Media | ||||||||
Serge Halimi | ||||||||
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Les journalistes. Au service des puissants. | ||||||||
Le Temps Stratégique, n°86, avril-mai 1999. | ||||||||
es journalistes ont beau se proclamer "contre-pouvoir", porte-parole des obscurs et des sans-voix - les Américains résument ce sacerdoce en une formule: "réconforter ceux qui vivent dans l'affliction et affliger ceux qui vivent dans le confort" -, ils mettent en scène la réalité sociale et politique pour servir les intérêts des maîtres du monde. C'est ainsi par exemple qu'à l'époque de la guerre du Golfe, ils ont renoncé à tout esprit critique pour encourager l'ardeur des combattants et permettre la réconciliation de l'opinion et du pouvoir. Doit-on en être surpris? La plupart des hommes de presse aiment s'effacer devant les "causes sacrées", hurler avec les loups, barboter dans l'unanimisme, jeter à la rivière le cynisme dont on le soupçonne, exhiber les derniers jouets de la technologie, faire front contre l'ennemi, et se sentir "mobilisés" avec leur armée et leur pays. La révérence des journalistes pour le pouvoir politique s'augmente cependant d'un respect automatique pour la "pensée unique", qui condamne chacun à l'obéissance aux diktats du "marché". C'est même ce qu'ils appellent la "seule politique possible". Culture d'entreprise, grands équilibres, mondialisation, franc fort, chroniques boursières, réquisitoire contre les conquêtes sociales, acharnement à culpabiliser les salariés au nom des "exclus", terreur des passions collectives: les médias, qu'ils soient de droite ou se disent de gauche, ont longtemps servi ce brouet. TF1 a ainsi vu dans les accords du GATT qui libéralisèrent les échanges pour le plus grand profit des sociétés multinationales, le signe d'"une victoire de l'esprit jeune sur l'esprit vieux, du culte de l'avenir sur la religion du passé". Sur France 2, Catherine Nay, également directrice-adjointe d'Europe 1 et éditorialiste à Valeurs Actuelles et au Figaro Magazine, expliqua la crise économique par une "extinction du désir de consommer": "J'étais dans un dîner: chacun a restreint sa façon de consommer et on s'aperçoit qu'on vit très bien [...] . [On peut] garder sa voiture deux ans de plus, user sa robe un an de plus" . Jean-Marc Sylvestre, chroniqueur au Figaro Magazine et sur La Chaîne Info (LCI), directeur du "Service France" de TF1, vient aussi épandre chaque matin sur France-Inter la dernière rosée de l'idéologie patronale. Il avoue à l'antenne : Il y a quelques années, Laurent Joffrin, actuel directeur de la rédaction de Libération, confiait que le quotidien créé par Jean-Paul Sartre avait atteint un objectif que son fondateur n'eût peut-être pas recherché: "On a été les instruments de la victoire du capitalisme dans la gauche". Tant de talent éblouit. Mais l'un des charmes de la profession est aussi d'être égayée sans cesse par des Artabans qui se prennent pour Prométhée: "Ce qu'on a fait dans le journal télévisé [de TF1] contribue à faire bouger les événements, confia un jour Patrick Poivre d'Arvor. Pour la Somalie, grâce à Kouchner, notre travail a abouti à l'opération " sac de riz " et la famine a disparu". (Il faut dire que les seconds couteaux de la politique n'oublient jamais de flatter l'immense vanité des stars de l'information. En janvier 1994, évoquant le sort de la Bosnie, le très talentueux François Léotard, alors ministre de la Défense, tranchait sans hésiter: "C'est vous, Messieurs les journalistes, qui sauverez Sarajevo avec vos excellentes émissions".) Paul Nizan disait , il y a plus de soixante ans: "M. Michelin doit faire croire qu'il ne fabrique des pneus que pour donner du travail à des ouvriers qui mourraient sans lui." Depuis, ce qui a surtout changé, c'est que les journalistes parlent comme M. Michelin. Les rubriques économiques ont été colonisées par les thuriféraires de l'ordre social, si bien que TF1, France 2, France Inter, France Info, Europe 1, RTL, Libération et Le Monde ressemblent tous à des "porteurs d'eau chargés d'assurer le confort des champions qui font la course en tête". Mille chroniques ont établi le lien d'airain entre Bourse, profits et économie. A la suite d'Arthur Laffer, d'Alain Madelin, de Jacques Attali, puis de François Mitterrand, l'imposante confrérie des journalistes néolibéraux nous avait garanti qu'une baisse d'imposition de l'épargne provoquerait une telle flambée d'investissements, que l'activité économique reprendrait aussitôt et rétablirait les comptes compromis de l'État. Aujourd'hui, blanchis sous le harnais de leurs erreurs accumulées, les mêmes chroniqueurs continuent à nous expliquer imperturbablement la marche du monde. Ecoutez ce présentateur de TF1 interroger, complice: "Alain Madelin, le mal d'aujourd'hui est d'abord un mal fiscal: il y a trop d'impôts. Alors, que faites vous?". Mais lorsqu'à une autre occasion, Robert Hue s'indigne que Pierre Suard, patron des patrons, "gagne un SMIC par heure", une journaliste le morigène sur le champ: "Est-ce que ce n'est pas une façon rétrograde de voir les choses que de stigmatiser les patrons qui gagnent trop d'argent?" . Les journalistes qui ne cessent de chanter ainsi l'ordre des choses voudraient qu'en plus l'on célèbre leur courage. Franz-Olivier Giesbert, entonnant dans Le Figaro Magazine l'une de ses vieilles rengaines antisociales - "s'attaquer aux rigidités et aux autres réglementations qui asphyxient le marché du travail [ . . . ], s'en prendre à des tabous, comme le salaire minimum, qui bloque l'emploi des jeunes, sans perdre de vue que la relance de l'emploi passe aussi par les " petits boulots "" - juge bon d'ajouter : "C'est le genre de choses qu'il ne fait pas bon dire par les temps qui courent. Il est recommandé de célébrer la gloire de " l'ordre établi " Les bien pensants, sourds à la peine, n'ont peur que d'une chose: que ça change"... Revenant d'un Symposium de Davos, Christine Ockrent réclame, elle aussi, le statut de dissidente: "Il est malvenu en France, ces temps-ci, d'aller à contre-courant du pessimisme ambiant. De dénoncer les lignes Maginot de l'esprit, qui, sous couvert de protéger l "'exception française ", abritent nos frilosités. D'ouvrir les yeux sur un monde en plein chambardement qui nous prête de moins en moins d'attention et ne donne pas cher de notre capacité d'ajustement. Voilà pourquoi il est bon chaque année de prendre le chemin de Davos et d'écouter là-bas dans leur diversité et leurs contradictions tous ceux qui contribuent à changer la planète". A Davos, on retrouve "chaque année" quelques-uns de ces 358 milliardaires qui ensemble et "dans leur diversité" contribuent d'autant plus à "changer la planète" qu'ils détiennent davantage de richesse que près de la moitié de la population du monde. Peut-on encore être journaliste en éprouvant à l'égard du néolibéralisme un désaccord quelconque? Devant un dirigeant syndicaliste, Guillaume Durand se veut pédagogue: "Le capitalisme, maintenant qu'il n'y a plus le mur de Berlin, est obligé de tenir compte des marchés financiers". Cinq jours plus tard, le magazine 7 sur 7 explore déjà l'étape suivante: "Il est difficile de céder sur les salaires: les marchés financiers guettent la moindre faiblesse française". Au moment de négocier leurs rémunérations, les professeurs d'économie cathodique sont moins scandalisés par l'éventuelle "faiblesse" de leurs employeurs. Lors d'un débat organisé par TF1, un jeune intervenant demande pourquoi, au lieu de toujours baisser les salaires, on n'impose pas un gel des traitements les plus élevés "comme, par exemple, au-dessus de 100'000 francs par mois". Le ministre présent sur le plateau lui demande de préciser son propos. Patrick Poivre d'Arvor, directement menacé par cette suggestion, ajoute aussitôt:"Parce que là, on ne comprend pas bien le sens de la question". Les journalistes peuvent-ils d'ailleurs aujourd'hui mettre en cause le creusement des inégalités, la montée des phénomènes de déstructuration collective et de repli individuel dont se nourrit en France, par exemple, le Front national, alors qu'ils ont, précédemment ou simultanément, avalisé les grands choix commerciaux, monétaires et financiers qui en font le lit, et expliqué, jour après jour, à qui veut les entendre, la prééminence croissante du domaine économique? La contradiction ne se pose évidemment pas de la même manière pour les journalistes d'un médium clairement orienté à droite, mais les autres en sont réduits à célébrer les petits prés menacés de la fraternité sociale après avoir légitimé les gros canons de l'horreur économique. Jean-Claude Guillebaud l'a bien dit: "Nos inquiétudes se confondent ingénument avec nos privilèges". Comment ne pas penser aux 120 000 francs par mois de la journaliste Claire Chazal lorsqu'elle interpelle ainsi Bernard Kouchner : Sur la chaîne câblée de Martin Bouygues, Guillaume Durand, un journaliste qui a fort bien su, lui, négocier son salaire, change d'optique lorsqu'il interroge le responsable d'un syndicat ouvrier: "Vous savez que le marché est mondial pour la main-d'ouvre. Quand le salaire augmente et que les charges sociales restent trop importantes, il y a un moment où le patron émigre [...] . Vous ne pouvez pas empêcher les entreprises de comparer les coûts des Français [ ...] et ceux des Coréens". Leur monde est simple: les "gens dont on a besoin" d'un côté, la "main-d'ouvre" de l'autre. Aux premiers tout est permis, aux seconds tout est repris. Dans un tel univers matériel et intellectuel, la pensée de marché coule comme un fleuve tranquille. On connaît certes la parade: "Ce n'est pas la pensée qui est unique, c'est la réalité qui l'est devenue". Dans un dialogue éclairant, diffusé sur les antennes de France Inter, le journaliste interpellé, Michel Garibal, utilise comme à l'accoutumée deux petits instruments de l'orthodoxie ambiante, tellement anodins qu'ils sont devenus inconscients: le "aujourd'hui", signe de la modernité libérale, que l'on distingue de l'"hier" des archaïsmes sociaux; et le "donc", qui rattache souvent entre elles deux propositions sans lien logique... autre qu'idéologique. Pourtant, en novembre-décembre 1995, lors du mouvement de lutte contre le plan Juppé, la clameur quasi unanime des grands éditorialistes français n'a pas empêché des centaines de milliers de salariés de se mettre en grève, des millions de citoyens de manifester, et une majorité de Français de les soutenir, révélant crûment la loi d'airain de notre société du spectacle, à savoir que la pluralité des voix et des titres n'induit nullement le pluralisme des commentaires. Avec la "réforme" proposée par Alain Juppé, il s'agissait une fois encore de mener "la seule politique possible", c'est-à-dire de faire payer les salariés. Diagnostic connu (la "faillite"), thérapeutique prévisible (les "sacrifices"), dialectique familière ("équité" et "modernité"). Presque aussitôt, Pierre Joxe, Françoise Giroud, Bernard-Henri Lévy, Jean Daniel, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon, Raymond Barre, Alain Duhamel, Libération, Guillaume Durand, Alain Touraine, André Glucksmann, Claude Lefort, Gérard Carreyrou, Esprit, Guy Sorman, approuvent son plan à la fois "courageux", "cohérent", "ambitieux", "novateur" et "pragmatique". Après six mois d'impairs personnels et de tâtonnements politiques, le premier ministre français vient de prouver sa mesure. "Juppé II" ou "Juppé l'audace" - comme titrent à la fois le quotidien de Serge July et celui de Rupert Murdoch - va enfin occuper la place laissée vacante dans le cour des journalistes de marché par MM. Barre, Bérégovoy et Balladur. Mais on ne se défie jamais assez des gueux. Les journalistes de marché les croyaient disparus, à la rigueur relégués au rang d'"exclus" sur le sort desquels se pencherait quelque fondation compatissante. Ils réapparurent, debout. Le 4 décembre, Franz-Olivier Giesbert fulmina dans Le Figaro: "Les cheminots et les agents de la RATP rançonnent la France pour la pressurer davantage. Car c'est bien de cela qu'il s'agit: de corporatisme, c'est-à-dire de racket social". Claude Imbert, directeur du Point, fit chorus, assez satisfait de pouvoir dépoussiérer ses ritournelles contre la "Mamma étatique" et les "paniers percés" du secteur public: "D'un côté la France qui travaille, veut travailler et se bat, et de l'autre la France aux semelles de plomb, campée sur ses avantages acquis". Gérard Carreyrou, de TF1, d'autant moins porté à comprendre les revendications des grévistes que son salaire annuel s'élevait alors à 2 800 000 francs, trancha le 5 décembre: "M. Juppé a marqué sans doute un point, celui du courage politique. Mais il joue à quitte ou double face à un mouvement où les fantasmes et l'irrationnel brouillent souvent les réalités". La langue de bois des Importants venait de laisser voler ses plus jolis copeaux: d'un côté, celui du pouvoir et de l'argent, le "courage" et le sens des "réalités"; de l'autre, celui du peuple et de la grève, les "fantasmes" et l'"irrationnel". Ce mouvement social allait-il avoir l'impudence de remettre en cause vingt années de pédagogie de la soumission? Alain Minc, président du conseil de surveillance du Monde, s'exprima aussi dans Le Figaro: "Dans ce monde en apparence unifié par les modes de vie et les marchés financiers [sic], il demeure une spécificité française: le goût du spasme". Pour les décideurs, les conseilleurs et autres experts investis du pouvoir de définir la "rationalité", les grèves ne pouvaient représenter qu'un "coup de lune" (Claude Imbert), une "grande fièvre collective" (Alain Duhamel), une "fantasmagorie" (Franz-Olivier Giesbert), un "carnaval" (Guy Sorman), une "part de folie" (Bernard-Henri Lévy), une "dérive schizophrénique" (François de Closets). Les millions de manifestants "mentalement décalés" dessinaient, paraît-il, "les contours d'une France archaïque tournée vers des solutions à l'italienne (endettement, inflation et clientélisme), plutôt que vers des solutions à l'allemande (négociation salariale et rigueur de gestion)" (Jacques Julliard). Pendant que le carnaval italien et l'archaïsme français d'"une société fermée défendant son bout de gras" envahissaient les rues, la modernité s'exprimait en anglais dans les salles de change. Le 9 décembre, The Economist résuma la situation mieux que d'autres: "Des grévistes par millions, des émeutes dans la rue: les événements des deux dernières semaines en France font ressembler le pays à une république bananière dans laquelle un gouvernement assiégé cherche à imposer les politiques d'austérité du FMI à une population hostile [...]. Les marchés ont mis le gouvernement sous surveillance: même un modeste compromis pourrait provoquer une crise du franc". La pensée très sociale des marchés méritait-elle vraiment d'êrtre précisée?Les Echos s'en chargèrent: "Une fois de plus, l'exemple de la Dame de fer, qui a su mater les mineurs britanniques, est mis en avant". Différent en cela du Parisien, dont le traitement du conflit social fut souvent exemplaire,France Soir n'hésite pas à évoquer le sort de "Christian, SDF de 56 ans, qui rumine sa colère. La grève des transports et la fermeture des stations de métro à Paris ont jeté dans la rue des hordes de laissés-pour-compte. Comme Christian, ils sont des centaines à arpenter les rues du matin au soir pour ne pas mourir de froid". En même temps que des SDF, le quotidien vespéral de Robert Hersant se soucia subitement des chômeurs et des RMistes [RMI: Revenu Minimum d'Insertion]: "Le mouvement social qui s'étend à la Poste va-t-il paralyser les guichets, les privant de leurs prestations attendues ces prochains jours?". Les "exclus" contre les grévistes et leurs "revendications matérielles insensées, quelle belle manifestation c'eût été! Interrogeant un cheminot de 51 ans qui gagnait 8 500 francs par mois, Thierry Desjardins, journaliste au Figaro, le houspilla: "Mais vous êtes tout de même un privilégié"... Les journalistes de marché étaient accablés; il fallait que les Français le fussent aussi: "Les gens se pressent, en silence. Leurs habits sont tristes, noirs ou gris. On dirait des piétons de Varsovie [...]. Des marcheurs égarés avancent mécaniques, le regard fixé vers le bas. Chez eux, c'est encore si loin" (Bertrand de Saint Vincent). Sur TF1, Claire Chazal chercha, vaillamment, à nous distraire de notre malheur: "Avant d'évoquer la paralysie des transports et la crise dans laquelle s'enfonce notre pays, évoquons l'histoire heureuse de ce gagnant du loto". Le gagnant, "Bruno", fut invité sur le plateau. Rien n'y fit. La courbe des sondages restait obstinément contraire à celle des marchés et des commentaires, et les Français solidaires de ceux qui avaient engagé la lutte. Les médias durent alors oublier leur prévenance pour le plan Juppé et laisser enfin s'exprimer ceux qui le combattaient. En général, on les noya dans le maëlstrom verbal des experts et des anciens ministres. Alain Touraine, sans doute parce qu'il venait de commettre un pamphlet ultralibéral (Lettre à Lionel, Michel, Jacques, Martine, Dominique... et vous) et de proclamer son soutien au plan gouvernemental, campa dans les médias jour et nuit. MM. Kouchner, Madelin et Strauss-Kahn furent de tous les "débats". Mais leurs phrases étaient tellement racornies que les quelques bribes concédées aux acteurs du mouvement social - "Synthétisez!", "Posez vos questions, comme on dit dans les jeux!, ne cessait de leur dire Daniel Bilalian- les balayaient sans peine. Même tronçonnée par le verbe intarissable de Jean-Marie Cavada - enjoué avec les forts, cassant avec les autres - la parole d'un syndicaliste valait, aisément, celle de dix éditorialistes. Tirant alors les leçons de l'impact limité du discours gouvernemental, M. Juppé n'eut plus qu'à dénoncer une "extraordinaire tentative de désinformation". Et à s'inviter à deux reprises en un mois chez Anne Sinclair, décidément très accueillante. Raymond Barre avait annoncé: "Au prix d'épreuves et de sacrifices, les êtres humains s'adapteront". Cette fois, l'"incontournable" fut contourné: les cheminots et les agents de la RATP triomphèrent des affidés de M. Barre. Une telle issue n'inonda pas de bonheur les salles de rédaction parisiennes. Le Nouvel Économiste titra: "Et en plus la croissance s'effondre". L'Express jugea que nous étions "tous perdants". Quant à Claude Imbert, il lui fallut nombre d'éditoriaux rageurs dans Le Point pour venir à bout de "toute cette déprime que nous venons de vivre". "Nous"? | ||||||||