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Serge Halimi | ||||||||
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Chronique d'un | ||||||||
SERGE HALIMI ET DOMINIQUE VIDAL. | ||||||||
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e Kosovo était victime, depuis plus de dix ans, de la politique d'apartheid menée par Belgrade. Et la répression contre l'Armée de libération (UCK) y avait pris, en 1998, un tour massif et sanglant. S'agissait-il pour autant d'un génocide que seule l'intervention occidentale pouvait stopper ? Un an après, cette justification de la guerre menée par l'OTAN a perdu beaucoup de sa crédibilité - et avec elle la couverture médiatique soi-disant « exemplaire » de l'opération. Les enquêtes menées sur place par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) et les organisations européennes comme internationales, mais aussi par quelques journalistes modifient radicalement la lecture des événements. Sans parler de la « contre-épuration ethnique » qui vise à présent Serbes et Tziganes, dans un Kosovo qui n'a plus rien de multiethnique. « Quand on connaîtra toute la vérité, je crois qu'elle sera plus dure que tout ce qu'on peut supporter. » Signée Joshka Fischer, ministre allemand des affaires étrangères, cette prophétie lui permit d'imaginer en Yougoslavie une guerre « ethnique du type des années 30 et 40 » (Le Monde, 10 avril 1999). Rudolf Scharping, son homologue de la défense, préféra parler carrément de « génocide » (Le Monde, 3 avril), alors même que le président Clinton n'évoquait qu'une intention de ce type : « des efforts délibérés, systématiques de génocide » (cité par l'hebdomadaire The New Statesmen, 15 novembre). Quand M. Anthony Blair leur emboîta le pas, il ajouta deux adjectifs : « Je vous le promets maintenant, Milosevic et son génocide racial hideux sera défait » (cité par The Guardian, 28 octobre 1999). Ce fut donc « au service du droit, ( ) au nom de la liberté et de la justice »(Lionel Jospin, Le Monde, 27 mars) que, pendant soixante dix-huit jours, l'OTAN bombarda la Yougoslavie. Dans la plupart des grands médias, chacun - à de rares exceptions près - allait broder sur ces thèmes. M. Zaki Laïdi évoque « l'établissement d'une nouvelle liste de Schindler » (Libération, 9 avril). Mme Françoise Giroud écrit: « M. Milosevic purifie. Chacun sa méthode, on doit manquer de chambres à gaz, en Serbie...» (Le Nouvel Observateur, 1er avril). Et quand, à rebours des traditions satiriques libertaires et pacifistes de son hebdomadaire, Philippe Val défend l'intervention de l'OTAN dans Charlie Hebdo (31 mars), il argumente : « Lisons un journal, en remplaçant "Kosovar" par "Juif". Les troupes de Milosevic organisent des pogroms, détruisent les villages, assassinent les hommes, et contraignent à l'exode femmes et enfants juifs. Qu'est-ce qu'on fait, on intervient, ou pas? Ah, je sens un flottement, même parmi les pacifistes. À part les équivalents de Céline, de Drieu La Rochelle et des communistes solidaires du pacte germano-soviétique, on décide fermement qu'on ne peut pas laisser faire ça.» Massacres ou holocauste ? À l'époque, il est vrai, les nouvelles que les dirigeants occidentaux assurent avoir du Kosovo sont réellement terrifiantes. Un responsable de l'administration américaine confie au New York Times (4 avril) : « Il pourrait y avoir cinquante Srebrenica » (soit 350 000 morts). Un autre est cité par le journal télévisé d'ABC (18 avril) : « Des dizaines de milliers de jeunes hommes pourraient avoir été exécutés.» Le département d'Etat annonce le lendemain que 500 000 Kosovars albanais « sont manquants et l'on craint qu'ils n'aient été tués.» Un mois plus tard, M. William Cohen, ministre de la défense, parle de 100 000 disparus, précisant : « Ils pourraient avoir été assassinés »(CBS, « Face the Nation », 16 mai). Ces chiffres sont promptement repris par la télévision française. Jean-Pierre Pernaut, par exemple, évoque de « 100 000 à 500 000 personnes qui auraient été tuées, mais tout ça est au conditionnel » (TF1, 20 avril). Le lendemain soir, la même chaîne annonce : « Selon l'OTAN, entre 100 000 et 500 000 hommes ont été portés disparus. On craint bien sûr qu'ils n'aient été exécutés par les Serbes ( ) Bien évidemment, la preuve de l'accusation reste à faire ». La radio n'est pas en reste: sur France Inter, le journaliste accrédité auprès de l'OTAN répercute avec entrain des informations de l'Alliance selon lesquelles « des centaines de garçons serviraient de banque de sang vivantes, des milliers d'autres creuseraient des tombes ou des tranchées, les femmes seraient systématiquement violées» (20 avril, journal de 19 heures)... Dans les tribunes d'intellectuels favorables à l'OTAN, l'indicatif va vite remplacer le conditionnel. Magistrat, secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la justice, président du « comité Kosovo » et membre de la rédaction de la revue Esprit, Antoine Garapon déclare : « On ne peut pas mettre sur le même pied le probable millier de victimes serbes et les centaines de milliers de Kosovars massacrés » (Télérama, 23 juin). Il retarde déjà sur les discours officiels : la guerre gagnée, les estimations occidentales du nombre de morts albanais passent de six à cinq chiffres. Le 17 juin, le Foreign Office britannique déclare que « 10 000 personnes ont été tuées dans plus de 100 massacres» ; le 25, le président Clinton confirme le chiffre de 10 000 kosovars tués par les Serbes (cité par The Nation, 8 novembre). Nommé représentant spécial du secrétaire général des Nations unies, M. Bernard Kouchner parlera, le 2 août, de 11 000 Kosovars exhumés des fosses communes - le Tribunal de La Haye démentira dans la journée. Même Le Monde diplomatique affirmera bien imprudemment à la « une » de son numéro d'août que « la moitié des 10 000 victimes présumées ont été exhumées ». Or, neuf mois après l'entrée de la KFOR au Kosovo, rien, dans les conclusions des envoyés du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) comme des autres organisations internationales, n'est venu étayer l'accusation de « génocide ». Sauf à banaliser ce terme, en en faisant le simple synonyme de « massacre ». Dès le 23 septembre, le quotidien espagnol El País publie un article intitulé « Les policiers et juristes espagnols ne trouvent pas de preuves de génocide au nord du Kosovo ». Il révèle : « Crimes de guerre oui, génocide non. L'équipe d'experts espagnols - composée de fonctionnaires de la police scientifique et de juristes civils - s'est montrée catégorique à son retour d'Istok, la zone nord du Kosovo placée sous le contrôle de la Légion ( ) Il n'y avait aucune fosse commune. » La mission espagnole, poursuit El País, « a quitté Madrid au début du mois d'août avec la sensation de partir vers l'enfer. " On nous disait que nous nous rendions vers la pire zone du Kosovo, que nous devions nous préparer à pratiquer plus de 2000 autopsies, que nous aurions à travailler jusqu'à la fin du mois de novembre ; le résultat est bien différent: nous avons découvert 187 cadavres et nous sommes déjà de retour", a expliqué, graphiques à l'appui, l'inspecteur chef Juan Lopez Palafox, responsable de la section anthropologique de la police scientifique. Le juriste comme le policier s'appuient sur leur expérience au Rwanda pour assurer que ce qui s'était produit au Kosovo - au moins pour le périmètre attribué au détachement espagnol - ne pouvait être qualifié de génocide. "En ex-Yougoslavie, dit Lopez Palafox, il y a eu des crimes, certains horribles sans aucun doute, mais liés à la guerre; au Rwanda, nous avons vu 450 corps de femmes et d'enfants, les uns sur les autres, dans une église, tous avec le crâne ouvert." L'inspecteur chef a ajouté qu'au Kosovo, au contraire, ils avaient découvert de nombreux cadavres isolés. » Deux mois plus tard, John Laughland confirme dans The Spectator (20 novembre) : « Même si l'on estime que tous [les 2018 cadavres retrouvés par le TPIY] sont des Albanais assassinés pour des raisons ethniques, c'est un cinquième du nombre avancé par le Foreign Office en juin ; un cinquantième du nombre avancé par William Cohen en mai ; et un deux cent cinquantième du nombre suggéré par le département d'Etat en avril. Et pourtant même cette appréciation n'est pas justifiée. Premièrement, dans la grande majorité des cas, les corps étaient enterrés dans des tombes individuelles et non collectives. Deuxièmement, le Tribunal ne dit pas quel est l'âge et le sexe des victimes, sans parler de leur nationalité. Les causes de mort violente étaient nombreuses dans la province : plus de 100 Serbes et Albanais ont été tués lors d'attaques terroristes par l'UCK albanaise depuis le début de son insurrection en 1998 ; 426 soldats serbes et 114 policiers du ministère serbe de l'intérieur ont été tués pendant la guerre ; l'UCK, qui avait des dizaines de milliers d'hommes armés, a aussi subi des pertes, comme l'attestaient, dans les villes du Kosovo, les faire-part annonçant leur mort au combat ; et enfin plus de 200 personnes sont mortes depuis la guerre en marchant sur des bombes à fragmentation de l'OTAN qui n'avaient pas encore explosé. » Mme Del Ponte, le procureur du TPIY, poursuit John Laughland, « insiste sur le fait que le chiffre [de 2 108] n'est pas un décompte définitif des victimes ni même un recensement complet des morts. ( ) En fait, elle implique que le nombre final de cadavres pourrait être plus élevé lorsque les exhumations sur les "lieux de crimes" restants reprendront au printemps. Paul Risley [le porte-parole de Mme Del Ponte] explique que les exhumations ont été reportées "parce que le sol est gelé". Or, il n'y a pas eu de gel au Kosovo et le sol n'est pas gelé : le jour où cet article était écrit (15 novembre), il pleuvait fortement sur la province et la température était de 10 degrés. On peut soupçonner l'arrivée de l'hiver de servir de prétexte pour repousser de plusieurs mois la question embarrassante du faible nombre de cadavres, dans l'espoir que les gens oublient. » Le 22 novembre 1999, l'hebdomadaire américain Newsweek publie à son tour un article intitulé « Mathématiques macabres : le décompte des atrocités diminue ». On y lit : « En avril dernier, le département d'Etat américain disait que 500 000 Albanais ethniques avaient disparu au Kosovo et craignait qu'ils ne soient morts. Un mois plus tard, le secrétaire à la défense William Cohen affirmait à un journaliste de télévision que "près de 100 000 hommes en âge de porter les armes" avaient disparu. "Ils pourraient avoir été assassinés", disait-il. Après la fin de la guerre ( ), l'OTAN a produit une estimation beaucoup plus basse du nombre d'Albanais tués par les Serbes : juste 10 000. Maintenant il apparaît que même ce chiffre, malgré quelques véritables atrocités commises par les Serbes, pourrait être un peu trop élevé. » Pour expliquer la différence entre les dizaines de milliers de morts annoncés et les 2 018 cadavres effectivement retrouvés, on accuse les Serbes d'avoir fait disparaître les traces de leurs forfaits, y compris par crémation. Le journaliste australien John Pilger enquête et, le 15 novembre, publie ses conclusions dans New Statesman. Au cur de l'affaire se trouve le complexe minier de Trepca où, écrit-il, « les corps de 700 Albanais assassinés étaient soi-disant enterrés. Le 7 juillet, le Daily Mirror annonçait qu'un ancien mineur, Hakif Isufi, avait vu des dizaines de camions entrer dans la mine au cours de la nuit du 4 juin et décharger de lourds paquets. Il expliquait qu'il n'avait pas pu distinguer ce qu'étaient ces paquets. Pour le Mirror, il n'y avait pas de doute : " Ce que Hakif a vu était un des actes les plus méprisables de la guerre de Slobodan Milosevic - le déversement en masse des cadavres des gens exécutés dans une tentative désespérée de dissimuler les preuves. Les enquêteurs ( ) craignent que jusqu'à 1000 corps aient été incinérés dans les fourneaux, du genre de ceux utilisés à Auschwitz, de cette mine aux longs dédales de puits profonds et de tunnels." » Preuves à l'appui, John Pilger réfute ce reportage. Les journalistes Daniel Pearl et Robert Block enquêtent à leur tour à Trpeca. Publié le 31 décembre à la « une » du Wall Street Journal, leur article choque - au point que le quotidien se rattrapera, le lendemain, avec un éditorial embarrassé justifiant malgré tout la guerre de l'OTAN. « A la fin de l'été, écrivent les reporters, des histoires d'installation de crémation comparable à celles des nazis étaient si répandues que les enquêteurs envoyèrent une équipe de trois gendarmes spéléologues français rechercher des cadavres dans la mine. Ils n'en ont trouvé aucun. Une autre équipe a analysé les cendres dans le fourneau. Elle n'a trouvé aucune dent ni autre signe de corps brûlés. Au Kosovo, au printemps dernier, les forces yougoslaves ont fait des choses atroces. Elles ont expulsé des centaines de milliers de Kosovars albanais, brûlant des maisons et se livrant à des exécutions sommaires. ( ) Mais d'autres allégations - meurtres de masse indiscriminés, camps de viols, mutilation des morts - n'ont pas été confirmées ( ). Des militants kosovars albanais, des organisations humanitaires, l'OTAN et les médias se sont alimentés les uns les autres pour donner crédibilité aux rumeurs de génocide.» Pour expliquer une telle distance entre information et réalité, Pearl et Block insistent sur le rôle joué par l'UCK. « Un ancien correspondant de radio, Qemail Aliu, ( ) et cinq autres journalistes se cachaient avec l'UCK dans les montagnes centrales du Kosovo, utilisant des téléphones portables pour s'informer auprès des commandants régionaux de la guérilla. Les émissions de radio étaient juste assez puissantes pour atteindre ( ) Pristina, où un correspondant traduisait en anglais les reportages pour le site Internet de Kosova Press, l'agence de l'UCK. Quand le campement de la guérilla avait de l'électricité, M. Aliu écoutait les briefings de l'OTAN à la télévision. "Souvent, nous avons vu Jamie Shea parler à propos du nombre de morts, et c'étaient les chiffres donnés par Kosova Press", dit-il. » Selon le Wall Street Journal, les dix ans de guerre en ex-Yougoslavie ont également pesé sur les comportements : « Nombre de journalistes avaient l'expérience de la Bosnie, où le massacre de masse (selon les estimations) de 7 000 hommes de la " zone de sécurité " de Srebrenica, en 1995, les avait incités à ne pas se montrer trop sceptiques à l'égard des compte rendus d'atrocités serbes. La Bosnie avait rapporté trois prix Pulitzer à des journalistes qui avaient prouvé ces atrocités. Quand le Kosovo fut enfin ouvert à la presse étrangère, en juin, des combinards draguaient les journalistes dans le hall du Grand hôtel de Pristina, leur proposant de les accompagner jusqu'aux tombes. » Pour décrire ce qu'ils qualifient d'« obsession des tombes collectives », Pearl et Block donnent l'exemple de Ljubenic, un pauvre village de deux cents maisons à l'ouest du Kosovo. « Le 9 juillet, sur la base d'un "rapport d'opération" des Italiens, le major néerlandais Jan Joosten mentionne, durant un briefing de presse à Pristina, la découverte d'une tombe de masse où pourraient se trouver 350 corps. Les journalistes, explique-t-il, "ont commencé à faire leurs bagages pour partir à Ljubenic avant même la fin du briefing". Le lendemain, à Londres, l'Independent proclamait : "La plus grande fosse commune contient 350 victimes". ( ) En fait, les enquêteurs ne trouvèrent aucun cadavre dans le champ. » Sur les affiches imprimées par l'UCK en guise de mémorial figurent soixante-cinq noms. La presse allemande, elle aussi, a su prendre du recul. Le 10 janvier dernier, dans le Spiegel, Erich Follath constate au terme d'une longue enquête : « Pour remporter des succès sur le front de la propagande, les dirigeants démocrates de l'Ouest ont de temps en temps eu recours à des moyens douteux. Le ministre allemand de la défense se fait particulièrement remarquer par son utilisation inconsidérée de nouvelles sensationnelles.» Et de raconter comment « début avril, Scharping parle d'"indications à prendre au sérieux sur des camps de concentration au Kosovo ". Que le stade de Pristina ait été transformé en camp de concentration avec 100 000 hommes, voilà qui, d'emblée, ne paraît pas digne de foi aux experts. Des images prises par des drones allemands de surveillance réfutent d'ailleurs rapidement les affirmations de propagande du chef UCK Thaci.» Le même ministre recommence en exhibant, le 27 avril, « une nouvelle preuve des atrocités commises par les Serbes : les images d'un massacre de Kosovars. Il s'avère rapidement que l'agence de presse Reuters a déjà publié, trois mois auparavant des photos aussi horribles de ce massacre commis dans le village de Rugovo ( ) Selon Reuters, les morts n'étaient pas des civils, mais des combattants de l'UCK, tués pour venger la mort d'un officier serbe.» Démenti, M. Scharping continuera néanmoins « à présenter comme des faits les récits horribles des victimes : les assassins "jouent au football avec des têtes coupées, dépècent des cadavres, arrachent les ftus des femmes enceintes tuées et les font griller."» À quand remonte l'épuration ethnique ? Le 11 janvier 2000, Le Monde est revenu, avec une double page, sur le volumineux rapport sur la guerre que l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a publié le 6 décembre 1999. Commentaire de Bernard-Henry Lévy (Le Point, 14 janvier): « Enfin les choses sont claires. Primo, les exactions serbes contre les civils, notamment musulmans, ont commencé bien avant les frappes de l'OTAN. Secundo, elles sont sans commune mesure avec celles qu'a pu commettre l'UCK. Tertio, les enquêteurs ont la preuve, toujours selon Le Monde, que ces atrocités se sont opérées selon un plan prémédité et qu'elles auraient donc eu lieu, pour parler clair, avec ou sans intervention alliée. Fin du débat. » Le débat serait clos, en effet, si dans le compte rendu du Monde, pourtant détaillé, ne manquait cette synthèse que les enquêteurs européens livrent dans la troisième partie de leur rapport (« les violations des droits de l'Homme au Kosovo », chapitre 5 : « Violation du droit à la vie ») : « Les tueries sommaires et arbitraires devinrent un phénomène généralisé dans tout le Kosovo avec le début de la campagne aérienne de l'OTAN contre la RFY dans la nuit du 24 au 25 mars. Jusque-là, l'attention des forces militaires et de sécurité yougoslaves et serbes avait été dirigée sur des communautés au Kosovo dans des régions où passaient les routes de transit de l'UCK ou bien où se trouvaient des bases de l'UCK. Dans certaines de ces régions, le conflit était en cours depuis 1998 et 1999. Toutefois, après le 24 mars, le modèle général changea et inclut des zones qui avaient été auparavant relativement tranquilles ». Albanais contre Serbes: une contre-épuration ethnique? Dès la mois d'août 1999, Veton Suroi, propriétaire du journal de Pristina Kohe Ditore, dénonce les exactions commises contres les Serbes et les Roms de la province : « Je ne puis dissimuler ma honte de découvrir que, pour la première fois dans notre histoire, nous, les Albanais du Kosovo, sommes également capables d'accomplir des actes aussi monstrueux, écrit-il dans un article qui sera traduit par Le Courrier des Balkans et reproduit dans Le Monde du 31 août 1999. ( ) Notre code moral, selon lequel les femmes, les enfants et les vieillards doivent être épargnés, a été et est violé. Je connais l'excuse qui vient à l'esprit, à savoir que nous avons subi une guerre barbare pendant laquelle les Serbes ont été responsables des crimes les plus haineux et où l'intensité de la violence a engendré un désir de vengeance parmi de nombreux Albanais. Cependant, cela ne justifie rien. Les Serbes qui ont exécuté les ordres de Belgrade et commis des atrocités contre les Albanais ont fui depuis longtemps, comme sont partis ceux qui craignaient des représailles de la part des parents des milliers d'Albanais qui sont enterrés dans des fosses communes. La violence qui s'exprime aujourd'hui, plus de deux mois après l'arrivée des forces de l'OTAN, est plus qu'une simple réaction émotionnelle. Il s'agit de l'intimidation organisée et systématique de tous les Serbes, simplement parce qu'ils sont serbes et donc tenus collectivement pour responsables de ce qui s'est passé au Kosovo. De telles attitudes sont fascistes. C'est justement contre ces mêmes attitudes que le peuple du Kosovo s'est levé et battu, ces dix dernières années, d'abord pacifiquement, puis avec des armes. Le traitement infligé aux Serbes du Kosovo déshonore tous les Albanais du Kosovo, et pas seulement les auteurs de violences. Et c'est un fardeau que nous allons devoir porter collectivement. Il va nous déshonorer et déshonorer nos souffrances récentes, qui, il y a seulement quelques mois, étaient diffusées sur les écrans de télévision du monde entier. Et il va également déshonorer la mémoire des victimes albanaises du Kosovo. ( ) Ceux qui pensent que la violence prendra fin dès que le dernier Serbe aura été chassé se font des illusions. La violence sera simplement dirigée contre d'autres Albanais. » Le 24 octobre 1999, le secrétaire général de l'ONU transmet à la 54e session de l'Assemblée générale le rapport périodique présenté par M. Jiri Dienstbier, rapporteur spécial de la Commission des droits de l'homme sur la situation des droits de l'homme en République fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro), en République de Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Dans la partie consacrée à la situation au Kosovo après la guerre, le rapport écrit notamment :
Le secrétaire général de l'ONU a ensuite transmis aux Etats membres un complément, présenté ainsi: « Le présent additif met à jour, au 2 novembre 1999, les informations contenues dans le rapport présenté par M. Jiri Dienstbier.» Les conclusions de cet additif précisent :
Ce rapport vaudra à M. Jiri Dienstbier une virulente attaque d'Ismaïl Kadaré qui, dans Le Monde du 14 décembre 1999, lui reprochera de « mettre sur le même plan victimes et bourreaux ». Toujours dans Le Monde, en date du 26 janvier 2000, M. Jiri Dienstbier répondra à l'écrivain albanais que « sa phrase selon laquelle "aucune comparaison n'est possible entre les crimes serbes et albanais" montre le piège dans lequel il est tombé. Il n'existe pas de "crimes serbes et albanais". Les crimes sont commis par des criminels très concrets. Ils ont parfois un nom serbe, une autre fois albanais ou un tout autre nom. Je ne mets donc pas sur le même plan les bourreaux et les victimes. Je mets sur le même plan les bourreaux serbes et albanais et j'ai le même souci des victimes albanaises et serbes. » Plus loin, prenant acte de l'opposition d'Ismaïl Kadare à la violence anti-Serbes au Kosovo, il ajoute : « Expliquer les crimes par la vengeance, voire par la "compréhensible vengeance" est toutefois trompeur. Bien sûr, cela arrive aussi. Mais la principale raison des expulsions, des meurtres, des pillages, de la destruction des maisons et d'autres violences est l'activité organisée par ceux qui, les armes à la main, accaparent les biens des expulsés et tentent de s'emparer du pouvoir. Les criminels et les mafieux franchissent librement la frontière ouverte. La mission internationale n'est pas capable de les en empêcher. La population terrorisée le peut encore moins.» Plus loin, répondant à l'affirmation de Kadare selon lesquels l'immense majorité des Albanais condamnent la violence anti-Serbes, il rappelle : « J'étais à, Pristina, en octobre 1999, quand Kosovapress, agence officielle de l'administration de Thaçi, a traité de traîtres les intellectuels kosovars Veton Surroi et Baton Haxhia pour avoir critiqué les crimes contre la population non albanaise. Le vocabulaire du commentaire de l'agence, qualifiant Surroi et Haxhia de "dégénérés" qui "puent la fétidité slave", de "bâtards" qui "n'ont pas de place dans le Kosovo libre" et "peuvent être la cible d'éventuelles et justifiables représailles" rappelle les temps de Goebbels et de Staline.» Et de poursuivre : « L'expulsion de 250 000 Serbes, Roms, Bosniaques et Croates du Kosovo n'assurera ni la paix ni la victoire de la noblesse du cur qu'appelle de ses vux Kadare. » Le 3 novembre 1999, l'OSCE et le HCR rendent publique, à leur tout, une description commune de la situation des minorités ethniques au Kosovo. Ce rapport affirme notamment :
Le 9 novembre 1999, Mme Laurence Durrieu et M. Micheloyiannis présentent, au nom de la Commission politique, un rapport à la quarante-cinquième session de l'Union de l'Europe Occidentale, sous le titre « L'évolution de la situation dans l'Europe du Sud-Est ». Le sous-titre c) est consacré à « La situation des minorités ethniques au Kosovo ». On y lit : « Les organisations internationales qui gèrent le Kosovo s'efforcent de faire croire encore à une société multi-ethnique. En fait, les minorités présentes sur le sol kosovar, notamment les Serbes, les Roms et les Goranis (Slaves musulmans) sont victimes de harcèlements, de meurtres et d'autres manifestations de vengeance et de haine ethnique. Elles sont toujours expulsées quotidiennement de leurs maisons par les Albanais kosovars qui, la plupart du temps, y mettent le feu pour s'assurer qu'elles n'y reviendront pas. Plus de 50 églises serbes orthodoxes ont été détruites depuis juin 1999. De nombreux serbes et Roms ont quitté le Kosovo, bien que les effectifs de la KFOR tentent de les protéger du mieux qu'ils peuvent. Le nombre de Serbes vivant encore au Kosovo est estimé entre 20 000 et 90 000, tandis que, selon la KFOR, le nombre total des membres d'autres minorités restantes s'élèverait à 75 000 environ. (...) Selon un rapport commun de l'OSCE et du HCR publié début novembre 1999, il règne dans la région un climat de violence et d'impunité. Les responsables ont déclaré avoir des preuves de plus en plus nombreuses que des forces au sein de la direction albanaise kosovare encouragent à la formation d'un Etat mono-ethnique. » Crimes serbes, bavures occidentales ? Dès le départ, l'asymétrie avait été théorisée : les démocraties ne pouvaient faire le mal qu'innocemment, les Serbes, collectivement coupables et collectivement sanctionnés - « à l'irakienne » - le perpétraient délibérément. A cette aune-là, les souffrances des uns ne pèseraient que le poids des « bavures ». Pourtant, comme l'observa le 15 juin 1999 l'organisation Reporters sans frontières, « on pouvait espérer qu'une coalition de démocraties, qui prétend lutter pour le droit et la morale, se comporterait plus honnêtement que la dictature qu'elle combat. » L'article 3 des statuts du Tribunal pénal international sur « Les violations des lois et des coutumes de la guerre » interdit la « destruction sans motif de villes ou villages, ou dévastations sans exigence militaire » et l'« attaque ou bombardement de villes, villages, habitations ou bâtiments non défendus ». Or, au début de cette année, plusieurs juristes internationaux ont envoyé un dossier détaillé au Tribunal pénal international arguant précisément que les dirigeants de l'OTAN avaient perpétré des violations sérieuses du droit international. Et il ne s'agissait pas seulement du déclenchement des opérations occidentales sans mandat international. Les conventions de Genève de 1949 ne condamnent pas un pilote dont le missile, visant une installation militaire, atteindrait accidentellement un village et des civils. Mais la violation des conventions est établie en cas de bombardements intentionnels d'objectifs non militaires. Le 7 février 2000, Human Rights Watch a fait état dans un rapport « d'attaques aériennes [de l'OTAN] ayant eu recours à des bombes à fragmentation près de zones habitées », de « quatre-vingt dix cas impliquant la mort de civils yougoslaves » et d'un bilan provisoire de victimes civiles « situé entre 488 et 527 ». Tout en assurant n'avoir pas trouvé là de preuves de « crimes de guerre », Human Rights Watch a néanmoins estimé que les bombardements, que certains justifièrent à l'époque en invoquant un motif juridique et humanitaire, avaient « violé le droit humanitaire international.» Les violations occidentales des conventions de Genève ont d'ailleurs été documentées dans les articles de presse les plus acquis à la cause de l'OTAN. Ainsi, comme l'a souligné, le 28 janvier 2000, l'organisation américaine Fairness and Accuracy in Reporting, le correspondant militaire du Washington Post indiquait, le 20 septembre 1999, que la réticence de Paris devant le choix de certains bombardements eut parfois un écho à Londres: « Robin Cook, ministre des affaires étrangères, mit en cause les frappes visant des lignes électriques alimentant un important hôpital de Belgrade. Mais il se rendit aux raisons des autres membres du groupe. » Peu avant l'envoi, le 23 avril 1999, d'un missile contre le quartier général du Parti socialiste du président Slobodan Milosevic, situé dans un quartier résidentiel de Belgrade, un mémorandum interne distribué aux dirigeants de l'OTAN estimait les probables pertes civiles qui en découleraient. Il indiquait: « Pertes collatérales : élevées. Estimation : de 50 à 100 fonctionnaires et employés du parti. Estimation des pertes civiles non souhaitées: 250 (habitants des appartements situés dans le périmètre de l'explosion). » Et l'article du Washington Post poursuivait : « Washington et Londres approuvèrent le choix de la cible, mais les Français se montrèrent réticents, observant que le siège du parti abritait aussi les studios de la télévision et de la radio yougoslave. "Dans certaines sociétés, l'idée de tuer des journalistes enfin, ça nous rend un peu nerveux", expliqua un diplomate français. » Après avoir retardé de onze jours la « frappe » en question, Paris y consentit en définitive. Les pays de l'OTAN violèrent donc l'article 51-b de la Convention de Genève (Protocole 1), qui interdit « les attaques dont on peut attendre qu'elles causent incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil, qui seraient excessifs par rapport à l'avantage militaire concret et direct attendu. » Quand, au lendemain du bombardement un journaliste demanda à M. Shea quelle était sa logique militaire, ce dernier admit en effet que l'organisation atlantique visait « tous les aspects de la structure du pouvoir » de la Yougoslavie. Rappelons que la guerre occidentale, conduite à 5 000 mètres d'altitude, protégea scrupuleusement la vie de chaque pilote au point qu'aucun n'en fut victime. Les dirigeants de l'OTAN ont souvent reconnu que leur stratégie de « frappe » d'objectifs civils consistait à terroriser la population serbe avec l'espoir qu'elle se retourne contre le régime et le contraigne à capituler au Kosovo. Le 24 mai, dans un entretien avec le Washington Post, le général d'aviation Michael Short expliqua même : « Si vous vous réveillez le matin et qu'il n'y a plus d'électricité chez vous, plus de gaz, que le pont que vous empruntez pour aller travailler est détruit et risque de demeurer dans le Danube pendant vingt ans, vous commencez à vous demander : "Hé, Slobo, qu'est-ce que ça veut dire? Combien de temps je vais devoir supporter tout ça? " Alors, vous commencer à évoluer : au lieu d'applaudir au machisme serbe face au reste du monde, vous vous demandez à quoi ressemblera votre pays si tout ça continue. » Des propos de ce type ont conduit M. Kenneth Roth, directeur exécutif de Human Rights Watch, à déclarer: « L'OTAN a bombardé des infrastructures civiles, non en raison de leur contribution à l'effort de guerre yougoslave, mais parce que ces destructions permettaient d'obliger les civils serbes à faire pression sur Milosevic pour qu'il se retire du Kosovo. Utiliser les civils de cette manière, c'est prendre le risque d'enfreindre le "principe de distinction" - fondamental dans le droit humanitaire international - qui consigne l'emploi de la force militaire à des cibles militaires, et l'interdit contre des civils » (The Guardian, 12 janvier 2000). Ces réflexions n'ont pas eu grand écho. Et, pris par les festivités du « changement de siècle », les grands médias ont oublié de répercuter comme il le méritait un article de Steven Erlanger, du New York Times, pourtant publié le 30 décembre 1999 par le International Herald Tribune. Titré « Le Tribunal minimise l'étude sur le Kosovo : le rapport concernant de possibles crimes commis par les forces occidentales ne sera probablement pas publié », l'article indiquait: « Des officiels du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie ont déclaré mercredi [29 décembre] que l'étude sur de possibles crimes de guerre occidentaux lors de la récente guerre du Kosovo constituait un document préliminaire interne qui ne déboucherait vraisemblablement pas sur des mises en examen et qui ne serait sans doute pas publiée. (...) Mme Del Ponte a souligné elle-même que le tribunal avait des tâches plus urgentes que de poursuivre des dirigeants occidentaux qui ont été ses meilleurs soutiens. (...) Le rapport préliminaire se présente comme une analyse légale des bases possibles de poursuite pour crimes de guerre des activités de l'OTAN comme le bombardement de centrales électriques et de ponts, installations civiles dont l'OTAN prétend qu'elles avaient une fonction militaire [ainsi que] l'utilisation massive de munitions à fragmentation, dont l'OTAN assure qu'elles étaient seulement employées contre des aéroports et autres cibles militaires, mais dont certaines sont tombées sur des zones peuplées ( ) Si Mme Del Ponte décide de n'entreprendre aucune action, le document sera classé pour les historiens.» « Affaire classée »: la plupart des grands médias ont conclu de la même manière. Leur raisonnement était d'ailleurs prêt : d'un côté, « la propagande déversée par Belgrade », de l'autre « les demi-vérités distillées par l'OTAN » (Le Point, 3 avril.) Un éditorial de Libération balisait le terrain dès avril : « La vieille habitude communiste de faire de tout mensonge d'Etat une vérité indiscutée montre l'abîme qui sépare la logique du pouvoir serbe de celle des opinions démocratiques » (9 avril). La différence de traitement en découla : « L'OTAN ne vise pas les civils alors que Belgrade s'en sert comme boucliers humains » (France Inter, 16 avril). Presque logiquement, le bombardement meurtrier de l'ambassade de Chine devint « une faute de frappe à Belgrade » (Claude Imbert, LCI, 14 mai). Et l'on frôla la caricature quand la télévision française, d'une docilité atlantique pourtant rarement prise en défaut, dénonça en la télévision serbe « un formidable outil de propagande: les journaux télévisés sont une arme à la solde de Milosevic ( ). Lors du bombardement de la télévision serbe, quelques plans de l'immeuble détruit ont été diffusés ( ) des images insoutenables de victimes ( ) Mal informée, la population serbe est forcément partisane » (TF1, 23 avril). Ce de profundis assez peu confraternel saluait l'assassinat prémédité de plusieurs journalistes exerçant leur profession - avec partialité, mais un tel travers se retrouva ailleurs qu'à Belgrade - à des centaines de kilomètres d'un champ de bataille. Des informations « exemplaires » ? Les médias ont aussi, tout au long du conflit, apprécié leur propre travail journalistique. Sur ce plan, la guerre en Yougoslavie s'est située au point de rencontre entre la lucidité, exclusivement rétrospective, sur les « dérapages » de l'information intervenus lors des crises précédentes et la satisfaction, instantanée, quant à la couverture, jugée « exemplaire », du dossier en cours. A vrai dire, l'une n'alla pas sans l'autre : plus l'appréciation des erreurs du passé (Timisoara, guerre du Golfe) était implacable, plus le jugement sur le traitement de la guerre en Yougoslavie pouvait être euphorique. Ainsi, le 1er avril, moins d'une semaine après le début des bombardements et sans le moindre recul, le directeur de la rédaction du Nouvel Observateur exultait déjà : « Comme beaucoup de tâches artisanales, le travail des journalistes se remarque surtout quand il est mal fait. Or les procureurs habituels de la télévision sont muets; le silence remplace les réquisitoires. Disons-le donc, au risque d'être accusé de solidarité corporative : le travail des médias audiovisuels dans ce conflit a jusqu'à présent été exemplaire. Les leçons de la guerre du Golfe ont été tirées. » Laurent Joffrin ajouta même : « On ne va pas crier au miracle parce que les journalistes font leur travail. » Bien sûr, il se trompait : partout, ainsi qu'il venait d'ailleurs lui-même de le faire, on célébra le « miracle », comme pour se soulager d'une mauvaise conscience qui serait devenue caduque. Un peu moins de dix ans plus tôt, dépêché à Timisoara devant quelques vieux cadavres déterrés par la propagande du nouveau régime roumain, un journaliste de France 2 avait commenté : « Ces images sont là pour prouver que 4 630 personnes sont mortes tuées par la police politique » (22 décembre 1989). L'année suivante, la guerre du Golfe avait déployé ses journalistes en uniforme. A l'époque, on l'a oublié, ces deux prouesses « en temps réel » avaient été célébrées par nombre de médias. La légitime sévérité qui suivit effraya quelques uns de leurs thuriféraires habituels. Invoquant donc « le syndrome de Timisoara », le directeur du Journal du Dimanche mit en garde les journalistes contre leur excès de circonspection face aux témoignages de réfugiés kosovars (2 mai). Certains intellectuels particulièrement tributaires des médias jugèrent tout aussi nécessaire de fustiger les « professionnels du doute, maîtres en aveuglement ». Quitte, le cas échéant, à leur imputer le pire : « Le soupçon nous saisit que cet argument du "complot médiatique" n'est brandi par certains que par dépit d'avoir fait fausse route et de voir l'actualité démentir leurs choix initiaux ( ) Ils s'obstinent à nier l'évidence, s'enferment dans le fantasme puéril de la conspiration, dans la posture paranoïaque du dissident (...) la méfiance systématique, cette fausse lucidité qui est la version sophistiquée du révisionnisme » (Pascal Bruckner, Libération, 21 juin). Comparaison valorisante avec un passé médiatique lamentable, soupçon infamant sur les intentions des analystes critiques : le terrain ainsi déblayé, l'autosatisfaction pouvait s'épanouir. Particulièrement suspectée dans le passé, la télévision fut la première propagandiste de sa propre excellence. Le présentateur du journal de France 2 s'esbaudit : « Depuis le début du conflit, il existe un grand choix de prudence et de modestie de la part de la presse française, et notamment chez nous. Il y a une attitude de vigilance à l'égard de toutes les sources d'informations. Nous avons un traitement radicalement différent de celui de la guerre du Golfe » (L'Humanité, 5 mai). Le directeur de l'information de TF1 fit chorus : « Les images du faux charnier en Roumanie, relayées par toutes les télévisions en 1989, ont créé une prise de conscience sur la puissance du média audiovisuel. Désormais, nous indiquons systématiquement dans quelles conditions nous obtenons les images, avec un effort permanent de rigueur et d'explication (...) La couverture du conflit est plus resserrée, mais plus sobre et plus rigoureuse.» Le ton ainsi donné, chaque média tressa ses propres louanges. Le Point : « Nous avons évité les erreurs des conflits précédents, il n'y a eu ni désinformation, ni naïveté spectaculaire dans le suivi du Kosovo. La vigilance vis-à-vis des informations fournies par l'OTAN a été constante.» L'Express : « On a envoyé beaucoup de reporters sur place. On a essayé de donner une information précise, vérifiée, et de jouer notre rôle en fournissant l'analyse et la mise en perspective du conflit. » LCI : « Aujourd'hui, on sait prendre du recul. Par rapport à Jamie Shea, le porte-parole de l'OTAN, on relativise. On met tout en doute, puisqu'on ne peut rien prouver, on s'en tient à l'émotion des récits. » RTL : « On a appris deux choses: pas de glose pour occuper l'antenne sans informations et un soin extrême dans la façon dont on répercute ces informations en donnant précisément leur source. » Le Monde : « Ayant en mémoire les pièges dans lesquels étaient tombés certains médias lors de la guerre du Golfe, la rédaction se méfiait de la communication officielle (...) Montrer, expliquer, débattre: malgré quelques hésitations inévitables face à ce genre d'événement, Le Monde a largement rempli son contrat. » Le Journal du dimanche : « Echaudés par la guerre du Golfe, les médias français peuvent être cités en exemple, qui font - pour les deux camps - la traque à la désinformation. » La Tribune : « Nos médias ont bien raison d'être d'une prudence de lynx face à toutes les entreprises de désinformation. » Franz-Olivier Giesbert eut beau dénoncer dans un éditorial le « bourrage de crane otanien » (Le Figaro Magazine, 17 avril) et Marianne fustiger à plusieurs reprises une « otanisation » de l'information, le consensus autocélébrateur devint à ce point contagieux qu'il déteignit sur quelques-uns des rares périodiques hostiles à la guerre. L'hebdomadaire Politis concéda imprudemment : « On est loin cette fois de l'unanimisme patriotard de la guerre du Golfe, et des confrères tenant micro sous le nez d'experts militaires en uniforme » (1er avril.) L'Humanité embraya : « Exit la guerre grand spectacle, le règne de l'information en continu synonyme de directs creux, les dérives journalistiques répétées. Les journalistes rendent compte de la guerre du Kosovo de manière beaucoup plus précautionneuse que lors du conflit irakien » (8 avril). « Précautionneuse », le terme est assurément trop fort. Même si, pour être efficace, la manipulation doit tenir compte de la conscience de la manipulation et emprunter d'autres recours que les ruses éventées du passé. Avec une candeur presque émouvante, le correspondant de France Inter à Bruxelles auprès de l'OTAN expliqua ainsi : « Je pense n'avoir jamais été manipulé ou alors je l'étais tellement bien que je ne m'en suis pas rendu compte. ( ) En gros, mentir ne sert à rien car tôt ou tard, tout se sait ( ) Je n'ai pas perçu autre chose que des erreurs [de l'OTAN] qui ont été, loyalement je pense, corrigées. Et aussi, certains scrupules qui ne pouvaient que les desservir, c'est-à-dire, après chaque frappe sur une cible autre que celle qui était souhaitée, le temps nécessaire à l'enquête militaire et technique interne. Pour dire : "Hé bien oui, c'est bien nous qui avons démoli tel hôpital ou tel pont au moment où un convoi de chemin de fer s'engageait sur ce pont" » (Conférence, Press Club de France, Paris, 28 juin 1999.) Dans ce dernier cas d'espèce, on sait à présent que l'OTAN a accéléré le film des images du train s'engageant sur le pont pour pouvoir prétexter la « bavure ». Et on sait aussi comment l'organisation atlantique manipulait la presse : « Pour les bavures, nous avions une tactique assez efficace, explique un général de l'OTAN. Le plus souvent, nous connaissions les causes et les conséquences exactes de ces erreurs. Mais pour anesthésier les opinions, nous disions que nous menions une enquête, que les hypothèses étaient multiples. Nous ne révélions la vérité que quinze jours plus tard, quand elle n'intéressait plus personne. L'opinion, ça se travaille comme le reste » (Le Nouvel Observateur, 1er juillet 1999). À la fin de la guerre, Bruxelles pouvait donc se déclarer satisfait. M. Shea avoua même: « Beaucoup de journalistes sont venus me dire ces jours-ci qu'ils avaient apprécié les efforts que nous avions faits pour les informer » (LCI, 15 juin 1999). A Washington, on n'avait pas davantage eu motif à se plaindre. Pour M. Richard Holbrooke, l'un des architectes de la politique américaine dans les Balkans : « La couverture médiatique du New York Times, du Washington Post, de NBC, CBS ABC, CNN et des magazines a été extraordinaire et exemplaire » (Cité par Znet, 27 mai.) On avait déjà entendu un de ces adjectifs enthousiastes lors de la guerre du Golfe. Le 26 mars 1991, sur CNN, M. Marlin Fitzwater, alors porte-parole de la Maison Blanche, n'avait-il pas reconnu : « Le président Bush trouve que la couverture médiatique de ce conflit est extraordinaire » ?
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