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Serge Halimi
  

 
 

 

 

 

 

 Serge Halimi

 DE QUI FAUT-IL AVOIR HONTE ?

 
  


Notes, 29/04/2002.

 
 

  

Il y a un peu plus de six mois, le 11 septembre dernier, les Américains se sont demandé : Pourquoi nous détestent-ils tant ?
Ils : les autres pays du monde.
George Bush leur a répondu : « Parce que nous sommes bons. »

Dimanche 21 avril, bien des électeurs hostiles à l'extrême droite se sont demandé : pourquoi nous détestent-ils tant ?
Ils ?
Les 36% de chômeurs qui ont voté Le Pen ou Mégret.
Les 28% d’ouvriers qui ont voté Le Pen ou Megret.
Et Le Pen est également arrivé en tête chez les intérimaires et chez les jeunes de 18 à 24 ans, très largement.

Pourquoi les détestent-ils, et nous aussi peut-être ?
Il serait préférable que notre réponse ne soit pas : parce que nous sommes bons.
Il serait également souhaitable qu’après avoir claironné « Nous sommes tous américains », on n’en vienne pas à proclamer qu’on a « honte d’être Français ».

Que pouvons-nous dire ?
Que peuvent les intellectuels qui veulent concilier travail d’analyse, de recherche ou de création, et combat politique à un moment où la situation politique et sociale déjà n’est pas sereine ?
Aux grandes époques, les meilleurs d’entre eux n’ont pas insulté le peuple ou proclamé qu’ils allaient partir à l’étranger. Ils se sont battus là où ils se trouvaient.
Et, là où nous sommes, nous devons d’abord réfléchir à ce qui s’est passé depuis 1974, depuis que l’extrême droite est passée de 0,7% des voix à, peut-être, 30% dimanche prochain. Et que la gauche socialiste et communiste, qui, autour d’un seul candidat, totalisait 45% des voix, n’en rassemble plus que 20% et se retrouve écartée du second tour.

Une chose paraît claire : ni Le Pen ni l’ordre social actuel n’ont rien à redouter d’une critique « morale » du fascisme, par exemple, qui exonèrerait ou ferait corps avec les dominants. Ce Front républicain jouerait alors le rôle d'une entreprise de blanchiment politique et social des politiques néolibérales.
Résister, c’est très bien. Mais le meilleur endroit pour le faire n’est pas forcément devant une caméra avec la cohorte des branchés, des friqués et des médiatisés. Ni en compagnie du patronat dont l’expérience historique est plus celle de la Collaboration que celle de la Résistance.

Aujourd’hui, la lucidité est et doit être notre première forme de résistance.
Elle nous permettra peut-être de comprendre ce qui s’est passé dimanche dernier.

« La France va mieux » nous expliquait Lionel Jospin et le Parti socialiste.
Non, elle ne va pas bien.
En tout cas, une certaine France, qui ne lit pas Le Monde, surtout le week-end avec son supplément tout en anglais, qui n’est pas branchée sur Internet, qui ne dispose pas de stock options, qui se moque de Bernard-Henri Lévy et de Philippe Sollers, qui ne trouve pas la mondialisation heureuse.
Cette France-là ne va pas bien.

Et, à défaut de pouvoir le signifier en votant pour une gauche de gauche, elle marque son désespoir en votant, par désespoir, pour celui qui à ses yeux représente le Grand Réprouvé d’un système politique et médiatique qu’elle exècre — et que cette France-là, qui ne va pas bien, exècre parfois pour de bonnes raisons, ce n’est pas moi qui vous dirait le contraire.

Je me trompe peut-être mais je ne crois pas que ce soit en offrant un score de maréchal à un président discrédité, en mettant en scène notre ralliement à un candidat plombé par les affaires et par le cynisme de son manque de conviction aveuglant, un homme que Jean-Marie Le Pen avec son sens politique habituel et pervers a déjà qualifié de « candidat de Jean-Marie Messier », de « candidat des gamelles et de l’établissement », je ne crois pas que ce soit de cette manière, et avec le Medef, qu’on fera reculer le Front national.
On peut — et on va peut-être — par sentiment du devoir voter Chirac, par urgence démocratique. Mais mieux vaudrait dans ce cas ne pas s’en vanter.
Et, surtout, éviter de trop se mêler aux privilégiés qui prétendent donner des leçons de morale aux désespérés, qui clament qu’ils ont honte de la France, et qu’ils vont se délocaliser à l’étranger comme n’importe quel Vivendi.

Honte ? Non.
Ou alors, il fallait avoir honte avant.
Quand, par exemple, en 1998, Lionel Jospin a refusé de revaloriser les minimas sociaux, comme le lui demandaient les chômeurs en lutte, alors même que deux ans plus tard son ministre des finances, Laurent Fabius, baisserait l’impôt sur le revenu acquitté par les plus riches.
C’était la première fois dans l’histoire de la gauche au pouvoir qu’un gouvernement socialiste réduisait la tranche marginale de l’IRPP.
C’est à ce moment-là qu’on attendait que BHL, Jean-Marie Colombani le directeur du Monde, Pierre Arditti, Karl Zéro et quelques autres nous disent qu’ils avaient « honte d’être Français ».

Résumant un peu brutalement le bilan du gouvernement de la gauche plurielle, un syndicaliste a expliqué il y a quelques semaines : « Le bilan de Jospin : un RMI à 2402 francs en 1997 et à 2660 francs cinq ans plus tard. »
C’est de cela qu’il fallait avoir honte.

Dans la Revue socialiste, organe théorique du PS, le rédacteur en chef, se gargarisait l’année dernière des réussites du gouvernement de la « gauche plurielle » : « En matière de privatisations, la "gauche plurielle" a réalisé en trois ans un programme plus important que n’importe quel autre gouvernement français. »
C’est de cela qu’il fallait avoir honte, de cet abaissement devant les forces du marché et de l’argent.

Il y a cinq ans, au moment de l’arrivée au pouvoir de la gauche plurielle, Alain Bocquet, président du groupe communiste, déclarait sur France Inter : « Je souhaite que le mouvement populaire ne pose pas les valises dès lundi matin. Oser s’attaquer à la dictature des marchés financiers. Si on ne s’attaque pas au mur de l’argent, tout le reste est de l’illusion. »
Ce mur de l’argent, on l’a conforté.
C’est de cela qu’il faut avoir honte

Il y a quelques mois, DSK dont on nous disait qu’il serait peut-être le premier ministre d’un président Jospin, théorisait : « Il faut, pour l’emporter, se tourner davantage vers les classes moyennes. » C'est-à-dire ceux qui disposent « d’un patrimoine immobilier et quelquefois financier, qui sont les signes de leur attachement à l’"économie de marché". »
Quant aux autres, ceux, sans patrimoine financier, qui en partie ont voté Le Pen dimanche 21 avril, Dominique Strauss Kahn nous disait : « Du groupe le plus défavorisé, on ne peut malheureusement pas toujours attendre une participation sereine à une démocratie parlementaire. Non pas qu’il se désintéresse de l’Histoire, mais ses irruptions s’y manifestent parfois dans la violence. »

Quand un dirigeant de gauche s’intéresse davantage à ceux « qui disposent d’un patrimoine financier » qu’au « groupe le plus défavorisé », pas étonnant que l’irruption de ce groupe dans l’arène électorale ne soit pas tout à fait sereine.
Et ce n’est pas d’abord d'eux, les plus défavorisés, qu’il faut avoir honte.
   

 
Serge Halimi   

   
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