ChiensLe magazine de l'Homme Moderne
Serge Halimi : Les nouveaux chiens de garde.
Nouvelle édition actualisée et augmentée.
(Extraits publiés avec l'aimable autorisation des Éditions Raisons d'Agir)

Chapitre 3 - Journalisme de marché

 
 
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Mort de Lady Diana en 1997, éclipse de soleil en 1999, « Loft story » en 2001 : chaque fois que, presque unanimes, les médias matraquent un sujet sans autre conséquence qu'une augmentation escomptée de leur diffusion, ils se prévalent de la demande du public, de l'intérêt du consommateur. C'est d'abord oublier que la mission du journaliste consiste à rendre intéressant ce qui est important, pas important ce qui est intéressant. Le destin de l'Afrique est peut-être moins « intéressant » que les conditions du décès de la princesse de Galles, mais il est infiniment plus important. Quand Le Monde consacre un total de vingt-six pages à « Loft story », quand Libération réserve trente-huit de ses quarante pages du 11 août 1999 à l'événement solaire du jour (et deux seulement à « l'actualité hors éclipse »...), quels sont les sujets oubliés qu'aurait pu accueillir plus utilement toute cette place offerte à l'information spectacle? En un sens, la réponse n'a pas tardé. Quelques mois après que « Loft story » eut, de l'aveu même d'Edwy Plenel, mobilisé la réflexion de 82 salariés du Monde, contre 15 seulement pour un précédent comité de rédaction consacré au Proche-Orient *, le résultat du premier tour de l'élection présidentielle obligea tous les médias à redécouvrir l'existence d'un monde ouvrier. Le Monde publia alors une « Enquête sur la France des oubliés ». Mais oubliés par qui?

blancAu demeurant, l'intérêt que nous éprouvons pour un sujet nous vient-il aussi naturellement que le prétendent les fabricants de programmes et de sommaires? N'est-il pas plutôt construit par la place qui précédemment lui a été accordée dans la hiérarchie de l'information? Lorsque la mort de Lady Diana fut annoncée (Le Monde y consacra trois « unes », TF1 un journal exceptionnellement prolongé qui, pendant 1 heure 31 minutes, ne traita que de ce seul sujet), comment quiconque aurait-il pu ne pas être « intéressé »? Non pas que la nouvelle soit importante (la défunte n'avait aucun pouvoir, hormis celui de doper les ventes de la presse people), mais parce qu'à force d'entendre parler d'elle —de son mariage avec le prince Charles, de la naissance de chacun de ses enfants, de ses amants, des infidélités de son mari, de ses régimes alimentaires, de sa campagne contre les mines antipersonnel— Ia princesse était, qu'on le veuille ou non, entrée dans nos vies. On en avait appris davantage sur elle que sur bien des membres de notre entourage. Alors, forcément, sa mort nous « intéressa ». Peut-être se serait-on intéressés à d'autres sujets si les médias leur avaient consacré autant de temps et de moyens qu'à ce fait divers là. Car comment peut-on se soucier de ce qui advient en Colombie, au Zimbabwe ou au Timor-Oriental quand on ignore l'existence de ces pays? Les libéraux insistent sans relâche sur le rôle économique de l'offre. Sitôt qu'il s'agit d'information et de culture, ils prétendent cependant tout expliquer par la demande...

blancInterrogé trois jours après le premier tour de l'élection présidentielle de 2002 sur la place qu'il avait accordée au thème de l'insécurité pendant sa campagne, Jacques Chirac eut beau jeu de répliquer : « Vous savez, je regarde aussi [...] les journaux télévisés. Qu'est-ce que je vois depuis des mois, des mois et des mois.. tous les jours, ces actes de violence, de délinquance, de criminalité... C'est bien le reflet d'une certaine situation. Ce n'est pas moi qui choisissais vos sujets. » Espérant faire oublier qu'elle avait elle aussi beaucoup racolé sur le même thème (en juillet 2001, Le Monde distribua aux kiosquiers des affichettes hurlant « Insécurité : alerte! »), la « presse de qualité » accabla la télévision de ses leçons de morale. En même temps, elle divulgua certains chiffres révélateurs : entre le 7 janvier 2002 et le second tour de l'élection présidentielle, les journaux télévisés avaient consacré 18 766 sujets aux crimes, jets de pierre, vols de voiture, braquages, interventions de la police nationale et de la gendarmerie, instructions judiciaires relevant du droit pénal. L'insécurité fut ainsi médiatisée deux fois plus que l'emploi, huit fois plus que le chômage. Selon les estimations du ministère de l'Intérieur, aucune augmentation sensible du nombre des crimes et délits n'avait cependant été constatée pendant la période (9).

blancLà encore, nous sommes tous américains : de 1990 à 1999, alors que le nombre d'homicides diminua aux États-Unis, le nombre de sujets que les journaux télévisés des networks avaient consacrés à des homicides augmenta de 474 % (10). Audience garantie, coût de fabrication et temps d'exécution dérisoires, possibilité de traiter ce genre de question dans un format de plus en plus court (un journal de TF1 peut aborder plus de vingt-cinq sujets en trente-huit minutes) : gageons que l'insécurité et la pédophilie n'ont pas fini de nous « intéresser ». Avec pour conséquences le durcissement des peines prononcées et la multiplication du nombre des prisons.

 

* Émission « On aura tout vu ». La Cinquième. 24 juin 2001. Edwy Plenel ajoutait : « Il faut toujours penser contre soi-même. Moi, je dois penser contre moi-même. Qu'est-ce que j'ai fait? j'ai fait mettre "Loft Story" sur le canal 27 dans tous les postes de télévision de la rédaction. Pour qu'on voie plus de quoi on parle! [...] Cette société marchande, elle est complexe. La marchandise, elle relie, elle ne fait pas qu'opprimer, elle est plus contradictoire. Et cette société, nous sommes tous dedans. Donc il faut aussi la comprendre. »

(9) « La télévision a accru sa couverture de la violence durant la campagne », Le Monde, 28 mai 2002. Dans son édition du 9 octobre 2002, Le Canard enchaîné a également fourni de nombreuses données allant dans le même sens.
(10) Harper's, juillet 1999.