Le magazine de l'Homme Moderne Chapitre 2 - Prudence devant l'argent | ||
[...] elles seules, une quinzaine de familles contrôlent environ 35 % de la capitalisation de la Bourse de Paris. On ne sera pas surpris d'apprendre que certains des potentats des médias (Bouygues, Dassault, Arnault, Pinault, Bolloré) figurent dans la liste. En 2000, au moment de la « bulle Internet », la capitalisation boursière de TF1 (groupe Bouygues), Canal Plus (groupe Vivendi) et MG (groupe Bertelsmann) dépassait même celle de l'ensemble du secteur automobile français (5). Cinq ans plus tard, quand le magazine américain Fortune établit son classement annuel des individus les plus riches de la planète, il découvrit que plus de la moitié des dix premiers Français étaient investis dans le secteur de la communication : Bernard Arnault (17 milliards de dollars), Serge Dassault (7,8 milliards de dollars), François Pinault (5,9 milliards de dollars), Jean-Claude Decaux (5,4 milliards de dollars), Martin Bouygues (2,4 milliards de dollars), Vincent Bolloré (2,2 milliards de dollars) (6). [...] La convention avec le CSA signée par TF1 stipule que l'opérateur de la chaîne doit veiller « à ce que les émissions d'information politique et générale quelle diffuse soient réalisées dans des conditions qui garantissent l'indépendance de l'information, notamment à l'égard des intérêts économiques de ses actionnaires ». Encore faudrait-il pour que la convention soit respectée que le CSA, c'est-à-dire le pouvoir politique qui désigne chacun de ses membres, fasse semblant d'avoir une autre activité que d'offrir toujours plus de fréquences et de puissance aux grands groupes privés qui quadrillent déjà les ondes et les antennes. Or, rien à redouter de ce côté-là. Déjà, en avril 1987, pour souffler la Une à la dream team de Jean-Luc Lagardère et de Christine Ockrent, Francis Bouygues, Patrick Le Lay et Bernard Tapie s'étaient associés et avaient proclamé leur attachement à la culture qui « exprime le besoin et le plaisir de vivre ensemble ». Ils précisaient par ailleurs : « Quand on est une grande chaîne de télévision comme la Une, il faut savoir de temps en temps oublier l'audimat. » Toutefois, sitôt la chaîne conquise —ou plutôt « entrée dans la modernité », selon les mots du ministre François Léotard—, Francis Bouygues jeta bas le masque du philanthrope : « Nous sommes privés. Nous sommes évidemment une chaîne commerciale. Il y a des choses que nous ne souhaitons pas faire, par exemple : du culturel du politique, des émissions éducatives. » Patrick Le Lay complétera : « On ne vit plus qu'avec les chiffres de l'audimat. [...]. Passer une émission culturelle sur une chaîne commerciale à 20 h 30, c'est un crime économique! C'est quand même à l'État d'apporter la culture, pas aux industriels (7)! » Entre 1988 et 1993, la gauche aurait pu re-nationaliser TF1. Elle ne le fit pas, y comptant déjà quelques amis influents, au nombre desquels la nouvelle épouse de Dominique Strauss-Kahn. Au vu de tels antécédents, comment des gens bien informés ont-ils pu feindre la stupéfaction quand, près de vingt ans après la privatisation et de multiples émissions de télé-réalité plus tard, le même Patrick Le Lay met enfin cartes sur table : « Nos émissions ont pour vocation de rendre [le téléspectateur] disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible (8). » Le tollé suscité par cette leçon de pédagogie médiatique, divulguée dans un livre constellé de contributions de patrons du CAC 40 et préfacé par le président du Medef, ne déboucha sur aucune conséquence. Spécialiste des appels ronflants, Laurent Joffrin en lança un de plus, cette fois pour réclamer des états généraux du journalisme, une profession que le directeur de la rédaction du Nouvel Observateur imagine être sa spécialité. Mais le même se montra moins faraud quand, en décembre 2004, Claude Perdriel, propriétaire du Nouvel Observateur, détailla à son tour les principaux ressorts de l'hymen entre journalisme et publicité : « Si je crois à la qualité de l'information d'un journal je crois et j'accepte plus facilement les pages de publicité que je lis. De plus, comme les articles sont plutôt longs chez nous, le temps d'exposition à la page de publicité est plus grand [rires] (9). » Très amusant en effet. Et sans doute très lucratif pour le propriétaire d'un hebdomadaire « de gauche » qui réserve jusqu'à 80 % de ses pages de droite (les plus chères) aux annonceurs. En juillet 2002, Jean-Marie Messier vient d'être remercié par le conseil d'administration de Vivendi. Une fois l'homme à terre, les langues et les plumes se délient. Deux ans plus tôt, le 14 septembre 2000, dans une chronique de L'Express (alors détenu par Vivendi), Jacques Attali avait salué le livre du propriétaire du journal qui l'employait, par ailleurs chef d'une entreprise qui l'avait rétribué 457 000 euros en échange de ses conseils (10). Messier venait donc d'écrire « un récit passionnant, un livre fort attachant » marqué à la fois par « l'imagination, le goût du risque, le caractère, le sens moral ». Au moment de la chute du patron de Vivendi Universal, son sens moral l'avait apparemment abandonné puisque Jacques Attali, toujours dans L'Express, fustigea cette fois Jean-Marie Messier : « Les premières victimes de ce mensonge majeur [les comptes embrouillés de la multinationale] sont évidemment les actionnaires [.. .]. Ce n'est pas de transparence dont le marché a besoin, mais de morale; au moins entre ses maîtres (11). » Directeur délégué du Nouvel Observateur, Jacques Julliard ne risquait guère d'être moins sévère. De fait, sa chronique hebdomadaire, titrée « Les complices de Messier », constitua un festival : « Il ne suffit pas d'un homme pour faire un mégalo. Il y faut la complicité active du milieu, la lâcheté de l'entourage, la servilité des médias. [...] Et les médias, il faudrait parler de tous les médias. Nous l'ont-ils resservi dans tous les journaux, dans toutes les émissions de variétés, notre ravi de Noël! Nous a-t-on assez bassinés avec ce pitoyable slogan de Jean-Marie-Messier-Maître-du-Monde, au point de ridiculiser partout la prétention française, à l'image de cette grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf. Une des réformes les plus urgentes, dans ce pays, serait de rendre aux médias un minimum de sérieux et de dignité. Surtout de dignité! » Jacques Julliard avait raison. Mais il oubliait de préciser que, « pour faire un mégalo », il avait aussi fallu le soutien rédactionnel de Christine Mital, rédactrice en chef du Nouvel Observateur. Elle fut en effet la « plume » du livre de Jean-Marie Messier, J6M.com, qui avait repris et popularisé le « pitoyable slogan ». Sur Canal Plus, chaîne appartenant au groupe Vivendi, certains animateurs s'étaient eux aussi courbés trois fois plutôt qu'une devant les préférences supposées du propriétaire mégalomane. Dès 1998, interrogé sur la « liberté de ton » qu'il conserverait après la prise en main de Canal Plus par le groupe de Jean-Marie Messier, l'animateur Karl Zéro expliqua avec une louable franchise : « L'accord de départ, avec Pierre Lescure [alors PDG de Canal Plus] et Alain de Greif [alors directeur des programmes], spécifiait bien qu'il y avait trois sujets sur lesquels on ne pouvait pas enquêter : le football le cinéma, la CGE [ex-Vivendi]. Cela dit, ces interdits ne me posent pas de problème. Je trouve normal qu'un diffuseur ait ses exigences. Si on veut avoir une totale indépendance, il faut faire une télé pirate. Cet accord limite un peu nos ambitions, mais c'est comme ça partout. Moi, j'ai simplement le courage de le dire (12). » À l'époque, Karl Zéro animait également une émission sur Europe 1 : le groupe Hachette-Lagardère n'avait donc rien à redouter de lui. Et puis, comme François Pinault était actionnaire à 39 % d'un mensuel lancé par Karl Zéro, là encore la conclusion s'imposait. L'animateur de Canal Plus la tira lui-même en répondant à un journaliste du Point : « Évidemment, je ne vais pas attaquer François Pinaut bille en tête! C'est comme vous d'ailleurs, puisqu'on a le même actionnaire (13). » (5) Challenges, novembre 2000. |
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