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  Politique

 
  

Serge Halimi
  

 
 

 

 

 

 

 Serge Halimi

 Le naufrage des dogmes libéraux.

 
  


Le Monde Diplomatique, octobre 1998.

 

 

  

Economique, politique, idéologique, stratégique, la première crise sérieuse de l’après-communisme semble remettre en cause, mais cette fois à l’échelle planétaire, l’ensemble des postulats assénés depuis dix ans en guise de « modernité ». Marchés, ouverture, mobilité, transparence, instantanéité, commerce : toutes ces « valeurs » inculquées par un gigantesque dispositif éducatif et médiatique sont battues en brèche. Un monde qui redoute la contamination de la déflation, s’interroge désormais sur les vertus perdues des frontières (nationales, mais aussi entre privé et public, intimité et déballage), de la lenteur, des contrôles et même d’une certaine opacité. Cette fois, la bulle d’une société refondue de fond en comble par l’utopie néolibérale a crevé.

Le président Clinton vient de rappeler que les États-Unis continueraient à guider le reste du monde « en conformité avec nos valeurs » au moment où Business Week choisissait de rompre un peu avec les siennes. Partisan déterminé des solutions libérales, mais ébranlé par l’ampleur des soubresauts économiques qui, après l’Asie et la Russie, venaient d’atteindre « l’arrière-cour » brésilienne, l’influent hebdomadaire financier a conclu que le « temps d’agir » était venu : « Le modèle américain est partout attaqué. Le marché est de plus en plus perçu comme l’ennemi de la croissance. Les nations s’en retirent pour réagir à l’une des plus grandes destructions de richesses jamais connues (1). En effet : le Japon a rompu avec la prospérité ; la Corée, la Malaisie et l’Indonésie viennent, en une seule année, de perdre entre 5% à 15% de leur produit national brut ; la Russie, qui renoue simultanément avec la famine et avec le troc, escompte une aide alimentaire d’urgence pour faire face aux rigueurs de l’hiver.

C’est la fin des certitudes. « Les règles que nous pensions avoir comprises ne semblent plus s’appliquer, » avoue, un peu tristement, le Washington Post. Et chacun de partir à la recherche du temps et des illusions perdues : le « miracle asiatique » et la flexibilité de ses techniques de production ; une « nouvelle économie » infirmant la théorie des cycles et expliquant à la fois la surprenante vigueur de l’économie américaine et des bourses mondiales ; des entreprises multinationales qui propageaient investissements, technologie et modernité jusque dans les régions les plus reculées ; une poussée des classes moyennes charriant la démocratie avec elles ; l’évaporation des considérations stratégiques et l’omniprésence des ambitions commerciales. Rarement dans l’histoire, le développement de l’humanité entière avait été ainsi conçu à partir de postulats à ce point identiques et largement inspirés du modèle américain (2). Même la manière d’appréhender chaque pays en venait à calquer les problématiques (« minorités », « politiquement correct », « communautarisme », « ghettos ») produites aux États-Unis par des contextes parfois sans rapport avec la plupart d’entre eux (3).

Directeur d’un institut américain de prévision destiné aux entreprises, M. George Friedman résume ce que fut cette orthodoxie qui sous nos yeux chavire : « L’idéologie du nouvel ordre mondial posait qu’il n’y avait plus de lieux différents, que tous les gens raisonnables se comportaient de la même manière, que, dans ces conditions, éclairée par les conseils d’Harvard et des financiers de Goldman Sachs, l’économie russe évoluerait elle aussi. On croyait qu’avec plus de prospérité, tout le monde en viendrait à ressembler à tout le monde. La prospérité conduirait à la démocratie libérale. Et la démocratie libérale transformerait les Russes en membres enthousiastes de la communauté internationale. Un peu comme les habitants du Wisconsin, mais avec un régime alimentaire plus riche en betteraves (4). »

Une telle naturalisation du modèle occidental — assimilé aux lois de la météorologie (5) — fut d’autant plus extraordinaire qu’elle contredisait une énorme masse de connaissances relatives à l’impossibilité pour un pays en « retard » d’assurer son décollage et de parvenir au développement en se bornant à imiter l’expérience des pionniers. Paradoxalement, c’est dans les universités américaines — mais davantage dans les départements d’histoire, de sociologie et de science politique que dans ceux d’économie et de business — que des centaines de professeurs avaient, pendant des décennies, enseigné la complexité des approches comparatives. Et expliqué que la différence des traditions, des institutions et de l’état des forces politiques et sociales interdisait presque toujours aux mêmes causes, fussent-elles économiques, de produire les mêmes effets.

L’étude du « développement » avait d’ailleurs pour objet de déterminer le lien entre l’« industrialisation » d’une nation (induite par des transformations d’ordre technologique et donc, au final, économique) et sa « modernisation », plus sociale et politique. Poser l’automaticité de la relation, confondre industrialisation et modernisation, croissance et démocratie, prétendre annoncer ce que serait le développement d’un pays à partir de données exclusivement économiques, constituaient donc autant d’indices de l’incapacité d’un étudiant à poursuivre des études en sciences sociales. L’histoire était d’ailleurs là pour secourir les moins talentueux d’entre eux, pour prouver que tradition et modernité se chevauchaient plus souvent qu’elles ne s’excluaient, que les sociétés modernes conservaient longtemps la marque de leurs itinéraires distincts, qu’un même défi avait rarement justifié les mêmes réponses. L’économiste autrichien Joseph Schumpeter résumait la leçon en une phrase : « Les comportements sociaux, les types et les structures sont des pièces qui ne fondent pas facilement. Une fois formés, ils persistent, parfois pendant des siècles. » 

Il en fut ainsi pendant la révolution industrielle. Marx eut beau expliquer que le pays le plus développé indiquait aux autres l’image de leur devenir, ni la Prusse ni la France n’empruntèrent le chemin du développement ouvert par le pionnier britannique. Quand ces deux pays entamèrent leur révolution industrielle, ils durent en effet le faire à un rythme plus rapide que celui du Royaume-Uni — qu’il convenait de rattraper sous peine de subir sa loi sur le continent. Et ils le firent à partir d’industries (sidérurgie, chimie) qui, à la différence du textile autour duquel la révolution industrielle britannique s’était faite, exigeaient des apports de capitaux considérables, c’est à dire la mobilisation des banques et de l’État. Ce qui, au Royaume-Uni, avait été possible grâce à l’épargne accumulée et à l’entreprise, exigea ailleurs le recours à l’emprunt et à l’intervention publique. Alors même que l’impératif du développement économique était à peu près identique, sa traduction politique — qui serait aussi le produit d’une structure sociale très différenciée d’un État à l’autre (petite paysannerie décimée au Royaume-Uni et préservée en France) — ne pouvait pas être équivalente. De fait, le régime fut plus libéral au Royaume-Uni, plus autoritaire en France (Second Empire) et en Prusse (Bismarck) (6).

Plus tard, quand intervint la déflation des années 1873-1896, certains États industrialisés réagirent en poursuivant dans la voie d’une libéralisation des échanges — d’autant plus séduisante qu’elle les favorisait (Royaume-Uni), d’autres préférèrent protéger à la fois leur industrie et leur agriculture (Allemagne et France), d’autres enfin prirent des mesures protectionnistes dans un secteur mais pas dans l’autre (États-Unis). Même absence d’itinéraires identiques lors des années 30 : la Grande dépression provoqua la victoire du New Deal aux États-Unis, celle du nazisme en Allemagne, celle du Front populaire en France. Quant à la crise des années 70, elle déboucha à la fois sur l’arrivée au pouvoir de doctrinaires néolibéraux (Mme Thatcher en 1979, M. Reagan en 1980) et sur celle d’un gouvernement qui, au départ, se voulait socialiste (François Mitterrand en 1981) (7).

Tout en faisant la part du manque de culture des dirigeants occidentaux et de l’alarmante médiocrité des grands médias qui les informent, on peut se demander comment, à la fin des années 80, tant d’« experts » ont pu soudain imposer l’idée extravagante que les leçons de l’histoire avaient cessé de compter, que chaque société n’était plus qu’un argile façonné par les « lois de l’économie », que la communication et le marché allaient dissoudre les différences entre les nations, indiquant à toutes la voie d’une modernisation assurée dans une « mondialisation heureuse ».

Munies de ce pauvre logiciel intellectuel et d’une boîte à outils ne contenant que quatre gros marteaux (déréglementations, privatisations, baisse des impôts, libre-échange), les organisations économiques internationales s’affairèrent, cherchant à transformer le monde à l’image du « modèle anglo-saxon ». Ce monde, nul besoin pour elles d’en connaître l’histoire et la géographie, les tensions et les conflits. Le culte du « nouveau » permettait d’ignorer tous les précédents ; le marché et l’ouverture (aux marchés) garantiraient partout la prospérité et la démocratie. Ceux qui commercent entre eux ne se font plus la guerre répétait partout le président Clinton en guise de politique étrangère. Et qui se replonge dans les derniers rapports de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou du Fonds monétaire international (FMI) constatera ceci : quel que soit le pays étudié, depuis quinze ans les analyses et les prescriptions de ces officines ont été à ce point répétitives qu’elles ont donné au lecteur l’impression de ne jamais voyager. Pourtant, comme l’explique un néolibéral enfin dégrisé par la leçon des événements récents : « Propager le capitalisme ne constitue pas simplement un exercice d’ingéniérie économique. C’est un tel assaut contre la culture et la politique des autres nations qu’il garantit presque une collision (8) »  

Longtemps, tout alla bien. L’écart des richesses se creusait. Mais c’était, paraît-il, la rançon de l’efficience et le domaine réservé d’une commission des Nations-Unies qui publiait des rapports accablants aussitôt ensevelis par l’indifférence. Les choses sérieuses se passaient ailleurs ; la contre-réforme libérale avançait et offrait aux actionnaires — c’est à dire aux plus riches — des portions toujours plus savoureuses de l’espace public. En décembre 1996, l’indice Dow Jones de la Bourse de New York afficha 6400 points. Puis il monta encore. Timidement, M. Alan Greenspan alerta des dangers de l’ « exubérance irrationnelle des marchés ». Les marchés, qui croyaient avoir mieux compris la « nouvelle économie » que le président de la Réserve fédérale américaine, redoublèrent d’exubérance. Le 17 juillet 1998, l’indice Dow Jones atteignit 9337 points. Ensuite, partout ce fut la chute. L’an dernier, la bourse de Moscou avait progressé plus vite que toutes les places financières de la planète. Cette année, aucune ne se porte plus mal.

Il n’est pas exact que cet aveuglement général aurait coïncidé avec la chute du mur de Berlin et l’euphorie des classes dirigeantes. Au départ, les responsables des États-Unis, M. George Bush en tête, ne pensaient pas que la désintégration du bloc soviétique amènerait avec elle la « fin de l’histoire » et un nouveau siècle de domination américaine (9). Le président américain de l’époque admettait d’ailleurs dès son discours inaugural : « Nos moyens ne sont pas à la mesure de nos ambitions. » Son secrétaire d’État adjoint, M. Lawrence Eagleburger précisait même : « Nous avons battu les Soviétiques sur la ligne d’arrivée. Mais cette ligne, nous l’avons franchie à bout de souffle. Nous n’avons plus la capacité d’autrefois pour influencer le cours des événements et pour défendre nos intérêts dans le monde. » C’est donc surtout l’administration du président Clinton qui, à partir de 1993, à la fois par manque de dessein stratégique et faute de moyens, décida (une fois consentis les quelques embargos symboliques destinés à un lobby en Floride ou à un autre à New York) de résumer sa politique étrangère à une politique commerciale et financière. Elle exigea partout l’ouverture des marchés étrangers aux exportations de marchandises et de capitaux.

Les États-Unis exportèrent aussi leurs experts (10). Ils conseillèrent, notamment en Russie, l’adoption de « réformes » permettant de calquer le modèle anglo-saxon qui, concevable pour une puissance industrielle dotée d’institutions rodées, n’en était pas un pour une nation en voie d’implosion et en proie aux mafias. Ce que l’histoire du développement avait enseigné de l’impossibilité d’imiter un itinéraire une fois que celui-ci avait transformé le rapport de force qui avait légitimé son adoption, on l’oublia. Tout à coup grisés par le triomphe du capitalisme à l’échelon mondial, les États-Unis, les organisations économiques internationales et les grands médias assimilèrent modernité et réformes de marché, et imposèrent les secondes au nom de la recherche de la première. Ce qui, dans les pays occidentaux, avait abouti après des décennies d’ajustements, de résistances et de compromis, allait ailleurs devoir être réalisé en quelques mois. La multiplication des flux financiers jouerait le rôle d’accélérateur de l’histoire.

Depuis dix ans, la croyance que les marchés sont autorégulateurs, que le développement passe par les exportations, que la liberté des mouvements de capitaux optimise l’allocation de l’investissement, que les alliances internationales imposent l’extension des privatisations, a résumé le message des dirigeants occidentaux au reste du monde. Et ceux qui critiquaient la mondialisation financière se voyaient reprocher leur égoïsme, leur désir de réserver la prospérité aux pays du Nord. À l’heure où la déflation menace, où les classes moyennes asiatiques s’évaporent pendant que celles d’Amérique latine s’alarment, où « l’idéologie américaine heurte l’iceberg de la réalité russe (11) », la crise actuelle menace donc davantage qu’une utopie économique. C’est tous les fondements de la paix des riches que les pays du Sud réapprennent à discuter.

« Les capitaux privés des pays développés ont d’autres logiques que les exigences géopolitiques de la stabilité mondiale », explique à présent un journaliste économique (12).  Mais qui donc avait bien pu penser le contraire ? Et comment ne pas partager la colère de certains peuples asiatiques quand, il y a seulement quelques mois, M. Michel Camdessus, directeur général du FMI, se réjouissait que la crise frappant leurs pays les contraindrait à accélérer le rythme des « réformes » qui les avaient ruinés (13) ? Comment ne pas comprendre le désarroi du président du Brésil, M. Fernando Henrique Cardoso, qui éprouve désormais le sentiment « d’avoir injustement des comptes à rendre sur ce qui se passe en Russie », puisque — sans autre raison que la soudaine panique des investisseurs devant l’ensemble des « marchés émergents » — son pays perd davantage de capitaux en un mois (25 milliards de dollars) que ne lui en avait rapportée la plus grosse opération de privatisation de toute l’histoire de l’Amérique latine ?

M. Camdessus apprécie dans tout cela « une sorte de manque de discernement dans la panique. » Économiste en chef à la Banque mondiale, M. Joseph Stiglitz évoque même une « injustice particulièrement cruelle » : « Le Brésil et les autres pays latino-américains méritent mieux que d’être discrédités par les difficultés des autres (...) Ces économies disposent de bons fondamentaux. Leur avenir radieux ne fait pas de doute (14). » Les Brésiliens ont beaucoup de chance d’être entourés de tant de bienveillance. Mais qui va leur expliquer que le monde de la mondialisation, qui devait être rationnel, efficient et transparent, se résume pour eux tout à coup à une « injustice cruelle » ? Vraisemblablement, la faillite du FMI en Asie et en Russie a nourri quelques doutes sur la fiabilité de ses compliments adressés à l’Amérique latine. En tout cas, M. Camdessus n’en démord pas : « Nos recommandations étaient les bonnes mais elles ont été mal appliquées. » 

Quand les capitaux ont fui, ruinant les pays qui avaient mis en pratique les « réformes » imposées par l’Occident, c’est en Occident que ces capitaux se sont réfugiés. Au nom de la « course à la qualité », le maître a ainsi profité des sanctions que les marchés ont infligées à ses élèves les plus dociles. Cette autre injustice est sans doute provisoire. À terme, une certaine contagion est difficilement évitable. La baisse du yen compromet les ventes chinoises au Japon. L’Australie destine 60% de ses exportations à une zone Asie-Pacifique malade ; la Nouvelle Zélande, 40%. La dépression en Extrême-Orient pénalise le Chili, qui destine le tiers de ses exportations à l’Asie. La crise brésilienne appauvrit l’ensemble de la région, laquelle achète près de 20% des exportations américaines. Les pays de l’ « Euroland » ne vendent en Russie que l’équivalent de 0,4% de leur produit national brut — ce qui, à entendre certains commentateurs économiques, justifierait presque qu’on y laisse les gens mourir de faim — mais les banques européennes, elles, ont englouti 48 milliards de dollars dans un pays qui a perdu le contrôle sa monnaie. Bien sûr, les marchés du centre ont au départ profité du retrait des capitaux de la périphérie. Mais ils ne pourront pas continuer à prospérer si la périphérie s’écroule.

Le 3 juin dernier, M. Robert Rubin, secrétaire américain au Trésor (et ancien président de la firme de Wall Street,Goldman Sachs), avouait : « Je suis profondément préoccupé — et je peux vous dire que le président partage ces préoccupations — du fléchissement du soutien public en faveur de la mondialisation à un moment où les intérêts économiques, de sécurité nationale et géopolitiques du pays requièrent l’opposé. » C’était avant l’implosion russe et l’affaissement latino-américain. Depuis, M. Rubin souligne le caractère « sans précédent » de la situation actuelle : « Jamais autant de pays n’ont affronté de telles difficultés à la fois (15). » Ce n’est pas la première fois que le marché alimente des comportements grégaires. Mais le troupeau a grossi.

Certains s’en sortent toutefois mieux que d’autres. Et ce sont ceux qui disposent des marchés intérieurs les plus importants, ceux qui destinent aux exportations la proportion la plus faible de leur production. Au moment où de nombreux experts soulignent la vigueur relative de l’économie des États-Unis et invoquent l’efficacité défensive du « bouclier de l’euro », pourquoi ne pas rappeler que, dans le premier cas — celui d’un pays dont le commerce extérieur ne représente que 12% du PNB — c’est d’abord le consommateur américain qui conforte la poursuite de la croissance ; et que, dans le second, « 90% des revenus des Européens proviennent de leurs propres dépenses (16). » Si le « fléchissement du soutien public en faveur de la mondialisation » permet d’éclairer le lien existant entre la bulle financière, la bulle commerciale (17) et la bulle du développement, s’il sert à réhabiliter les notions de politique publique et de stratégie à long terme, s’il aboutit à semer le doute sur la sagesse de continuer à vendre de grands secteurs industriels à des fonds de pension étrangers qui, en quelques heures, peuvent provoquer leur effondrement, pourquoi se plaindrait-on d’un tel sursaut de lucidité — et de prévoyance ?

Business Week se console : « La seule bonne chose qu’on puisse dire au sujet des crises, c’est qu’elles fracassent les notions couramment admises sur la manière dont marche le monde. » Dans les milieux d’affaires et dans les grandes institutions internationales, une révolution copernicienne est en effet en cours relative à la question du contrôle des capitaux. Autrefois tellement hérétique que le FMI envisageait de la réprouver dans sa charte, cette idée gagne sans cesse de nouveaux adeptes, effrayés de découvrir que la fuite des capitaux alimente immanquablement la faillite qu’elle redoute. L’expérience est en effet parlante. La Chine et l’Inde, qui avaient résisté aux sirènes de la libéralisation financière, tiennent le choc mieux que leurs voisines asiatiques. Au Chili, la réglementation de l’entrée des capitaux à court terme s’est également révélée efficace. A vrai dire, la logique des contrôles est presque imparable : si, pour lutter contre l’inflation, un pays relève ses taux d’intérêts (espérant ainsi freiner la création de monnaie) et provoque aussitôt un afflux de devises attirées par un rendement élevé, sa stratégie est condamnée d’avance. Inversement, toute baisse des taux destinée à prévenir une récession (et à favoriser la création de monnaie) risquerait de provoquer la fuite immédiate des capitaux étrangers. Dans de tels cas, plus d’ouverture c’est d’abord davantage d’impuissance.

Un hebdomadaire aussi irréprochablement libéral que The Economist en convient désormais : « Le discours selon lequel les capitaux, sans considérer les risques encourus, se seraient engouffrés vers les marchés émergents, puis, sans se soucier des conséquences à long terme, s’en seraient retirés tout à coup, correspond assez bien à la réalité. Même si les choses ne s’aggravent pas, les conséquences de telles erreurs sont déjà désastreuses. L’idée de réglementer les flux financiers ne manque donc pas de pertinence (18). » Apparemment elle en manque encore pour M. Tony Blair. Il a fait savoir que « la solution aux problèmes financiers du monde ne réside pas dans des tentatives mal inspirées visant à contrôler le commerce et les marchés internationaux (19). »

Certains continuent à prétendre que les pays frappés par la crise sont responsables de ce qui leur arrive, qu’il ne s’agit en définitive que de « la dure et juste loi des marchés financiers. » Il prouvent ce qu’on entrevoyait déjà : le libéralisme est davantage qu’une somme de prescriptions économiques, c’est aussi une culture, une moralité particulière. Mais, désormais, même certains de ses partisans les plus dogmatiques et les plus cyniques redécouvrent les vertus de l’État quand il s’agit de protéger le capitalisme de ses pulsions autodestructrices, même le président Clinton (qui, dans son pays, a supprimé l’aide sociale aux pauvres) comprend qu’« une transition économique douloureuse entreprise sans un filet de protection social adéquat peut sacrifier des vies au nom d’une théorie économique. ». Toutefois doit-on s’illusionner sur les éclairs de lucidité des classes dirigeantes quand le prochain président de la Banque centrale européenne, M. Wim Duisenberg, désormais dépourvu de boussole et de modèle, admet son désarroi face à la tempête financière : « Nous faisons ce que nous pouvons, mais il n’y a pas grand chose que nous puissions faire. »

 

(1) " Time to Act ", Business Week, 14 septembre 1998.

(2) Lire " Le nouveau modèle américain ", Manière de voir, n°31, août 1996.

(3) Lire, sur le sujet, l’important dossier " Les ruses de la raison impérialiste ", Actes de la Recherche en sciences sociales, mars 1998.

(4) George Friedman, " Russian Economic Failure Invites a New Stalinism ", International Herald Tribune, 11 septembre 1998.

(5) Auteur en 1997 de La mondialisation heureuse, Alain Minc avait expliqué deux ans plus tôt : " Je ne sais pas si les marchés pensent juste mais je sais qu’on ne peut pas penser contre les marchés. Je suis comme un paysan qui n’aime pas la grêle, mais qui vit avec. "

(6) Lire sur le sujet Alexander Gerschenkron, Economic Backwardness in Historical Perspective, Harvard University Press, Boston, 1962.

(7) Pour l’exposé comparatif de ces trois périodes, lire Peter Gourevitch, Politics in Hard Times : Comparative Responses to International Economic Crises, Cornell University Press, Ithaca, 1986.

(8) Robert Samuelson, Newsweek, 14 septembre 1998.

(9) Cf. " La prudence forcée de M. George Bush ", Le Monde diplomatique, novembre 1989.

(10) Lire Ibrahim Warde, " Les faiseurs de révolution libérale ", Le Monde diplomatique, mai 1992.

(11) The New York Times, 30 août 1998.

(12) Erik Izraelewicz, Le Monde, 2 septembre 1998.

(13) Dans le même ordre d’idées (généreuses), Jean-Marc Sylvestre, rédacteur en chef de TF1, a remarqué que " la crise japonaise offre une formidable opportunité aux économies occidentales ", permettrant par exemple à des entreprises européennes de " faire leur marché " à bas prix en Asie ...

(14) International Herald Tribune, 19-20 septembre 1998.

(15) International Herald Tribune, 7 septembre 1998.

(16) Comme s’en félicita en France, sur LCI, un opérateur financier qui n’avait pourtant cessé de prêcher les mérites d’une croissance tirée par les exportations, laquelle imposait naturellement de " s’adapter " aux normes de la concurrence.

(17) Lire Bernard Cassen, " Tartarin à l’assaut des marchés ", Le Monde diplomatique, septembre 1996.

(18) Editorial, " The case for global finance ",The Economist, 12 septembre 1998.

(19) Financial Times, 21 septembre 1998.
   

 

Serge Halimi   

   
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