Media | ||||||||
Serge Halimi | ||||||||
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Entretien avec la revue Syndikat. | ||||||||
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u 23 mars au 9 juin 1999, pendant 78 jours, l'OTAN mena ce qu'on a appelé la guerre du Kosovo une campagne de bombardement contre la Serbie. Un an après, avec Dominique Vidal, vous sortez un livre intitulé « L'opinion, ça se travaille » Les médias, l'OTAN et la guerre du Kosovo, dans lequel vous décryptez la réalité souvent cachée de cette guerre, et de son traitement journalistique, particulièrement en France. Un an après, l'intervention militaire de l'OTAN : échec ou réussite ? C'est un échec lorsqu'il s'agit d'apprécier les objectifs annoncés au départ et c'est une réussite en terme de propagande. Par rapport à ce que l'opération devait permettre, c'est-à-dire le rétablissement d'un Kosovo multi-ethnique, la fin du régime Milosevic, la destruction de son armée, le tout en réduisant au maximum le nombre des victimes civiles, c'est un échec. En revanche, s'il s'agissait d'embrigader l'opinion publique au service d'une cause qu'elle comprenait mal et que très vite on voulait lui faire percevoir comme essentielle pour garantir les droits de l'Homme, là c'est une réussite totale, d'autant plus totale qu'elle se fonde sur un bilan réel tout à fait médiocre. Arriver à faire prendre ce bilan médiocre comme un succès absolu, c'est bien la marque d'une propagande efficace. Même si depuis un an les preuves de l'échec de l'opération, quant à ses fins annoncées, sont patentes, on ne les retrouve que très rarement dans la presse. Ce qui fait que pour la plupart des gens, qui ne suivent pas l'actualité dans les Balkans avec autant d'intensité qu'au moment de la guerre, c'est-à-dire entre mars et juin 1999, la seule idée qui s'est installée est que le Kosovo a été libéré. Très peu de gens connaissent, par exemple, la nature de la contre-épuration ethnique qui a eu lieu dans ce territoire depuis un an : plus de la moitié des Serbes du Kosovo ont fui un pays qu'ils habitaient parfois depuis des générations. Ces minorités (Serbes, Roms, slaves musulmans, etc.), les 50 000 soldats de la KFOR sont manifestement incapables de les protéger. Pourtant, si l'OTAN est intervenue c'est bien parce que l'armée Serbe et ses milices perpétuaient un génocide contre les Albanais du Kosovo ? Désormais, lorsqu'on veut rameuter l'opinion publique au service d'une guerre ou d'une opération militaire de moindre envergure, on ne cesse d'invoquer le précédent de l'Holocauste en clamant : « Plus jamais ça ! » Cette invocation avait une certaine crédibilité dans le cas du Kosovo car les Serbes s'étaient déjà rendus coupables d'exactions particulièrement affreuses, notamment en Bosnie il y a quelques années. Tout le monde se souvient du massacre de Srebrenica en 1995 et d'autres crimes de guerre de ce type qui avaient provoqué la mort de plusieurs milliers de victimes. Ainsi, quand dans la situation du Kosovo on se retrouve face à des Serbes qu'on peut soupçonner le pire, il est facile de mobiliser l'opinion publique avec des références historiques au génocide juif de la seconde guerre mondiale. Surtout quand cette opinion ne connaît pas la réalité historique, sociale, sociologique, nationale du Kosovo et des Balkans. Alors quand on lui dit qu'on va intervenir pour prévenir un nouveau génocide, et qu'on lui explique que les seules victimes de cette opération seront les troupes serbes et les para-militaires au service de Milosevic, qu'il n'y aura pas de victimes civiles yougoslaves puisque la précision des tirs est telle qu'eux civils ne risqueront rien, on arrive à la mobiliser sans trop de difficultés. On nous a refait un peu le coup de la guerre du Golfe. Souvenez-vous de ces images qu'on nous diffusait il y a dix ans aux journaux de 20 heures, où toutes les cibles qui étaient atteintes comme dans un jeu électronique étaient, paraît-il, des casernes. C'était soi-disant une « guerre sans morts ». Au Kosovo, ce fut à peu près la même chose : une guerre sans morts civils. Seulement, depuis on sait qu'il y en a eu beaucoup, plusieurs centaines. Mais un an plus tard ça semble n'intéresser plus personne parce qu'il y a la coupe d'Europe de football, le Tour de France, etc. Et parce que les journalistes qui avaient défendu cette guerre en la présentant comme exemplaire, n'ont naturellement aucun intérêt à regarder les choses de près et à avouer après coup qu'ils s'étaient trompés - et qu'ils nous avaient trompés. Finalement, ce génocide a-t-il eu lieu ? Non. Maintenant les faits sont établis. Et ceux-là même qui prétendaient ou qui suggéraient qu'il y avait eu génocide (Clinton, Blair, Chirac, Jospin, Cohn-Bendit, les grands médias, etc.) reconnaissent aujourd'hui qu'il n'a pas eu lieu. Leur excuse, quand ils en formulent une, est qu'il valait mieux prévenir un génocide potentiel que de ne rien faire et le laisser se commettre. Mais au nom de cette logique-là on peut désormais intervenir partout, en invoquant à chaque fois des risques de génocide. En faisant cela, c'est la réalité même de ce que fut le génocide des juifs, des Arméniens, des Tustis, qui risque d'être banalisée. Au Kosovo, où on a parlé de génocide, on va découvrir entre 2 000 et 5 000 victimes. C'est déjà beaucoup à l'échelle d'un petit territoire. Mais il y a une différence qui n'est pas de degré, mais de nature entre un massacre et un génocide. Pourtant on a parlé de centaines de milliers de victimes ? L'année dernière, certains ont même annoncé 500 000 victimes, pour une population d'environ 2 millions de personnes. Ces estimations semblaient à l'époque être confirmées par les images qu'on voyait chaque soir de ces civils arrivant à la frontière par vagues de dizaines de milliers et qui étaient les seuls témoins de ce qui se passait au Kosovo. Ils racontaient des choses épouvantables, des massacres - et chacun sait qu'il y a eu des massacres. On avait toutefois l'impression de bien pire, on pensait que tous ces gens qui affluaient en Albanie ou en Macédoine venaient d'échapper à un génocide et on se disait : « On est en train de revivre ça à la fin du siècle en pleine Europe, on ne peut pas l'accepter ». Les journalistes faisaient tout pour qu'on pense de cette manière. Et c'est pour ça que cette guerre a mobilisé autant de gens, même à gauche et parfois à l'extrême gauche, des gens qui sinon n'auraient pas accepté de servir de brigade d'acclamation à une opération de l'OTAN. Je ne parle même pas des socialistes qui ont été parmi les premiers acteurs de cette guerre et qui n'avaient donc aucune difficulté à la soutenir d'autant qu'ils avaient déjà une certaine expérience en la matière avec la guerre du Golfe et la guerre d'Algérie. Mais même des gens qui étaient critiques des guerres coloniales, des opérations occidentales, qui pouvaient être à l'extrême gauche ont dit : « Dans ce cas d'espèce, il faut intervenir. C'est une guerre humanitaire, noble, qui ne vise aucun objectif économique. C'est une guerre désintéressée, alors allons-y. » Il faut rappeler qu'à l'époque, il était très difficile de critiquer ou de s'opposer à cette intervention militaire. Ceux qui le faisaient appartenaient à un groupe très minoritaire. L'intimidation médiatique était telle que parfois devant ces images permanentes de réfugiés, ressassées d'ailleurs avec complaisance, on se trouvait un peu déstabilisé quand on voulait discuter de manière raisonnable. Des scènes de violence et de détresse, on pourrait en voir tous les jours dans toutes les régions du monde et l'OTAN pourrait intervenir en permanence partout au nom de cet engrenage entre l'émotion et l'« intervention humanitaire ». Pourtant elle ne le fait pas. Il aurait donc fallu réfléchir et se demander si cette guerre ne visait vraiment que des objectifs humanitaires étant bien entendu qu'elle était conduite par les États-Unis dont chacun sait, ou devrait savoir, que l'humanitarisme n'est pas la principale motivation en matière de politique étrangère. Vous avez d'ailleurs vous-même été cité dans un article de l'Événement comme faisant partie des « complices de Milosevic ». Ce qui est amusant, c'est qu'à l'époque où ce numéro est sorti et que, comme quelques autres (Noam Chomsky, Régis Debray, l'abbé Pierre, Pierre Bourdieu, etc.) j'ai été cité comme « complice de Milosevic », je n'avais jamais écrit de ma vie une ligne sur la situation des Balkans. Donc, je me suis découvert complice d'un homme au sujet duquel je ne m'étais jamais prononcé. Depuis, j'ai fait quelques papiers, j'ai écrit ce bouquin, mais à l'époque cet hebdomadaire a inventé une prise de position. Cet hebdomadaire qui, à l'époque, appartenait à Lagardère, c'est-à-dire à un marchand de canons, estimait que dès lors qu'on s'opposait à une opération américaine, définie comme humanitaire parce que supposée motivée par le désir de sauver une population en danger, on était du côté de ceux qui voulaient exterminer cette population. Donc ipso facto « complice de Milosevic ». Il s'agit d'un raisonnement à la fois imbécile et totalitaire, un raisonnement (si l'on peut dire) qui rappelle le stalinisme : on détermine les bons et les méchants ; tous ceux qui ne sont pas bons sont forcément méchants et comme ils sont méchants, ils ne sont pas seulement méchants, ils sont épouvantablement méchants. Alors pourquoi cette attaque imbécile ? Dans mon cas, dans un livre que j'avais écrit précédemment, Les Nouveaux Chiens de garde, j'avais eu des propos dépourvus de tendresse à la fois pour l'Événement du jeudi, son directeur de l'époque, Georges-Marc Benamou, un ancien courtisan de François Mitterrand, et pour le « grand intellectuel » qui était la référence, l'icône de ce mauvais hebdomadaire, c'est-à-dire Bernard-Henri Lévy. J'avais donc été identifié comme un adversaire. À la limite, c'était légitime. Ce qui ne l'était pas, c'était d'essayer de me diffamer et de le faire aussi bêtement en me prêtant des sentiments qui, bien sûr, n'étaient pas les miens. Vous montrez dans votre livre que l'OTAN est le bras armé du système et que la véritable raison de cette guerre, c'est loin d'être l'humanitaire. D'abord, il faut se rappeler que l'OTAN a été créée dans le contexte de la guerre froide, en 1949, et que c'était en quelque sorte le rassemblement de tous les États occidentaux qui pouvaient un jour, en Europe, subir une agression de l'union soviétique et de ses alliés. Depuis 1989, depuis la chute du mur de Berlin, on s'interroge sur l'utilité de conserver l'OTAN. Dès lors qu'il n'y a plus de bloc soviétique depuis la chute du Mur, dès lors qu'il n'y a plus d'Union Soviétique depuis 1991, pourquoi conserver l'OTAN ? Et quand le cinquantième anniversaire de l'OTAN va être célébré, en mai 1999, on se demande quel est le sens de cet anniversaire, quel est le sens de cette alliance qui non seulement demeure mais ne cesse d'intégrer de nouveaux pays qui sont d'ailleurs d'anciens membres du Pacte de Varsovie (Pologne, Hongrie, République tchèque). Donc pourquoi ne pas dissoudre l'OTAN puisque plus personne ne semble menacer l'Europe ? Mais les États-Unis ne veulent pas que l'OTAN soit dissoute parce que, pour eux, l'OTAN c'est le moyen non seulement de rester impliqué dans les affaires européennes mais d'être responsable de la défense de l'Europe. Et qui dit défense de l'Europe dit, dans une large mesure, politique étrangère européenne. Il apparaît donc primordial à Washington de trouver une nouvelle mission à l'OTAN et cette nouvelle mission, en l'espèce, on la légitimera en lui donnant une couverture humanitaire. Et à tous ceux qui se demandent pourquoi conserver l'OTAN on répond : « Regardez ce petit peuple qui va mourir, n'est-ce pas avec Milosevic le retour à la situation qu'on a connu en Europe dans les années 30-40 avec Hitler ? Eh bien non, ça ne se passera pas parce que l'OTAN est là ! » Grâce à la guerre au Kosovo, l'OTAN a ainsi regagné une légitimité formidable. Elle a aussi trouvé de nouvelles missions susceptible de prolonger son existence : lutter pour défendre les petits peuples victimes de tentative d'extermination, combattre le terrorisme, bref faire un tas de bonnes choses. L'opération de relations publiques a été très réussie. Il y a quinze ans, les Verts allemands et français manifestaient contre l'OTAN alors même que l'Union soviétique était encore puissante. En 1999, les Verts allemands et français ont activement soutenu une guerre conduite par l'OTAN alors que l'Union soviétique avait disparu. Pour expliquer ce revirement, l'émergence du concept de droit d'ingérence a été décisive. Ce droit est présenté comme indiscutable puisqu'il est « humanitaire » : on passe presque pour un sauvage si on le discute, si on s'interroge sur le pouvoir accordé aux États-Unis de dire partout le bien, le mal, et d'agir ensuite à leur guise. Déjà, au moment de la guerre du Golfe, on ne pouvait pas dire qu'on intervenait aux côtés du Koweit, parce que son pétrole nous intéressait. Alors on nous a dit : « La guerre du Golfe, c'est une question de droit international. Et le droit international interdit à un État souverain, l'Irak, de supprimer un autre État souverain membre des Nations-Unies, le Koweit. Et le droit international va désormais régner partout. Et on commence avec la guerre du Golfe. » Mais dans le cas du Kosovo, on ne peut pas répéter ça puisque le Kosovo n'est pas un État souverain. L'État souverain, tout le monde l'admet encore à l'heure actuelle, c'est la République fédérative de Yougoslavie qui a juridiction sur le Kosovo, la Serbie, le Monténégro. Puisque, en termes de droit international, l'intervention de l'OTAN n'a pas de motif, il faut donc pour la justifier dénicher un autre prétexte. Ce sera l'argument du « petit peuple en train de mourir » et qu'on doit secourir. Comme l'expliquait Bernard Kouchner : « On n'allait pas dire à des gens qui mouraient : "Attendez, on n'a pas la permission d'intervenir" ». On peut discuter de cette motivation-là, mais ce qui est certain c'est qu'elle est complètement contradictoire avec celle qu'on avança lors de la guerre du Golfe. Les choses se font quand même parce qu'il n'y a pas de mémoire. Les journalistes auraient dû rappeler ces choses. Or, ils furent presque tous embrigadés dans cette guerre, certains parlaient la langue des uniformes plus que celle de l'information. Donc, plutôt que de s'interroger sur l'absence de justification juridique de ce conflit, ils ont cherché à le légitimer en nous infligeant un jet continu d'images de réfugiés qui pleuraient et qui disaient « massacres, massacres, massacres » Et, naturellement, devant de telles images il était très difficile de se poser des questions. Ainsi, alors qu'au moment de la guerre du Golfe, on n'avait cessé de parler du droit, de textes qui avaient été violés ; au moment de la guerre du Kosovo, il n'en fut plus du tout question. Cette guerre n'a pas reçu l'aval de l'ONU, contrairement à celle du Golfe, et il n'y a pas eu de violation de la souveraineté d'un État par un autre. Donc on a parlé d'autre chose. L'autre chose ce fut le plus petit commun dénominateur à des masses complètement dépolitisées, c'est-à-dire l'humanitaire. Donc on a montré des gens qui pleuraient, en particulier des enfants. Et quand des enfants pleurent au journal de 20 heures, personne ne peut plus raisonner en termes de droit. Chacun est tenté de réagir en disant : « Les gens qui pleurent vont être massacrés, qu'est-ce qu'on fait ? » Évidemment, dans ce cas-là, on pourrait répondre : « Des gens pleurent et vont être massacrés, ou sont massacrés, à chaque instant sur cette planète. Et on ne fait rien dans la plupart des cas, parce que l'intervention éventuelle ne correspond pas aux intérêts des États qui pourraient intervenir, des États qui ne se déterminent jamais pour des raisons humanitaires. » Mais cette réponse apparaîtrait particulièrement cynique. Pourtant, chacun sait que selon l'expression consacrée, « les États sont des monstres froids ». Si chaque fois qu'une tragédie se produisait quelque part, les États-Unis ou la France ou le Royaume-Uni intervenaient pour l'empêcher, ça se saurait et ce qui s'est passé au Sierra Leone, au Timor ou ailleurs ne se serait pas produit. Or ça s'est produit, et souvent avec des armes occidentales. Ce rappel-là, les journalistes ne l'ont pas fait au moment du Kosovo puisque cela aurait nui à une opération armée à laquelle ils étaient très largement acquis. Quelques mois après, en Tchétchénie, on a un cas semblable d'un petit peuple qui se fait massacrer et on n'entend plus parler d'ingérence humanitaire. Là aussi, on aurait pu avoir tous les soirs au 20 heures dix minutes d'images de réfugiés tchétchènes en larmes relatant des récits de massacres perpétrés par des forces russes et puis, chaque fois qu'ils interrogent Chirac ou Jospin, on pourrait avoir des journalistes qui leur demandent ce qu'ils vont faire dans le Caucase. Or, ils ne posent guère ce genre de question, ils les interrogent plutôt sur le tour de France, sur ce qu'ils pensent du festival de Cannes, de la coupe d'Europe de football. À l'époque de la guerre du Kosovo, dès que l'intervention a été décidée, la plupart des journalistes se sont mis dans le moule du propagandiste qui allait rendre populaire cette intervention déjà décidée, en faire le centre de nos réflexions que nous regardions la télévision ou que nous lisions les journaux. A priori, l'actualité pourrait nous mobiliser de cent mille manières différentes et on le voit bien lorsqu'il y a un événement sportif, on a l'impression qu'il n'existe plus que ça sur la planète. Mais on ne nous mobilise pas autour de la question du Caucase comme on nous a mobilisés en faveur de la guerre du Kosovo. Pourquoi ? Parce que les journalistes ayant très bien compris qu'aucune intervention occidentale n'aura lieu en Tchétchénie, ils ne veulent pas faire des moulinets en permanence. Ils l'abordent la question, mais de temps en temps, entre deux accidents de la route, quand « l'actualité » est creuse, quand Zidane n'est pas malade, quand la France n'a pas raflé une médaille quelque part. Et de temps en temps vous avez un intellectuel qui vient à la télévision pour nous dire que c'est honteux qu'on n'intervienne pas en Tchétchénie. Mais bon, on passe à autre chose. Au moment de la guerre dans les Balkans, on n'est pas passé à autre chose. On a vraiment découvert la réalité du Kosovo de manière poignante et répétée dès que les premières bombes de l'OTAN sont tombées sur la Yougoslavie. À compter de ce jour, on a eu un déferlement d'images destiné à accompagner et à justifier les bombes qu'on larguait. Et à présenter comme des « bavures », ce qui, maintenant on le sait, n'étaient pas des « bavures » mais la réalité ordinaire de la guerre. Car désormais on sait que la « bavure », c'était quand les bombes de l'OTAN détruisaient des cibles militaires - puisqu'elles ont détruit infiniment plus de cibles civiles que de cibles militaires contrairement à ce qu'on nous a dit à l'époque. Mais à présent on nous parle d'autre chose, c'est les vacances. Si tout s'était passé comme prévu, l'anniversaire de la guerre du Kosovo aurait donné lieu à des pages et des pages dans les journaux, à des émissions commémoratives en direct de Pristina avec Claude Sérillon, Claire Chazal et Bernard-Henri Lévy, tous épanouis. Et les journalistes auraient dit : « Vous voyez, ça s'est passé comme on vous l'avait dit. On nous faisait des reproches à l'époque, regardez ces charniers, ces centaines de milliers de morts. Et regardez maintenant ce bonheur, ces Serbes et ces Albanais qui vivent à nouveau en bonne intelligence grâce à l'OTAN. » Mais dès lors que ça ne s'est pas passé du tout passé comme ça, qu'il n'y a pas eu de centaines de milliers de morts tués par les Serbes, que la guerre « chirurgicale » de l'OTAN a fait des centaines de victimes civiles yougoslaves, on dit : « Cette guerre est terminée. Ça n'intéresse plus personne. On ne va pas parler du nombre des victimes, c'est une comptabilité macabre. Quel mauvais goût vous avez de nous dire que c'est 2 000 morts plutôt que 200 000 ». Bien sûr, si cela avait 200 000 plutôt que 2 000, on aurait eu droit à une comptabilité très précise, et probablement en « une » de la plupart des quotidiens et des hebdomadaires. Comment expliquez-vous que les journalistes lors de la guerre du Kosovo aient pu continuer à faire preuve d'autosatisfaction alors qu'après la guerre du Golfe ils avaient perdu pas mal de crédibilité ? Pendant la guerre du Kosovo, au moment même où les journalistes s'égaraient, ils nous ont expliqué qu'ils ne s'égaraient pas et que leur traitement de l'information était « exemplaire ». Il y a cette fameuse phrase, maintenant un peu ridicule, de Laurent Joffrin, directeur de la rédaction du Nouvel Observateur : « Le travail des médias a été exemplaire ». Une fois que, comme Laurent Joffrin, comme Edwy Plenel, directeur de la rédaction du Monde, vous avez affirmé que votre travail était parfait, vous pouvez difficilement, un an plus tard, dire qu'entre temps vous vous êtes aperçus que vous vous étiez fait manipuler et que l'information dont vous avez été responsables était de la propagande de l'OTAN. Sinon, c'est tout votre crédit qui est en cause. On peut dire « On s'est trompé », mais on ne peut pas le faire quand au moment où on se trompait on affirmait « Là on ne se trompe pas ! » D'autant que l'arrogance, l'insuffisance et l'autosatisfaction sont un peu les marques de fabrique du journalisme français. Il faut remarquer ici que, dans la presse internationale en revanche, on a pu lire un certain nombre d'enquêtes qui ont établi que l'OTAN avait manipulé l'information. Là-dessus, la presse française a été absolument lamentable. Non seulement, elle n'a pas mené ces enquêtes comme elle l'aurait dû, mais lorsque ces enquêtes ont été publiées ailleurs, elle leur a donné un écho tout à fait modeste et souvent biaisé. À tel point que les révélations de Newsweek démontrant que les destructions de l'OTAN avaient surtout concerné des objectifs civils, et pas des cibles militaires, ont fait l'objet de deux brèves dans Libération. Pourtant, dans ce même quotidien on glosait beaucoup il y a un an sur le fait que l'OTAN menait une guerre presque « chirurgicale » et que les civils tués étaient rares et l'étaient « par erreur ». Dans notre livre, nous reproduisons certains articles publiés à l'époque et certaines « unes » de la presse : chacun pourra juger. Et se souvenir qu'il y a un an on a célébré la qualité de l'information, son pluralisme, son intelligence, sa complexité, alors que maintenant on le sait, l'information fut de très médiocre qualité, incompétente, dépourvue de pluralisme et d'équilibre, très proche en définitive de ce qu'on appelle la propagande. Justement, vous dites qu'on a assisté à l'émergence d'un nouveau type de propagande militaire qui a remplacé la vieille censure de guerre. Une des particularités de la guerre du Golfe, c'est qu'on ne voyait rien. On ne pouvait rien voir. Il y avait ces « pools » de journalistes que l'armée américaine promenait où elle voulait pour qu'ils ne voient rien. Ensuite, ces journalistes répercutaient les informations qui avaient été préparées à leur intention. C'était la seule chose qu'on voyait. Les journalistes avaient une telle confiance dans ces informations militaires, dans ces films de bombardements qui tous atteignaient leur cible dans le mille, qu'ils ont cru avoir affaire à un nouveau bond qualitatif et technologique permettant une information en direct et en continu. On ne voyait rien de la vraie guerre, mais on avait le sentiment d'avoir tout vu. Pendant la guerre du Kosovo, au contraire, on a vu plein de choses mais uniquement un certain type de choses. On a vu ce que nous montraient les caméras installées aux « frontières » du Kosovo : des réfugiés en pleurs qui nous racontaient ce qui leur était arrivé. La télévision adore ce type d'images riches en émotion parce que la télévision n'aime pas penser et que ces images n'exigent pas un travail d'analyse extraordinaire. On laisse parler l'émotion, on traite les téléspectateurs, qui ne connaissent pas la situation, comme des cobayes sur qui on projette du sentiment brut et qu'on fait réagir, un peu comme lors d'un téléthon. Et quand on vous montre une image d'horreur et de pleurs, il n'y a pas trente-six manières de réagir : vous dites « C'est épouvantable, arrêtons ça ». C'est ce qui s'est passé au Kosovo. La forme moderne de la télévision, c'est de placer des émotions sous une loupe et de négliger la réflexion, le contexte, la connaissance, parce que c'est trop abstrait, ça prend trop de temps. Cette forme d'information a été merveilleusement servie par ce qui se passait au Kosovo. Cette fois, on voyait bien quelque chose, mais la seule chose qu'on voyait, c'était ces réfugiés qui naturellement nous faisaient part de récits éprouvants de massacres, certains bien réels, d'autres beaucoup moins. Avant, la forme de la propagande, c'était « Vous ne verrez rien que ce qu'on vous montrera »; maintenant la nouvelle forme, plus habile, c'est « Vous choisirez ce que vous allez montrer. Mais on sait ce que vous allez choisir, spontanément. Et, pour nous, l'effet de ce que vous montrerez est connu d'avance. D'avance, nous savons que cet effet va nous servir. » Contrairement à ce que les médias ont pu dire, durant cette intervention, les Serbes n'ont pas été les seuls à commettre des crimes de guerre. Les Serbes ont commis de très nombreux crimes de guerre, notamment en Bosnie. Cela, on le savait. À présent, on sait que l'OTAN s'est également rendue coupable de crimes de guerre. Ce qui s'est passé a été établi par une enquête du New York Times. Au départ, l'OTAN pensait que la guerre durerait 48 heures, qu'il suffirait de deux nuits de bombardements pour que 219 cibles militaires soient « traitées » - comme on dit dans le langage militaire -, et que le régime de Slobodan Milosevic décide de capituler. Le problème, c'est qu'au bout de deux jours, ces cibles militaires ont été « traitées », et la Yougoslavie n'a pas capitulé, les forces serbes demeurent au Kosovo. À partir de ce moment-là, une sorte de panique s'installe à l'OTAN, où on ne sait plus quoi faire. On ne va pas bombarder 150 fois ces 219 cibles militaires, ça ne sert à rien. Au bout de 48 heures, il est donc décidé d'étendre le nombre des objectifs bombardables de 219 à 4 000. On va alors passer, mais sans le dire, de cibles militaires à des cibles industrielles et civiles. L'objectif n'est plus d'obliger le régime de Milosevic à céder parce que son armée serait détruite, mais de l'obliger à céder parce que les souffrances imposées à la population serbe lui interdisent de tenir et de continuer cette guerre. L'OTAN espère ainsi que la pression de l'opinion serbe sera telle que Milosevic devra reculer. Car si les médias présentent le président yougoslave comme un nouvel Hitler, il n'en est rien. La Serbie, ce n'est pas l'Allemagne nazie. Il y a des manifestations, une opposition, une opinion publique. Le régime de Milosevic est un régime autoritaire, autocratique, mais ce n'est pas une dictature fasciste. Il est donc possible de l'obliger à reculer si la population yougoslave le lui impose parce qu'elle en a assez de souffrir, parce qu'elle commence à penser que le Kosovo ne vaut pas la destruction de toutes ses conditions de travail (usines, ponts, etc.) et d'existence (bombardements de zones d'habitation civile). À partir de ce moment-là, la guerre a changé de nature. Elle n'est plus dirigée contre les militaires mais contre les civils. Cela, les médias français ne l'ont pas dit. Pourtant ce type de guerre qui vise à bombarder les civils pour qu'ils fassent pression sur leurs gouvernants, c'est bien quelque chose de formellement interdit par les lois internationales. Oui, parce que cela été fait tout à fait sciemment par les forces de l'OTAN, il ne s'agissait pas de « bavures ». Les bombes à fragmentation, les bombes à uranium appauvri ne sont pas tombées par erreur des avions de l'OTAN. On a bien compris qu'on détruisait des centraux thermiques, que ça empêchait les gens de vivre normalement, de se chauffer, de s'éclairer, que c'est surtout la population civile qui subirait tout ça, qui serait amputée, déchiquetée des mois plus tard en touchant une bombe non explosée dans un champ, dans une zone d'habitation. On nous a expliqué : « Si on détruit ces centrales électriques, ces ponts, c'est qu'ils ont aussi une fonction militaires. » Mais à ce compte-là, tout peut avoir une fonction militaire. Il faudrait détruire toutes les routes, les habitations où pourraient se réfugier des militaires, etc. L'enquête de Newsweek, publiée il y a quelques mois, indique que les pertes militaires yougoslaves ont finalement été très modestes, infiniment plus modestes qu'il n'a été annoncé à l'époque par nos grands quotidiens qui parlaient de 30 % de l'armée de terre détruite, 40 % des chars, etc. Les pertes civiles, dont on affirmait qu'elles étaient rares - « l'OTAN tue par erreur » titrait Libération - ont été en revanche très nombreuses, plusieurs centaines. L'un des exemples les plus clairs d'un crime de guerre de l'OTAN a été le bombardement de la radio-télévision serbe à Belgrade. Ce fut une cible intentionnelle, l'OTAN ne s'en est pas caché. Ce bâtiment a été visé pour tuer des journalistes en les présentant comme des propagandistes du régime. Ils l'étaient, c'est vrai. Mais ce n'était pas un crime passible de la peine de mort, et eux n'étaient pas des militaires. Les journalistes occidentaux étaient souvent eux aussi des propagandistes, au service de l'OTAN. Si l'aviation yougoslave avait bombardé la tour de TF1 ou de Radio France, il y aurait eu des réactions indignées, tout à fait légitimes. Là, quand des confrères yougoslaves sont morts dans des conditions épouvantables, victimes d'une armée qui se voulait humanitaire et qui obéissait aux ordres d'un certain nombre de responsables de gouvernements « de gauche » (Blair, Schröder, Jospin, voire Clinton), on ne s'est pas indigné de ces bombardements. Les journalistes occidentaux sont restés silencieux. Ils ont laissé faire. Il s'agissait pourtant d'une cible civile et d'un crime de guerre. Je signale en passant qu'on a fait récemment le décompte du nombre de journalistes tués en 1999. Ce qu'on n'a pas dit, c'est que, à cause du bombardement du bâtiment de la radio-télévision yougoslave à Belgrade et à cause du bombardement de l'ambassade de Chine (qui a provoqué la mort de trois correspondants chinois), le principal assassin de journalistes l'année dernière, ça été l'OTAN, au moment de cette guerre que les journalistes occidentaux ont pourtant célébré avec beaucoup de fanfare. Mais où était disponible l'information critique pendant et après la guerre du Kosovo en France ? En France, elle a été rare, pour une raison qui tient en partie au contexte politique, à la cohabitation. La guerre ayant été décidée à la fois par Jacques Chirac et par Lionel Jospin, les partis de droite et le parti socialiste y étaient favorables. Les Verts aussi d'ailleurs. Le parti communiste était beaucoup plus embarrassé puisqu'il faisait partie du gouvernement qui conduisait cette guerre. Il s'est donc contenté de faire le service critique minimum. De plus, un certain nombre d'organes de presse associés à la gauche radicale comme Charlie Hebdo - ou en tout cas son rédacteur en chef Philippe Val - ont pris le parti de l'intervention militaire. Il y avait donc une palette étonnante de journaux qui soutenaient l'opération. Et, à quelques différences près, qui écrivaient la même chose. Alors, quand d'une part vous subissez tous les soirs ces images éprouvantes de réfugiés et que, d'autre part, ceux qui d'habitude pensent, critiquent, ne font que répéter les discours officiels, vous êtes tentés de dire « Oui, il faut faire la guerre , il y a quelque chose qui doit nous dépasser et qui fait qu'elle est tout à fait légitime ». Face à ce consensus de plomb, à ce bloc d'approbation, les voix critiques étaient à peine audibles. Comme quotidien critique, il y a eu parfois Le Figaro. Et l'Humanité, mais de manière embarrassée parce qu'à l'époque, dans la liste du parti communiste aux élections européennes, on trouvait des partisans de la guerre. Comme hebdomadaires, il y eut essentiellement Marianne et Politis. Et puis, il y a eu Le Monde diplomatique. On était donc très peu nombreux à exprimer un point de vue critique, ce qui contribuait à notre sentiment d'isolement. À l'époque, il fallait d'ailleurs un certain courage pour s'opposer à cette opération : si, un an plus tard il avait été établi qu'au Kosovo un génocide avait bien eu lieu, on nous l'aurait rappelé pendant des années et des années et on nous aurait fait payer notre opposition à la guerre. En revanche, presque aucun journal français n'a reproché aux autres l'annonce d'un génocide qui n'a pas eu lieu. C'est très inquiétant au fond : les journalistes risquent d'avoir la tentation permanente d'en rajouter, sachant que le risque professionnel de l'exagération est à peu près nul alors que le risque professionnel de la prudence est gigantesque. Il y a une cohérence entre votre dernier livre, « L'opinion ça se travaille » et le précédent Les Nouveaux chiens de garde, dans lequel vous mettiez à l'amende des journalistes, notamment les têtes d'affiches, les cumulards, ceux qu'on voit et lit partout. Est-ce que ça explique le fait qu'il n'y ait eu aucune couverture sur votre dernière ouvrage ? À l'heure actuelle, le traitement a en effet été d'une discrétion tout à fait exemplaire. Presque aucun journal, radio, télévision n'a parlé de « L'opinion, ça se travaille ». Il y a eu un entretien dans L'Humanité, un article dans Le Canard Enchaîné, un dans Témoignage chrétien, un autre dans un mensuel libertaire, dans la presse marseillaise, et, à la radio, un entretien avec Daniel Mermet sur France Inter. C'est tout. Les lecteurs du Monde, du Figaro, de Libération, de l'Express, du Nouvel Observateur, de L'Évènement, du Point et j'en passe, ne savent pas que ce livre existe. Les journalistes ont décidé que ça ne les intéressait pas. Il est intéressant de comparer ce traitement avec celui d'un autre ouvrage qui traitait de la guerre au Kosovo, un petit pamphlet un peu bâclé écrit par Edwy Plenel il y a un an et qui, lui, a donné lieu à un grand tapage, à un déluge d'articles tous approbateurs, parfois écrits par des amis ou des obligés d'Edwy Plenel, directeur de la rédaction du Monde, dont bien sûr Bernard-Henri Lévy. Ainsi, quand vous défendez la position dominante, tous les dominants vont dire que vous êtes formidable. Par contre, si vous défendez une position critique et, plus encore, si vous établissez la position des dominants a été déficiente, votre livre n'existe pas et on vous conseillera plutôt le dernier BHL ou le dernier ouvrage d'Alain Duhamel. Mais, pour moi, tout ça n'a pas été une surprise. Il m'était arrivé un peu la même chose avec Les Nouveaux chiens de garde, dont les journaux n'avaient parlé que lorsque le succès du livre était devenu tel (au total, plus de 200 000 exemplaires) que ça devenait grotesque de feindre qu'il n'existait pas. Toutefois, Le Monde a réussi, là aussi, à ne jamais en publier la critique. Pour « L'opinion, ça se travaille », le silence est prévisible et il n'empêche pas un réel succès de diffusion : nous en sommes déjà à la deuxième édition. Je crois que c'est comme ça qu'il faut maintenant fonctionner : il faut cesser de compter sur les grands médias. Il faut savoir que nous ne sommes pas là pour leur demander quelque chose, nous ne sommes pas là pour qu'ils parlent de nous, nous ne sommes pas là pour être absorbés par eux, nous ne sommes pas là pour les changer. Nous sommes là pour les combattre, pour combattre le système qu'ils représentent et qu'ils défendent, un système à la fois idéologique, économique et industriel. Il faut cesser de compter sur eux et se placer dans une logique d'opposition frontale. Et, dans cette logique, il ne faut plus s'étonner qu'ils se comportent comme ils se comportent, c'est-à-dire de manière parfaitement hargneuse et totalitaire. Sur quoi repose votre choix de publier votre ouvrage aux Éditions Agone plutôt que chez Raisons d'agir, l'éditeur de votre précédent livre ? Les Éditions Raisons d'agir ont, pour l'instant, publié des ouvrages généraux sur des sujets comme le journalisme, la télévision, les prisons, etc. Là, il s'agissait d'autre chose, d'une monographie sur un événement précis, la guerre du Kosovo. Dès qu'on a eu l'idée, Dominique Vidal et moi, d'écrire ce livre, nous l'avons proposé à un éditeur indépendant, militant, installé à Marseille et avec qui nous avons eu énormément de plaisir à travailler. Agone fut notre premier choix, nous n'avons sollicité personne d'autre. Votre éditeur écrit : « Le recours à l'accusation de révisionnisme, la référence à la Shoah deviennent l'outil principal du discrédit, le dernier moyen inventé par les dominants pour museler les critiques ». Et on retrouve dans votre ouvrage la citation d'un journaliste qui parle de « nouveau révisionnisme » en évoquant ceux qui, comme vous, ont eu une vision critique durant l'intervention de l'OTAN. Qu'en pensez-vous ? Dans le cas du Kosovo, il s'est produit quelque chose de très inquiétant : une fois qu'un certain nombre de journalistes (peu nombreux) ont voulu établir la matérialité des faits, donc rétablir la vérité, expliquer que, contrairement à ce qu'on nous disait il y a un an, il existait un certain nombre d'éléments d'information qui nous obligeaient à adopter un nouveau regard sur les événements que nous vivions, eh bien, au lieu d'accueillir cette démarche professionnelle avec allégresse, en disant « Après tout, enquêter est le propre du travail du journaliste, de la responsabilité de l'intellectuel », on a présenté cette volonté de réviser les faits à la lumière de ce qu'on avait appris comme la marque d'un « révisionnisme », terme très chargé puisqu'il est associé à la démarche de ceux qui prétendent nier la réalité du judéocide nazi en prétendant qu'il n'a jamais existé. Or, c'est le travail de l'historien, du journaliste, de l'universitaire, de « réviser » les faits à mesure que s'améliore la connaissance de ces faits. En opérant un glissement délibéré et indigne sur le terme de « révisionnisme », on a essayé de nous interdire de revenir sur ce qu'on savait de la guerre du Kosovo, quels étaient les vrais chiffres, quelle était la réalité, et dans quelles conditions l'opération s'était réellement déroulée. Dès que le mot « révisionniste » a été employé, on a cherché à faire croire que nous étions des « faurissonniens » (du nom de cet ancien universitaire qui a nié le génocide), donc proches de l'extrême droite. Ce procédé, auquel se sont prêtés un certain nombre de médias considérés comme respectables, est proprement répugnant. Il devrait disqualifier définitivement les malheureux qui s'y sont livrés. Le travail de journaliste, notre travail, c'est de réviser en permanence un certain nombre de notions tenues pour exactes à la lumière d'enquêtes qui nous permettent tantôt de les confirmer, tantôt de les nuancer, tantôt de les contredire. Votre dernier ouvrage s'appuie sur des articles publiés dans Le Monde diplomatique mais, à la différence de ces articles, vous épinglez dans votre livre les journalistes du quotidien Le Monde et vous leur reprochez leur traitement médiocre de la guerre du Kosovo. Pourtant, Le Monde et Le Monde diplomatique font partie de la même entreprise. Il existe un lien d'entreprise entre Le Monde et Le Monde diplomatique, mais il n'y a pas de lien rédactionnel. Ainsi, il y a dix ans, Le Monde était déjà pour la guerre du Golfe, Le Monde diplomatique contre. Pour la guerre du Kosovo, encore une fois, Le Monde était pour, Le Monde diplomatique contre. Il y a très peu d'opérations occidentales pilotées par les Américains auxquelles Le Monde s'oppose et il y a très peu d'opérations occidentales pilotées par les Américains que Le Monde diplomatique soutient. Cette différence d'analyse entre les deux publications est désormais habituelle. Dans ce livre, nous avons effectivement ajouté des éléments qui ne figuraient pas dans nos articles du Monde diplomatique. Et un certain nombre de ces éléments visent Le Monde parce qu'il était tout de même difficile de faire la critique du discours journalistique dominant sans faire à un moment la critique du quotidien dominant de ce discours journalistique dominant. Donc il fallait bien prendre Le Monde comme objet d'analyse d'autant que, malheureusement, pendant la guerre du Kosovo, les déficiences de l'information ont été particulièrement marquées dans Le Monde, tout comme l'absence de retour critique sur ces déficiences. Ainsi, puisque ce quotidien n'est pas disposé à procéder à sa propre critique, ou est incapable de le faire, il faut qu'il laisse d'autres journalistes accomplir ce travail à sa place. Qu'il le souhaite ou non importe peu d'ailleurs. Vous êtes membre de la rédaction du Monde diplomatique depuis 1992. Vous êtes docteur en science politique. Vous avez étudié en France puis aux États-Unis, à Berkeley où vous y avez enseigné. Vous enseignez depuis six ans à l'université de Paris VIII. Cette double appartenance, universitaire et journaliste, n'est-elle pas atypique ? Je suis venu au journalisme en étant d'abord universitaire. Je n'ai donc pas une formation de journaliste « typique », je ne suis d'ailleurs pas passé par les écoles de journalisme. Ce profil n'est cependant pas atypique au Monde diplomatique, où un certain nombre de membres de la rédaction sont à la fois universitaires et journalistes. Cela nous permet parfois de donner aux articles une ampleur historique et sociologique qui fait souvent défaut aux autres titres de la presse française. Vous considérez-vous comme un journaliste ? Je fais plusieurs choses à la fois, un travail de journaliste comme un travail d'universitaire et d'écrivain. J'ai souvent cherché à ne pas être prisonnier d'une seule activité et d'un seul endroit. Quand j'étais aux États-Unis, je suivais ce qui se passait en France, quand je suis en France je suis ce qui se passe aux États-Unis. Je travaille dans un journal, mais j'y fais l'analyse des médias et cette analyse n'a pas besoin d'être complaisante : je n'entretiens aucun lien personnel avec les journalistes que je critique. Laurent Joffrin, Edwy Plenel, Christine Ockrent, Patrick Poivre D'Arvor, je ne les connais pas. Je n'ai aucune obligation de réserve à leur égard, ça me donne toute liberté. Si j'étais journaliste à temps plein dans un quotidien ou dans un hebdomadaire, cette liberté de critique, je ne l'aurais peut-être pas. En novembre 1999, Noam Chomsky a sorti un livre, Le Nouvel humanisme militaire. Le travail fait par Chomsky, dans quelle mesure est-il aussi le vôtre ? Y a-t-il une filiation ? Filiation, oui. Sa critique de la politique américaine, sa volonté d'aller au-delà des motivations avancées par les dirigeants (et trop souvent reprises par les journalistes), son désir de nous rappeler ce que l'Histoire a été afin que nous ne pensions pas que le monde se refait à chaque seconde : tout ça me paraît exemplaire. Et le film qui a été tiré des travaux de Chomsky, Les Médias ou Les Illusions nécessaires devrait constituer une séance de formation obligatoire pour tous les journalistes : il y a là un démontage minutieux de certaines idées qui semblent acquises parce qu'on n'y réfléchit plus, et auxquelles il est toujours bon de réfléchir pour qu'elles ne soient pas acquises. Dans la conclusion de votre précédent livre, Les Nouveaux chiens de garde, vous écrivez qu'il ne faut rien attendre des médias et qu'il faut aller chercher l'information critique chez les voix dissidentes et chez ceux que les médias marginalisent. Je crois surtout qu'il faut à la fois cesser de faire confiance aux grands médias, ce qui maintenant semble assez largement acquis, mais aussi cesser d'attendre des grands médias qu'ils se réforment. Ils ne se réformeront pas. Leur objet n'est pas de nous informer, en tout cas de moins en moins. Leur objet c'est de développer les affaires de grands groupes de presse, de vendre du « contenu » même si ça n'est pas de la bonne information. Un grand groupe de presse développe ses affaires quand son audience augmente. Son audience peut augmenter parce que les gens veulent autre chose que de la bonne information. Un grand groupe de presse peut, par exemple, souhaiter dissimuler les éléments d'information qui pourraient gêner son actionnaire. L'association entre liberté et liberté de la presse me paraît donc de plus en plus fallacieuse : la presse telle qu'elle existe est désormais entre les mains de groupes dont l'intérêt principal n'est pas la liberté des citoyens, mais la perpétuation d'un système qui les exploite (1). Quand on comprend cela, on comprend que la nécessité n'est plus de réformer les médias, d'attendre qu'ils changent, mais de créer à côté, de créer autour et de créer contre eux une autre forme d'information qui souvent combattra celle des grands médias. Cela pose toutes sortes de problèmes parce qu'on a soi-même tendance à vouloir passer par eux. Quand on organise une manifestation, même si on est très militant, on se dit « Mais qu'est-ce que va en dire TF1, France 2, Libération, Le Monde. Peut-être que TF1 en parlerait davantage si on faisait davantage les guignols. Peut-être que France 2 en parlerait davantage si on pleurait et si on parlait d'humanitaire. Peut-être que Libération en parlerait davantage si on avait l'air plus branchés et plus américains, etc. » On moule alors notre comportement, notre action militante en fonction de ce que les médias attendent et on oriente notre action dans des directions qui peuvent être négatives, avec l'espoir d'obtenir le soutien des grands médias en échange de cette transformation. Je pense que cette démarche-là est profondément dangereuse. Il faut cesser de se soucier de l'information des grands médias. Notre objectif doit être de les délégitimer, de montrer comment ils opèrent, d'expliquer que la manière dont ils opèrent n'a rien à voir avec la liberté et avec la démocratie. Simultanément, il faut développer des sources d'information alternatives (radios libres, journaux militants, etc.) où les gens sauront que ce qui leur est proposé n'est pas le discours dominant, n'est pas le discours qui vise à perpétuer le pouvoir des dominants. Dans cette perspective de délégitimation des grands médias, qu'est-ce que vous pensez de la démarche de Pierre Carles avec son reportage Pas vu, pas pris ? Je l'ai soutenue depuis le début et je suis même le vice-président de l'association Pour Voir Pas Vu qui a permis la diffusion de son film. On a fait un certain nombre de meetings communs, on est en rapport étroit et régulier, notre démarche est à la fois proche et solidaire. Le film est très éclairant. Il « explique » le fonctionnement de la censure et les mécanismes de connivence entre journalistes, et entre journalistes et responsables politiques. Comment voir Karl Zéro de la même manière avant et après avoir vu Pas vu, pas pris ? . Le film éclaire beaucoup de choses, comme l'autocensure du « Modère ton propos, comme ça tu pourras venir avec nous, et tu auras un écho plus important » et la récupération du « Pour obtenir une meilleure audience, ne tiens le discours que tu tiens en ce moment. » Il ne faut jamais céder à ce genre de tentation. Leur grande audience, on n'en veut pas. Il faut essayer de l'obtenir soi-même, sans altérer le contenu de ce qu'on a à dire. Parfois on y arrive. La preuve, le documentaire de Pierre Carles a été l'un des les plus vus en France depuis des années. Mon livre Les Nouveaux Chiens de garde a également été très lu. Et, dans les deux cas, sans faire aucun compromis, sans passer à la télé, sans promo dans la presse. On peut y parvenir et cela mérite d'être tenté. Vous avez cité Karl Zéro, qu'est-ce que vous pensez de son travail aussi bien dans son émission que dans son nouveau journal ? Ça m'embête presque de vous répondre. Consacrer de la place à Karl Zéro, c'est jouer son jeu. Karl Zéro est un faux impertinent, il ne s'en prend qu'à des cibles déjà détruites. Combien de fois va-t-il parler de Xavière Tiberi, de Philippe de Villiers, de Le Pen ? Quel est l'intérêt, où est le courage ? En revanche, les vrais détenteurs du pouvoir en France, Hachette, Vivendi et les autres, il n'en parle pas parce qu'il est sur Canal+ (groupe Vivendi), parce qu'il a travaillé ou veut travailler sur Europe 1 (groupe Hachette-Lagardère). Pinault, il n'en dira pas un mot parce qu'il finance 39 % deson nouveau journal. L'impertinence de Zéro n'est impertinente qu'à l'encontre de cibles secondaires et elle veille à ménager les cibles principales (2). En ce qui concerne les formes alternatives, vous parlez de créer des radios libres, Quand on sait que les autorisations c'est l'État qui les accorde. Il y a-t-il vraiment une possibilité réelle de créer une radio alternative ? Télé et radio sont les médias dominants aujourd'hui ? D'abord, il ne faut pas se résigner au désintérêt de l'opinion pour la chose écrite. C'est quand même la forme d'expression qui se prête le mieux à la réflexion. Et il faut admettre que la télévision, telle qu'elle existe à l'heure actuelle, est un véritable système à la fois industriel et publicitaire qui nous échappe et qui n'est pas sur le point de nous être remis. Même s'il existait des chaînes associatives qui existaient sans moyens, elles joueraient un rôle mineur, sans doute intéressant mais qui légitimerait l'absence de pluralisme de TF1, de France Télévision, de Canal, de M6, qui diraient « Regardez comme l'audience de ces chaînes est réduite ? Ça prouve bien que c'est nous qui faisons ce qui vous plaît. » Comment faire autrement sans ressources et compte tenu de l'idéologie ambiante ? En l'état actuel des choses, les gens choisissent plutôt ce qu'on prépare pour eux depuis des années. Ils ne vont pas spontanément se brancher sur un discours dissident et pauvre en moyens. Ce discours dissident, il faut essayer de le tenir ailleurs. La forme écrite reste relativement peu coûteuse comparé au prix de la télévision. Et Internet ? Il y a maintenant tout un bavardage autour d'Internet qui me fatigue un peu. Parce qu'Internet devient un peu trop le moyen pour certaines catégories sociales qui y ont accès - c'est-à-dire essentiellement la bourgeoisie - de se réserver à la fois les avantages du système et le bénéfice de la contestation de ce système. Il y a des catégories sociales et des peuples qui n'ont pas accès à Internet. Dans le monde, Internet c'est presque exclusivement les pays riches du Nord. Et dans les pays du Nord, c'est surtout les classes dirigeantes (industriels, cadres et professions libérales). Or, le moyen de résistance à la domination économique et sociale des dominants ne peut pas déjà se trouver entre les mains des dominants. Il faut sortir de cette espèce d'autisme. Il faut que d'autres aient la parole et que ceux qui ont la parole ce ne soient pas seulement ceux qui se branchent sur Internet. Il y a des moyens d'action, de résistance qui existent depuis des décennies, des siècles, et qui restent très efficaces : les grèves, les manifestations, les rencontres, les gens qui se voient, qui se parlent. Remplacer tout ça par du virtuel et par de l'échange de messages, penser qu'il suffit d'échanger de l'information pour transformer le monde, c'est une vision très intellectuelle, très universitaire, et au fond très pauvre des choses (3). Pourtant, on a beaucoup parlé d'Internet pour expliquer le succès des manifestations de Seattle contre la mondialisation. Il faut utiliser l'outil mais pas le glorifier. Le grand mouvement social qu'on a connu en France ces dernières années, c'est novembre-décembre 1995 et ça ne devait rien à Internet. J'ai été à Millau, il y a quelques semaines. J'imagine que dans Le Monde et Libération, on peut pondre sans effort les articles habituels sur le « rôle majeur d'Internet », mais la vérité c'est que dans le cas de Millau, le rôle de la SNCF, des rails et des routes a été au moins aussi important que celui du web. Les gens sont venus en train, en car. Comme ces moyens de communication sont traditionnels, plus personne ne les évoque. Avant d'aller à Millau, les gens se sont parlés, il y a eu des rencontres, mais tout ça c'est trop traditionnel donc on n'en parle pas. On préfère mettre l'accent sur le fait que 40 ou 50 personnes ont échangé des messages avec 300 autres personnes dans le monde, et on dit « Regardez, Millau, c'est Internet ». Non, Millau, ce n'est pas Internet. Millau, c'est des gens qui se sont retrouvés dans une ville pour manifester, qui ont dormi dans des tentes, c'est des forme d'action qui existent depuis des dizaines, voire des centaines d'années. Et je souhaite qu'elles survivent longtemps parce que c'est quand les gens se rencontrent, se parlent, échangent leurs expériences qu'une nouvelle conscience politique avance. C'est bien de pouvoir échanger des informations plus vite qu'avant grâce à Internet, mais transformer de ce progrès technologique en une nouvelle stratégie qui remettrait en cause tout ce qu'on sait sur les formes de mobilisation et de résistance me paraît constituer une illusion dangereuse. Au demeurant, ce genre de changement me paraîtrait plutôt sinistre. Le conditionnement et la propagande que vous décryptez dans votre livre sur la guerre au Kosovo, ne sont-ils pas finalement pratiqués chaque jour ? Chaque jour et pour quelque information que ce soit. Ce que j'avais fait dans Les Nouveaux Chiens de garde, c'était un tableau d'ensemble. Avec ce nouveau livre, nous avons opéré une sorte d'arrêt sur images. Nous avons pris un événement, très lourd de sens puisqu'il s'agit d'une guerre et que cela concerne la mort qu'on donne en notre nom, avec notre consentement. Quand ce consentement est fabriqué ou extorqué par les médias, on doit s'interroger sur les mécanismes de sa fabrication. Mais vous avez raison de dire que ce type de formation / information / déformation, on le retrouve chaque jour dans des circonstances moins dramatiques. Je me suis intéressé récemment à la question de la violence à l'école. Il y a là aussi un véritable conditionnement médiatique. D'abord un rapport officiel annonce que la violence à l'école est un problème. Pendant 48 heures, tous les médias vont parler de la violence à l'école. Chaque journaliste, chaque correspondant va écumer le coin où il se trouve pour dénicher un incident violent dans une école. Ces incidents, on va les monter en boucle : partout des exemples de racket, de vol de blousons, etc. Sur France-Info, un gamin se plaignait qu'une gamine lui piquait son goûter. Et ça, cette chose anodine dont on n'aurait jamais parlé en temps ordinaires, c'était présenté comme un racket, et ça permettait d'illustrer le sujet de la violence à l'école. Une fois que ce matraquage a lieu, les gens auront forcément le sentiment que la violence à l'école c'est beaucoup plus grave que ce qu'ils imaginaient. Alors, on passe à l'étape suivante, celle des sondages. Les sondages vont établir que l'une des préoccupations centrales des Français, c'estŠ la violence à l'école ! Il n'y a plus ensuite qu'à demander aux responsables politiques quelles mesures ils comptent prendre pour endiguer cette violence. On voit ainsi comment le montage en boucle d'une information conditionne l'opinion qui à son tour conditionne la réaction des politiques, et dans un sens établi d'avance. Ainsi, dans Le Parisien, les résultats d'un sondage sur la présence des policiers dans l'école étaient présentés de la façon suivante : « 40% des parents sont pour. » Ça, c'était le titre. En dessous, il y avait le sondage en petit : il apparaissait que 60 % des parents étaient contre. Évidemment, si on ne lit pas le sondage, on va penser que les parents sont pour. La fabrication d'un événement, c'est une pratique quotidienne. On l'a vu récemment pour la coupe d'Europe de football, pendant 72 heures on n'a parlé que de ça. On a l'impression qu'il y a des moments où les journalistes décident que la planète s'est arrêtée de tourner, qu'il va y avoir L'Événement unique auquel nous allons tous devoir réagir. Ainsi, le lendemain de la mort de Lady Diana, le journal de TF1 s'est ouvert à 13 heures comme d'habitude mais il s'est terminé à 14 heures 33. Et pendant une heure trente-trois minutes, il n'a été question de rien d'autre. On mentait donc au téléspectateur puisqu'on lui présentait un journal d'information qui n'en était pas un. C'était le journal d'une information unique, et il ne nous informait pas de l'état du monde ce jour-là. Cela aboutissait à supprimer les autres événements que pourtant on aurait peut-être jugés importants si seulement on les avait portés à notre connaissance. Comment expliquez-vous que les médias dominants donnent un écho au discours dissident et aux actions de résistance de José Bové, pour en faire finalement un phénomène ? On sait depuis novembre-décembre 1995 qu'il y a en France un courant de contestation de l'ordre libéral et de la mondialisation telle qu'elle s'opère. Il se trouve que ce courant a été incarné par le personnage de José Bové. Les médias aiment traiter une réalité à travers un personnage. Donc la critique de la mondialisation, ce n'est plus tellement un raisonnement, une analyse, c'est devenu José Bové. Il faut reconnaître qu'on a de la chance avec lui : il ne cherche pas à faire du cinéma comme Cohn-Bendit, il utilise sa notoriété et sa capacité d'expression à la télévision pour développer la conscience de l'opinion sur un certain nombre de problèmes réels parfois difficiles à bien formuler. Lui, il les formule bien, donc il oppose au discours néolibéral que les médias matraquent en permanence sa capacité à articuler de manière médiatique un discours qui est exactement le contraire de celui auquel on est habitué. Le problème, c'est que la critique de la mondialisation n'aurait jamais été portée à la connaissance de l'opinion de manière aussi détaillée s'il n'y avait pas eu un personnage pour la relayer. Or nous ne vivons pas dans un monde de personnages, nous vivons dans un monde fait de réalité sociale, de pesanteur économique. Avec les médias, la narration de la réalité doit toujours être exprimée par des vedettes médiatiques. Encore une fois, avec José Bové nous avons de la chance. Mais il est un peu tragique de devoir pour exprimer des idées toujours en passer par des personnages, au risque qu'ils nous déçoivent ou qu'ils nous trompent. Au début du siècle, les syndicats utilisaient, dans un but d'émancipation des individus, ce qu'ils appelaient la « propagande éducative ». Est-ce que vous avez le sentiment de faire ce type de travail ? Oui. Mais vous aussi. On fait le même travail et cette propagande éducative, on la fait même quand n'est pas journaliste, chaque fois qu'on parle à ses voisins de pallier, aux gens qu'on rencontre, chaque fois qu'on essaie de les convaincre de la justesse d'une cause. C'est d'ailleurs ce qui me rend optimiste alors que le discours sur les médias peut être un discours décourageant. Quand les moyens d'information sont presque tous détenus par Vivendi, Matra-Lagardère, par Bernard Arnault, par François Pinault, etc., que faire ? Eh bien, la réponse c'est que l'information n'est pas uniquement disséminée par les grands moyens d'information. Elle l'est aussi par des instituteurs, des professeurs, des syndicalistes, des militants ouvriers lorsqu'il se parlent, se rencontrent, manifestent, font grève. Et c'est ça qui permet que certains événements inattendus se produisent, en dépit des médias et contre eux. Souvenons-nous de novembre-décembre 1995, quand le plan Juppé a été annoncé, 90 % des éditorialistes y étaient favorables, ils y voyaient la marque du courage politique du premier ministre d'alors. Le discours dominant était un discours d'acceptation, de résignation à la marche du monde et à sa marchandisation. Seulement, des gens se sont réunis et on dit « Ce n'est pas possible ». Et le résultat ce fut les manifestations qui ont rassemblé près de deux millions de personnes en décembre 95. Ces manifestations ne devaient rien aux moyens d'information. Naturellement, ils ont été obligés de les couvrir une fois qu'elles se sont produites et d'ajuster un peu leur ton, d'être moins véhément, moins hargneux, moins haineux parce que sinon ils se seraient complètement discrédités. À travers des exemples de ce type, on voit que l'information n'est pas uniquement le fait des moyens d'information. Tout comme il faut cesser d'associer liberté et liberté de la presse et il faut cesser d'associer information et médias. Les contacts que nous nouons entre nous, c'est de l'information, c'est comme ça que depuis la nuit des temps les mouvements sociaux sont nés, se sont développés et parfois ont triomphé. Les grands groupes industriels dont vous parlez et qui détiennent l'information ne sont pas les seuls, il y a aussi des radios et télévisions d'État qui diffusent le même discours néolibéral. Oui, il y a plusieurs niveaux. Il y a d'abord celui de la propriété. Les médias publics sont tributaires des orientations du pouvoir politique. Or, depuis 15 ans, ce pouvoir politique, qu'il soit de droite ou qu'il se prétende de gauche, conduit une politique néolibérale de déréglementation, de privatisation, de « flexibilité ». Les journalistes ont assez naturellement tendance à reprendre ce discours. Dans ces conditions, quand, après avoir écouté France-Inter, vous écoutez Europe 1, dont l'orientation ne dépend pas du pouvoir politique mais des intérêts de Jean-Luc Lagardère, propriétaire de la station, vous passez du public au privé. Toutefois, le discours idéologique ne change pas tellement. Il y a ensuite une deuxième dimension, celle qui a trait à l'origine sociale des journalistes. Les journalistes appartiennent très largement, pour ne pas dire exclusivement à la bourgeoisie. Donc ils ont spontanément tendance à répercuter une politique qui est conforme aux intérêts de la bourgeoisie. Il n'y a presque jamais de politique qui soit bonne pour tout le monde ou de politique qui soit mauvaise pour tout le monde. Une orientation est bonne pour certains et moins bonne pour d'autres. Eh bien, dans l'univers social dans lequel les journalistes vivent, ils ont tendance à penser que les politiques néolibérales qui profitent à leur groupe social sont à la fois plus modernes et plus positives que des politiques différentes. Qu'il s'agisse du pouvoir d'État, des grands groupes industriels qui possèdent les médias ou des journalistes d'origine et de conviction bourgeoises, on a une extraordinaire coïncidence des intérêts qui va dans le sens de politiques économiques favorables aux possédants, aux riches. Cette coïncidence est telle qu'elle permet aux journalistes de ne même plus se poser la question d'une vision alternative. Toutes ces visions à peu près identiques qui se confortent permettent de cesser, en toute bonne foi, de regarder ailleurs. La plupart des journalistes ont le sentiment qu'existe une réalité presque scientifique, celle des marchés, qu'ils ont le devoir « d'expliquer » à leurs auditeurs, lecteurs, téléspectateurs. Insensiblement, ils deviennent des propagandistes en croyant être des pédagogues. Sans toujours en avoir conscience, ils font la propagande d'une politique économique qui est le produit des intérêts d'un groupe social particulier, le leur. C'est quand même fait de manière consciente. Les éditorialistes économiques savent pertinemment qu'il existe plusieurs courants économiques. Par exemple, Jean-Marc Sylvestre, en choisissant exclusivement le courant néolibéral pour expliquer la réalité à France-Inter ou à TF1, fait un choix délibéré de propagande. Progressivement, on a transformé ce qui était une science sociale, l'économie - dont le caractère de « science » est très discutable - en une science dure, naturelle, un peu comme la physique. Que vous soyez de gauche ou de droite, vous n'allez pas discuter la loi de la pesanteur ou le principe d'Archimède. Ça ne se discute pas, c'est une réalité matérielle. Eh bien maintenant, les politiques économiques néolibérales sont présentées à l'égal de ces lois naturelles. C'est ce que fait Alain Minc quand il explique, je le cite : « La mondialisation est à l'économie ce que l'air est à l'individu ou la pomme à la gravitation universelle. » Si vous êtes un chroniqueur économique et que vous pensez que les lois économiques sont à l'égal des lois naturelles, vous faîtes le travail du professeur de sciences naturelles : vous expliquez comment fonctionnent les lois de la gravitation, vous ne les discutez pas. En plus, ce discours économique s'appuie sur une grille de lecture où l'on retrouve toujours les mêmes oppositions élémentaires, ce qui facilite la tâche des gens peu brillants qui n'ont plus qu'à rabâcher : rationnel / irrationnel, moderne / archaïque, réforme / conservatisme. Ces oppositions rituelles permettent de construire une sorte de chemin de fer intellectuel qui vous conduit immanquablement à la même gare, celle des politique néolibérales qu'il faut toujours poursuivre et approfondir. Le marché marque une défaillance ? La réponse, c'est plus de marché. Quand quelque chose cloche, on vous explique que c'est parce que les marchés ne sont pas assez déréglementés, qu'il y a trop de fonctionnaires, qu'il y a trop de dépenses publiques, qu'il n'y a pas assez de concurrence, qu'il n'y a pas assez de privatisation, que les aides sociales sont trop généreuses, etc. Ce n'est jamais parce qu'on en fait trop ou qu'il faudrait faire autre chose. Les néolibéraux ont la foi, ils produisent des énoncés infalsifiables parce que basés sur une croyance d'autant plus forte qu'elle ne se reconnaît pas comme croyance. Elle se veut « scientifique », « naturelle » (au sens d'« irréfutable ») et bénéficie du fait que, d'une part, l'ensemble de la planète poursuit en ce moment des politiques plus ou moins néolibérales, et que, d'autre part, les forces progressistes qui avaient vocation à contester ces politiques, s'y sont trop souvent ralliées. Ça ressemble à une guerre de religion. Sauf qu'il n'y a pas de guerre. Une seule religion, une seule secte, est en train d'évangéliser le monde. C'est une croisade, mais sans résistance. Il faudrait maintenant qu'on connaît le camp des croisés essayer de constituer celui des résistants à la croisade. Notes 1. Lire Serge Halimi, « La nouvelle censure », Autre Futur, 25 avril-2 mai 2000, n° spécial publié par la CNT. 2. Lire la critique de Karl Zéro dans le dossier « Les Faux impertinents », in PLPL, n° zéro, 2000. 3. Lire Serge Halimi, « Des "cyber-resistants" trop euphoriques », Le Monde diplomatique, août 2000. |
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