doit utiliser certaines recettes. D'abord, à partir d'un travail de repérage qui s'apparente de plus en plus à un casting, il lui faut trouver des témoins, de « bons clients » capables de raconter leur « histoire » et dont les propos, si possible « émouvants » et « forts », forcément « authentiques », constitueront l'ossature du reportage. Le lecteur ou le téléspectateur doit se sentir happé par l'histoire poignante d'un individu singulier, quitte à ne garder que le poignant au détriment des implications politiques, économiques ou sociales du cas particulier. Faute de temps, ce genre d'accroche reposant sur la contagion affective et l'empathie va rarement au-delà de cette émotion initiale qui devient une fin en soi. En sus des indispensables témoignages, le pigiste doit « décrocher » une ou plusieurs exclusivités. Tout doit séduire un éventuel acheteur : le choix des situations, l'emploi de certains mots, la nature des faits rapportés. Le risque de dérapage est important car tous les arguments sont bons, même ceux qui peuvent mettre le pigiste en porte-à-faux par rapport à son éthique professionnelle. Une pigiste qui travaille pour la presse magazine explique : « Ce n'est jamais à partir d'un truc faux, simplement tu prends une part de la réalité, tu réduis, donc tu schématises. Donc quelque part tu bidonnes aussi. » Les reportages sont ainsi truffés de multiples petits trucages, invisibles du public et dont les professionnels eux-mêmes n'ont pas toujours conscience (4). Dans ce rapport marchand régi par l'offre et la demande, les journalistes précaires sont condamnés à dépendre de l'appréciation personnelle des rédacteurs en chef (les donneurs d'ordre), eux-mêmes soumis aux exigences économiques (Audimat, taux de pénétration, nombre d'exemplaires vendus) qui régissent le choix du contenu de l'information. Un pigiste constate : « Ils n'ont en tête que la grille d'audience. En sachant qu'à telle heure ils ont une chute dans l'audience, ils vont te faire mettre une séquence un peu molle. Ils savent à quel moment ils sont en pointe, donc à quel moment il faut accrocher. Là, on est très loin du journalisme. » Les mises en garde du type « ce ne sera pas lu », « ça n'intéresse personne » ou « c'est ennuyeux » sont monnaie courante et fournissent des prétextes à traiter ou à évacuer telle ou telle information. La réalisation du sujet doit, elle aussi, répondre aux attentes du rédacteur en chef. Le pigiste est souvent réduit au rôle d'exécutant qui applique les directives reçues pour être sûr de rapporter un produit conforme à la commande. Sachant que des sommes importantes sont en jeu, il redoute le moindre ratage et cherche à être rentable dans son travail, pendant le tournage comme pendant le montage : « On ne peut pas passer trois heures sur une séquence. » Toutes ces mutations s'inscrivent dans un contexte plus large qui s'étend à l'ensemble de la profession. Mais les journalistes intégrés conservent la possibilité de s'appuyer sur certaines dispositions du droit du travail (même s'ils le font de moins en moins) pour revendiquer une information moins partiale ou pour s'opposer à une détérioration de leurs conditions professionnelles (rapidité, approximation, recherche d'audience, etc.). Sous prétexte de « blocage », de « lourdeur » ou d'« archaïsme » du droit du travail, un rapport marchand entre employeur et employé se met en place, incitant chaque pigiste à se transformer en travailleur « indépendant ». Cette idéologie rencontre certaines dispositions propres au journalisme : origine sociale, formation, mythe de la liberté. Réceptifs à un discours ultralibéral dont ils sont trop souvent l'une des principales caisses de résonance, ces journalistes se trouvent à leur tour victimes de la déréglementation sociale. NOTES : (1) Journaliste rémunéré à l'article. (2) Le pigiste ne dispose pas des moyens qui sont ceux des journalistes salariés : centre de documentation, archives, abonnement aux agences de presse, informateurs extérieurs, etc. (3) On peut citer : les SDF, les pédophiles, la vague de spiritualisme en France, la montée des sectes, le boom des portables, la montée de l'insécurité, le partage d'appartement, les changements alimentaires, les enfants du divorce, les couples homosexuels, etc. Les sujets mettant en scène des activités professionnelles spectaculaires sont également très prisés : dans le style « les médecins du SAMU sauvent », « les policiers arrêtent », « les chirurgiens opèrent », etc. (4) Plusieurs séquences du magazine « Reportages » diffusé le 5 décembre 1998 sur TF 1, censées montrer l'arrestation de trafiquants de drogue, ont été jouées par des gendarmes sans que cela soit mentionné à l'antenne. Le 3 février 1999, des séquences d'opérations de sauvetages en montagne effectuées par des CRS ont été diffusées dans le magazine de France 3 « Des racines et des ailes » ; mais ces scènes « spectaculaires » étaient des exercices tournés et joués par les CRS en question. | |