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Serge Halimi
  

 
 

 

 

 

 

 Serge Halimi

 UN SCANDALE PRESQUE LÉGAL.
 Enron, symbole d'un système

 
  


(8 mars 2002)
Version légèrement modifiée d'un texte paru dans INFO-DIPLO

 
 

  

L 'extraordinaire dans l'affaire Enron, c'est qu'elle n'est pas extraordinaire. L'« achat » de responsables politiques par des contributions électorales est légal aux États-Unis ; l'existence d'entreprises de certification des comptes qui servent par ailleurs de conseillers rétribués aux entreprises dont elles certifient les comptes est légale ; le fait que des journalistes financiers et des essayistes aient vanté auprès du public (et donc des actionnaires potentiels) un « modèle » d'entreprise dont le fleuron, Enron, les rémunérait personnellement est légal. Dans ces conditions, il faut décidément beaucoup de candeur aux observateurs qu'un « scandale » réveille pour découvrir que l'opacité des comptes caractérise nombre de sociétés cotées en Bourse, que la porosité est extrême entre le monde de l'entreprise privée et celui du service public, que la corruption et la prévarication sont courantes au sein du système économique et politique américain.

Il y a moins de cinq ans, on « découvrit » ainsi que le président des États-Unis, M. Clinton, démocrate, avait loué la Maison Blanche et y tarifait un goûter, un dîner, une nuit, un entretien avec un ministre, un box présidentiel pendant la convention du parti démocrate. Ce fut, déjà, un « scandale ». On parla alors de réformer le financement de la vie politique.

Moins de deux ans plus tard, en février 1999, les premiers postulants à l'élection présidentielle américaine se retiraient de la course sans qu'un seul électeur se fût prononcé (ils le feraient un an plus tard), au seul motif qu'ils n'avaient pas pu recueillir les 20 millions de dollars qui constituaient le « ticket d'entrée » informel dans cette consultation prétendument démocratique. On s'offusqua, comme d'habitude.

Et puis s'affrontèrent deux candidats, MM. George W. Bush et Albert Gore Jr qui, par le plus grand des hasards, avaient remporté les élections primaires de leurs partis respectifs après avoir « levé » davantage de fonds que n'importe lequel de leurs concurrents. M. Bush, alors gouverneur d'un État, le Texas, que les industriels du pétrole, de l'armement et des télécommunications gouvernent sans doute davantage que les gouverneurs, avait obtenu le soutien financier du lobby des fabricants d'armes, des assurances et de quelques autres dont celui de l'énergie — une entreprise nommée Enron joua les tout premiers rôles ; M. Gore bénéficiait de l'appui de Wall Street, du lobby des avocats et de quelques autres dont celui d'Hollywood. On s'indigna que ceux qui signent les chèques rédigent les lois. On parla à nouveau de réformer le financement de la vie politique...

Et puis, en novembre 2001, ce fut l'élection du maire de New York. Contrairement à tous les pronostics, un homme d'affaires aussi falot que dépourvu de la moindre expérience politique, surtout célèbre pour sa connaissance très fructueuse de Wall Street (il possède la chaîne financière Bloomberg), devint le principal magistrat de la principale ville des États-Unis. Quel moyen employa-t-il pour parvenir à ce résultat inespéré ? Soixante-neuf millions de dollars, dont plus de 50 millions tirés de sa fortune personnelle. Ce fut assez pour alimenter une campagne de publicités payantes presque aussi coûteuse à l'échelle d'une ville qu'une élection présidentielle au niveau national. Et puis, et puis... il y a eu Enron. En dix ans, Enron a consacré 10 millions de dollars à ses activités de lobbying politique. Ce fut le principal « parrain » de M. George W. Bush et le très généreux bailleur de fonds de plusieurs membres de son administration, dont M. John Ashcroft, ministre de la justice. Cette fois-ci sera-t-elle enfin la bonne pour la réforme du financement de la vie politique ? Une proposition de loi en ce sens vient d'être adoptée par le Congrès il y a quelques semaines. Enron oblige, le président Bush l'a signée. Les failles du système sont cependant tellement nombreuses que l'argent continuera de l'envahir et de le corrompre.

Mais le scandale n'est pas seulement national. Le conglomérat texan procédait en effet à de multiples acquisitions sur plusieurs continents : en Inde, au Mozambique, en Australie, au Japon... Les « réformes » libérales (levée des restrictions à l'importation, création d'un « bon climat » pour les investisseurs) favorisées à l'échelle de la planète par l'Organisation mondiale du commerce (OMC) permettaient en effet au conglomérat de Houston de profiter au maximum de l'ouverture des marchés. Il fut d'ailleurs un lobbyiste très actif à Genève, siège de l'OMC. Parallèlement, comme c'est souvent la règle d'une économie « de marché » basée sur la concurrence, des diplomates américains et des officiels de la Maison Blanche apportaient, parfois brutalement, à la défense des intérêts de l'entreprise privée « mondialisée » (Enron fut la 16ème du monde par le chiffre d'affaires) tout l'appui de la puissance publique. Deux agences fédérales furent même mobilisées par les administrations Clinton et Bush pour garantir les investissements d'Enron à l'étranger. Et l'entreprise, experte des paradis fiscaux, parvint à ne pas payer d'impôts entre 1996 et 2000, période pendant laquelle elle déclara néanmoins 2 milliards de dollars de profits. Enfin, le jour où la situation se gâta, le conglomérat put compter sur un avocat de poids : l'ancien ministre des finances de William Clinton, M. Robert Rubin, devenu ensuite patron de Citigroup, avait intérêt à ce que sa banque récupère les sommes prêtées à Enron. Il se démena pour que les agences de notation ne baissent pas la « note » de l'entreprise.

Alors même que la nature et la cohérence de ses activités ne paraissaient pas évidentes, Enron prospéra, vanté dans la presse d'affaires comme un modèle d'audace et de « modernité », de « gouvernement d'entreprise » capable d'opérer au mieux sur le marché déréglementé des produits dérivés. Tranquillisés par les bulletins de bonne santé financière émis par une prestigieuse agence de certification, Andersen, d'autant plus indulgente pour Enron que le conglomérat texan l'avait recrutée comme cliente, les petits épargnants se précipitaient. L'ascension de la valeur de l'action faisait taire les derniers sceptiques. Les meilleurs essayistes et éditorialistes — pas seulement dans la presse américaine — avaient eux aussi les yeux de Chimène pour cette firme de Houston qui savait reconnaître leurs talent d'écrivains au prix fort et, le cas échéant, les inviter à de très lucratives ratiocinations sur l'état du monde.

La chute se révélera moins dure pour eux que pour les salariés américains qui ont investi dans Enron une partie de leurs retraites (environ les deux tiers des actifs boursiers de la firme étaient détenus par des fonds de pension ou des fonds de mutuelle). Si la liquéfaction des cours a ruiné la plupart des employés de l'entreprise, les dépouillant de leur emploi et de leurs économies (les règlements internes leur interdisaient en effet de vendre leurs actions), les cadres de haut niveau ont pu, eux, s'en débarrasser à temps. C'est-à-dire au plus haut.

 
Serge Halimi   
   

   
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