Le magazine de l'Homme Moderne La conspiration | |||
Pour expliquer le fonctionnement des médias de masse, nous ne recourons à aucun moment à l’hypothèse d’une conspiration. Noam Chomsky et Edward S. Herman 1 [Les] pensées intentionnalistes et « conspirationnistes », de Chomsky à PLPL […] tendent à faire de l’intentionnalité malfaisante de quelques Puissants dans l’ombre (adossés aux Médias) le principal dans les modes d’oppression. Philippe Corcuff 2 J’avoue que depuis quelques temps il m’arrive parfois d’entendre et de voir des choses que personne n’a jamais vues ni entendues. Nicolas Gogol, Le journal d’un fou, 1835 | |||
ouloir transformer toute analyse des structures de l’économie et de l’information en « théorie du complot » ne constitue pas une falsification ordinaire. Elle s’inscrit dans une logique d’ensemble. Mais il faut bien « informer » et le faire à rebours des explications institutionnelles dorénavant proscrites. Les grands médias présentent alors l’actualité internationale et sociale sous forme d’une fable morale, à base d’affrontements binaires entre Bien (nous) et Mal (les autres), de portraits de grands hommes (tantôt héroïques, tantôt maléfiques), d’émotions successives propres à susciter la compassion unanime et le consensus apitoyé. La trappe de la « fin des idéologies » condamne à la pendaison les « grands récits collectifs » construits autour d’une histoire sociale conflictuelle. De tels ancrages intellectuels auraient, prétend-on, favorisé un « totalitarisme », un « populisme » toujours menaçants — deux termes dont la généralisation dans la vulgate dominante suggère assez leur profit politique. Ne permettent-ils pas, au demeurant, de fustiger de concert des développements qui n’ont eu en commun que de mettre en cause la démocratie bourgeoise et son système de représentation, désormais sacralisés ? Dans presque chacun des domaines des sciences sociales, la recherche et l’exaltation des traditions individualistes et libérales, associées aux concepts d’autonomie, de complexité, de liberté, de morale, deviennent omniprésentes 3. L’appétit à traquer partout les fragments d’une pensée individualiste en consonance avec l’air du temps, l’acharnement à secourir des penseurs prestigieux de leurs égarements supposés n’épargnent plus ni Marx ni Proudhon 5. Certains intellectuels et journalistes, autrefois issus de la gauche contestataire et qui dorénavant convoitent d’autres espaces politiques, plus moelleux, n’ont en effet de cesse de reconstruire les références qui les ont structurés politiquement pour pouvoir ensuite prétendre être demeurés fidèles à leurs engagements passés, mais une fois ceux-ci compris avec un surcroît de maturité — et digérés. Même Bernard-Henri Lévy, ami et propagandiste des plus grands capitalistes français, n’a pas hésité à se proclamer biographe de Sartre et héritier de son engagement existentialiste. Néanmoins, quand les « classiques » de la contestation demeurent encore en vie, la relecture dé-radicalisée de leurs travaux requiert leur concours (Toni Negri, Jürgen Habermas). Faute de quoi, tel l’exégète vaniteux de Mc Luhan chapitré par le maître dans une scène du film Annie Hall, on risquerait d’être désavoué par l’auteur qu’on a interprété trop librement. Chaque fois que l’assistance de ce dernier n’est pas acquise — ou quand il est certain que sa récupération sera impossible — le recyclage manipulateur doit céder le pas à l’opposition frontale. Et alors, à la guerre comme à la guerre : contre les pourfendeurs de la « complexité », la fin justifie les moyens. C’est dans ce contexte général qu’il convient de replacer la stigmatisation de quiconque — Chomsky ou un autre — entreprend d’étudier un ensemble de contraintes systémiques, donc collectives, pour tenter d’en déduire le comportement vraisemblable des agents d’un champ donné (économique, culturel, médiatique) 6.
- I - D’emblée, il faut souligner le paradoxe de la plupart des attaques contre « Pierre Bourdieu » ou « Noam Chomsky » 9. On reproche à ces deux auteurs de ne pas reconnaître le caractère presque spontané de la transformation économique du dernier quart de siècle, liée à des phénomènes posés comme “naturels” et détachés d’une intention politique et sociale (« mondialisation », « révolution technologique »). Néanmoins, on les pourfend simultanément pour avoir énoncé que des déterminations collectives contraindraient la volonté individuelle. En 1988, l’économiste Edward S. Herman et le linguiste Noam Chomsky publient un ouvrage devenu l’une des références de la critique radicale des médias, Manufacturing Consent. Political economy of the mass media (La fabrication du consentement. L’économie politique des médias de masse) 12. Les auteurs y argumentent que les entreprises médiatiques, loin d’éclairer la réalité du monde social, véhiculent une image de ce monde conforme aux intérêts des pouvoirs établis (économiques et politiques). Ce qui pouvait à la rigueur passer pour un malentendu en 1988 est devenu, en général sous des plumes infiniment moins talentueuses et divertissantes que celle de Tom Wolfe, un procédé de disqualification ordinaire. Il est d’autant plus courant quand ses utilisateurs, situés sur l’espace progressiste de la comète politique, perçoivent en Chomsky un empêcheur de moraliser en rond. Dès la rédaction de Manufacturing Consent, Chomsky et Herman pressentaient l’orage à venir. « Les critiques institutionnelles, telles que celle que nous présentons dans cet ouvrage sont souvent discrédités par les commentateurs de l’establishment comme étant des “théories du complot” ». Pour tenter d’y remédier, ils prenaient soin de préciser, dès la préface : « Pour expliquer le fonctionnement des médias de masse, nous ne recourons à aucun moment à l’hypothèse d’une conspiration ». Cette double précaution aurait dû paraître inutile. Aux yeux d’un lecteur normalement constitué, l’analyse proposée dans Manufacturing Consent a en effet à peu près autant de chances de passer pour une théorie du complot qu’un champ de tournesols pour une batterie de casseroles. Le propos du livre souligne que les forces qui conduisent les médias à produire une information politiquement et socialement orientée, loin d’être enfantées par l’amoralité de certains individus, tiennent avant tout à des mécanismes inscrits dans la structure même de l’institution médiatique — son mode d’organisation et de fonctionnement en particulier. Selon Chomsky et Herman, ces mécanismes opèrent sous forme de « filtres », de « facteurs institutionnels qui fixent les limites à ne pas franchir dans la diffusion des faits et leur interprétation, au sein des institutions à caractère idéologique 16 ». Ce cadre d’interprétation général détermine le traitement réservé aux politiques, gouvernements et interlocuteurs « orthodoxes ». Ils sont systématiquement valorisés et leurs erreurs, voire leurs crimes, paraissent toujours moins atroces que ceux que commettraient des « dissidents » au système de croyance dominant. Ces cinq filtres ont une particularité commune. Tous favorisent le contrôle et l’orientation de l’information dans un sens conforme aux intérêts privés. « Les mêmes sources de pouvoir sous jacentes qui possèdent les médias et les financent en tant qu’annonceurs, qui jouent le rôle de “définisseur primaire” des “nouvelles”, qui produisent les “tirs de barrage” et les experts orthodoxes, jouent également un rôle clé dans la définition des principes de base et des idéologies dominantes 18 ».
À s u i v r e • • •
1. Noam Chomsky et Edward S. Herman, Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media, Pantheon Books, New York, (1998) 2002, p.lx. 2. Philippe Corcuff, « Gauche de gauche : le cadavre bouge encore », octobre 2004 <http://bellaciao.org/fr/article.php3?id_article=10032>. Philippe Corcuff est un universitaire français, par ailleurs chroniqueur à Charlie Hebdo au moment de ses attaques contre Bourdieu, Chomsky et, plus généralement, contre la critique radicale des médias - dont PLPL (Pour lire pas lu) était, avec le site Acrimed (Action Critique Média), l’un des principaux organes. Au nom d’Acrimed, le sociologue Patrick Champagne a répliqué au chroniqueur de Charlie Hebdo dans « Philippe Corcuff, critique “intelligent” de la critique des médias », acrimed.org, avril 2004, <http://www.acrimed.org/article1572.html>. 3. Dans la prose journalistique la plus fruste, la victoire du néolibéralisme est associée à la libération « des besoins d'autonomie, de consommation, d'opportunités créatrices et professionnelles » (Laurent Joffrin, Marianne, 29 mars 2004). 4. Les trois noms cités ne constituent que des exemples pris au hasard, ou ce que Pierre Bourdieu appelait des « électrons » d’un « champ » qui leur donne leur « petite force », des « épiphénomènes d’une structure » qui ne seraient rien sans elle (Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Raisons d’agir, Paris, 1996, p. 63). 5. Voir par exemple la récente biographie de Karl Marx (Jacques Attali, Karl Marx ou l’esprit du monde, Fayard, 2005), de laquelle l’essayiste, ancien conseiller de François Mitterrand, puis banquier, retient surtout que l’auteur du Capital « écrit tout le temps qu’il est pour la mondialisation, qu’il est pour le capitalisme, qu’il est pour le libéralisme économique, qu’il est pour la bourgeoisie. » (France culture, 22 juin 2005). Une « lecture » martelée tout au long de son interminable tournée de promotion médiatique. 6. Lire, pour d’autres exemples : « La critique des médias », Pour Lire Pas Lu (PLPL) n°20, Juin-Aout 2004 ; également la rubrique « Haro sur la critique des médias », Acrimed.org, rubrique 246. 7. L’année 2005 vît ainsi fleurir les ouvrages, couvertures de presse et dossiers spéciaux consacrés à ce thème. Entre autres : Antoine Vitkine, Les nouveaux imposteurs, La martinière, Paris, 2005 ; Véronique Campion-vincent, La société parano. Théories du complot, menaces et incertitudes, Payot, 2005 ; Pierre-André Taguieff, La foire aux illuminés. Esotérisme, théorie du complot, extrémisme, Mille et une nuits, 2005 ; Frédéric Charpier, L’Obsession du complot, Bourin éditeur, 2005. La sortie de ces ouvrages fut accompagnée – au moins pour les trois premiers - d’articles de presse élogieux dans les principaux quotidiens et hebdomadaires et de multiples apparitions médiatiques de leurs auteurs. De son côté, le magazine TOC consacra un dossier à « La mode des complots » (mars 2005). Le magazine Littéraire fit de même avec « La paranoia » (juillet-aout 2005) avant que Le Monde 2 ne s’intéresse au « retour des théories du complot » (5 novembre 2005). L’année 2005 vit également la parution d’une bande dessinée de Will Eisner sur l’histoire des Protocoles des Sages de Sion (Le Complot, Grasset), ainsi que la sortie dans les salles de cinéma d’un documentaire du cinéaste américain Marc Levin sur le même thème (Les protocoles de la rumeur). 8. L’émission « Arrêt sur images » en a fourni récemment deux exemples. Devant la mise en question de l’image que ses reportages véhiculent de l’Islam, le journaliste Mohamed Sifaoui répliqua aussitôt : « En gros, si je résume, c’est : depuis 30 ans, tous les médias français se sont mis d’accord, parce qu’il y a un énorme complot contre la communauté musulmane, […] cette démarche intellectuellement est totalement insensée et idiote, parce que elle repose déjà sur une question de complot » (France 5, 16 octobre 2005). Deux mois plus tard, interrogé sur les menaces de sanction des industriels envers les journalistes qui se risqueraient à critiquer leur produits, Alain Grangé-Cabane, président de la Fédération des industries de la parfumerie, rétorque à son tour : « Je me demande si c’est pas un peu aussi la théorie du complot qui surgit partout. Les horribles annonceurs seraient là pour essayer d’étouffer la vérité. » (France 5, 4 décembre 2005). 9. Souvent il s’agit de noms génériques qui permettent d’affecter de ne pas répondre directement à d’autres intervenants envers qui on souhaite feindre le mépris. 10. Site ultra libéral du Chat borgne, <http://www.chatborgne.com/>. 11. Lire l’article de Laurent Joffrin, alors directeur de la rédaction de Libération, assimilant les analyses de Pierre Bourdieu et consorts à une « vision fantasmagorique, déstructurante et paranoïaque du monde », un « bizarre croisement entre X-files et Maurice Thorez » (Libération, 12 mai 1998). Maurice Thorez fut secrétaire général du Parti communiste français de 1930 à 1964. 12. Noam Chomsky et Edward S. Herman, Manufacturing Consent, op. cit. Quinze ans plus tard, cet ouvrage a été (très approximativement) traduit en français sous le titre (incongru) de La Fabrique de l’opinion publique. La politique économique des médias américains (Le Serpent à plumes, 2003). 13. Lire Mark Achbar, Manufacturing Consent. Noam Chomsky and the media, Editions Black Rose Books, Montréal, Québec, 1994, p.61. 14. Lire Jean Bricmont, « Folies & raisons d’un processus de dénigrement. Lire Noam Chomsky en France », postface à Noam Chomsky, De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, Agone, Coll. « Éléments », Marseille, 3e ed., (2001) 2004, p.227-257. 15. Noam Chomsky et Edward S. Herman, Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media, Pantheon Books, New York, (1998) 2002, p.lx. 16. Peter Mitchel et John Schoeffel, Understanding Power. The indispensable Chomsky, (The New York Press, New York, 2002) Vintage, Londres, 2003, p.26. 17. Noam Chomsky et Edward S. Herman, Manufacturing Consent, op. cit., p.xvii. 18. Ibid, p.xi | |||
Le MHM - Serge Halimi - Noam Chomsky |