Le magazine de l'Homme Moderne Chapitre 4 - Un univers de connivences | ||
[...] « n parle beaucoup de "connivence" et de "copinage", a rappelé Jacques Bouveresse, titulaire de la chaire de philosophie du langage au Collège de France. Mais ce sont d'aimables euphémismes pour désigner ce dont il s'agit réellement : c'est de corruption pure et simple qu'on devrait parler.[...] Un journal comme Le Monde, dans son supplément "Livres", donne sur ce point un exemple que je considère personnellement comme tout à fait déplorable (20). » Le fait est : depuis une dizaine d'années, le quotidien du soir a acquis la réputation de confectionner le cahier « Livres » le plus encombré par les copinages. Longtemps, il a suffi qu'un responsable de la publication — Jean-Marie Colombani, Edwy Plenel, Alain Minc — ou un membre de l'armée mexicaine de ses rédacteurs en chef publie un ouvrage pour qu'aussitôt la critique avantageuse en paraisse à une place de choix, souvent confiée à un « ami » ou à une notabilité instruite de ce qu'on attendait d'elle et des avantages qu'elle tirerait d'une bonne exécution de sa mission. Le caractère presque bouffon de cette pratique devint à ce point voyant que Le Monde profita de l'éviction d'Edwy Plenel, praticien chevronné des renvois d'ascenseur, et de la disgrâce de Josyane Savigneau, chorégraphe expérimentée du petit manège, pour annoncer le printemps de la déontologie. En tout cas, depuis mai 2005, Le Monde des livres s'est engagé à ne plus rendre compte « sous forme d'articles signés des écrits et des livres des journalistes du Monde ». Ces derniers gagneront peut-être au change car, Pierre Bourdieu l'a expliqué, « un cycle de consécration efficace est un cycle dans lequel A consacre B, qui consacre C, qui consacre D, qui consacre A. Plus le cycle de consécration est compliqué, plus il est invisible, plus la structure en est méconnaissable, plus l'effet de croyance est grand (21) ». Toutefois, pour convaincre les plus sceptiques de sa soif de rectitude, Le Monde devra également se défaire de l'habitude qu'il a prise de traiter d'antidémocrates ou d'antisémites ceux qui ont eu le malheur de critiquer un jour la presse. Voire, crime suprême, Le Monde lui-même. Face au Nouvel Observateur, le critique est désarmé. Hormis Le Figaro du temps d'Alain Peyrefitte et de Franz-Olivier Giesbert (qui pouvaient obtenir la publication dans leur journal de quinze articles différents à la gloire d'un de leurs ouvrages (22)...), rares sont les publications qui servent avec autant d'acharnement de dépliant promotionnel aux œuvres de ses chefs, déjà loués ailleurs. La « privatisation » du Nouvel Observateur par ses dirigeants n'empêche nullement son actuel directeur de la rédaction de dispenser à intervalles réguliers des leçons de déontologie à ses confrères. Mieux vaut espérer par conséquent que Laurent Joffrin, car c'est de lui qu'il s'agit, ne voit pas ce qui se trame dans sa maison. Expliquons-le-lui. Un livre de Jean Daniel mobilise à répétition dans les colonnes de son journal sa rédaction et ses « amis » (Erik Orsenna, Hubert Védrine, Régis Debray), sans doute pressés par le maître lui-même. Une émission de télévision de Jean Daniel — ou sur Jean Daniel — est acclamée avant sa diffusion et lors de chacune de ses rediffusions sur quelque chaîne que ce soit. Quand Jean Daniel obtient un prix, c'est l'avalanche ! La rubrique « En hausse » de l'hebdomadaire informe, bien sûr, comme en 1999 : « Jean Daniel a reçu le prix Méditerranée qui récompense chaque année un ouvrage traitant d'un sujet méditerranéen. Le jury, présidé par Jean d'Ormesson et François Nourissier, l'a distingué pour son livre Carnets. Avec le temps, publié chez Grasset. » Même chose en 2004 : « Reconnu comme l'un des événements importants de l'agenda culturel d'Europe et d'Amérique latine, le prix Prince des Asturies 2004 de la Communication et des Humanités, l'un des plus prestigieux d'Espagne, a été décerné mercredi 30 juin à Jean Daniel. » Re-belotte en 2005 : « Jean Daniel s'est vu attribuer pour l'ensemble de son œuvre [...] le grand prix international Viareggio, considéré depuis un demi-siècle en Italie comme l'une des distinctions littéraires les plus prestigieuses. » On dira : vous savez, c'est Jean Daniel, son immodestie est légendaire * ! À ceci près que Laurent Joffrin — qui n'est pas Jean Daniel : l'un a fréquenté Nasser, Sartre et Camus, l'autre tutoie Sarkozy — est tout aussi sensible aux flatteries que ses subordonnés lui servent. Il fut « en hausse » en 2001 : « Laurent Joffrin, directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, a reçu le prix du Mémorial prix littéraire décerné par la ville d'Ajaccio, pour son ouvrage Les Batailles de Napoléon paru aux Éditions du Seuil » Et encore « en hausse » l'année suivante : « Laurent Joffrin a reçu le prix du Livre politique 2002 [...], décerné au directeur de la rédaction du Nouvel Observateur par un jury présidé par Blandine Kriegel **. » Directeur adjoint du Nouvel Observateur et responsable de ses pages « Livres », Jérôme Garcin apprécie lui aussi l'encensoir maison. En 2003, nous apprit-on, il a « reçu le prix Pégase de l'œuvre culturelle décerné par la Fédération française d'équitation pour son livre Perspectives cavalières ». Un an plus tard, la réédition du même ouvrage chevalin à destination d'un public scolaire nous fut dûment annoncée par son journal. Loué soit Le Nouvel Observateur qui nous tient informés de l'essentiel. Le cas échéant, l'hebdomadaire mitonne lui-même les prix... qu'il s'attribue. Le 29 janvier 2005, avec sans doute un zeste d'ironie, Le Figaro annonça : « Le neuvième prix de la une de presse a été décerné au Nouvel Observateur [...]. Le jury, présidé par Laurent Joffrin, directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, a examiné plus de quatre cents unes avant de faire son choix. » Un choix de gourmet !
[...] Dassault, Lagardère et Rothschild viennent de s'installer en maîtres dans le capital de trois des principaux quotidiens nationaux français. Autant dire que l'allégeance de la presse aux industriels et aux annonceurs ne se réduira pas sans combat mené depuis l'extérieur. Comme au temps de la Libération. Quand on l'interrogea sur ce qui pouvait « empêcher le milieu politico-médiatique de se réformer », Claude Allègre eut une réplique pénétrante : « Je vais vous donner une réponse strictement marxiste, moi qui n'ai jamais été marxiste : parce qu'il n'y a pas intérêt [...]. Pourquoi voudriez-vous que les bénéficiaires de cette situation ressentent le besoin de la changer (1) ! » C'était en janvier 1997. Quelques mois plus tard, Claude Allègre devint ministre, il n'entreprit rien contre les « bénéficiaires » qu'il avait identifiés. Cela fait longtemps que les responsables politiques et syndicaux s'accordent pour ne plus aborder la question de l'information et de son contrôle démocratique, y compris quand ils se proclament radicaux. Sur ce sujet précis, les « altermondialistes » et les révolutionnaires filent aussi doux que les autres. Ils ont peur des médias et de leur pouvoir, peur du pouvoir qu'ils ont concédé aux médias. S'étant résignés, avec plus ou moins de volupté, à la personnalisation des mouvements et des luttes qu'induisent à la fois le régime présidentiel et la décadence du journalisme, étant parfois eux-mêmes atteints d'un petit tropisme narcissique — un travers que l'exposition répétée aux flashs des reporters épanouira en cancer —, même les plus militants estiment dépendre de la presse pour se faire entendre. Ils se montrent par conséquent disposés à toutes les mises en scène pour qu'elle ne les oublie pas (2). Mais les combats porteurs sont ailleurs.
* Il l'a lui-même admis : « La musique de ces éloges m'a grisé et quand elle a cessé j'ai trouvé amer de ne plus l'entendre. » Jean Daniel, Cet étranger qui me ressemble, Paris, Grasset, 2004, p. 222). 20. Entretien avec Jacques Bouveresse, Libération, 4- 5 août 2001. 1. Entretien croisé avec Denis Jeambar, Le Débat, janvier 1997.
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