Le magazine de l'Homme Moderne

 

 

Jacques Le BohecÉlections et télévision.
Jacques Le Bohec
Presses Universitaires de Grenoble, février 2007. Collection Communication, Médias et sociétés, P.U.G., 2007. ISBN : 978-2-7061-1383-3 Format : 13,5 x 22 cm – 208 p. - 18 euros. Extraits des pages 80 à 83. (Publiés avec l'aimable autorisation de l'auteur et des P.U.G.)

LA HIÉRARCHISATION DES INFORMATIONS

   Certains journalistes promeuvent le mythe selon lequel on pourrait séparer les informations des commentaires [Le Bohec, 2000]. Mais les événements, l'actualité, les informations n'existent souvent que si des journalistes les considèrent comme tels, dans une sorte de vaste tautologie. Il n'existe pas de fait brut qui existerait sans le regard d'une observateur, tout bonnement parce que tous les faits bruts potentiels ne sont pas retenus par les journalistes pour être insérés dans les journaux. Les deux critères habituels de newsworthyness (valeur informative) sont l'originalité et l'actualité. Le premier critère se voit bien dans une maxime des formateurs d'école de journalisme : si un chien mord un évêque, ce n'est pas une information; en revanche, si un évêque a mordu un chien, alors... Les journalistes télévisés sacrifient beaucoup aux marronniers politiques et une grande partie de leurs journaux se révèle être froide. Les traditions populaires contées dans le 13 heures de Jean-Pierre Pernaut sur TF1 pourraient être — ou avoir été — laissées au frigo pendant plusieurs années.

   Ils contredisent donc dans leurs pratiques, avec les sujets « magazine », la préférence pour l'actualité chaude. Sans compter qu'une partie des informations n'est pas spontanée car créée exprès pour être relayée par les médias : manifestations de rue, conférences de presse, universités d'été, sondages d'opinion, tournée de promotion des artistes, etc. C'est le scoop, l'information exclusive, qui magnifie le mieux les critères d'originalité et d'actualité, dont il est la quintessence. Le mimétisme des journaux télévisés est aussi dû à ce mécanisme du scoop-ratage [Mouchon, 1998] : pour diminuer la mauvaise impression d'avoir été devancé, il faut tout de suite s'aligner en relayant la même information, souvent sans avoir le temps de vérifier. Tous les médias rentrent dans cette circulation circulaire, ce qui accentue le caractère tautologique des informations au sens jouralistique du terme. Ce fonctionnement autoréférentiel (les journalistes lisent surtout des journaux et la documentation de presse) leur laisse penser que leurs critères sont réalistes alors qu'ils les éloignent de la réalité sociale; l'imperméabilité aux critiques extérieures n'en est qu'un indice.

   La définition journalistique de l'information et les opérations concrètes de la fabrication d'un journal ne sont pas neutres. Elles constituent une série de choix qui, pour être automatiques et implicites, n'en sont pas moins réels. Aussi distinguer faits et commentaires laisse penser que l'on est objectif. Non seulement les journalistes de télévision opèrent un choix contraint, une sélection, de certaines informations, mais ils les hiérarchisent. Cinq aspects sont à prendre en compte lors des journaux télévisés : 1/l'ordre de présentation des « sujets » avec une préférence donnée à un sport dont la chaîne détient les droits de retransmission, par exemple; 2/le laps de temps plus ou moins long qui est consacré à chacun; 3/la nature des sujets avant et après : insérer un reportage sur un parti honni entre l'annonce de la sortie d'un film et le niveau d'enneigement des stations de ski fait sens; 4/le ton adopté par le présentateur lors du lancement : enjoué et badin, étonné et béat, sérieux et inquiet, blasé et indifférent, etc.; 5/la tonalité orientée du contenu des reportages : enthousiaste, dubitatif, critique, moralisatrice, engagée, etc. Précisons que sur TF1 le présentateur est aussi le rédacteur en chef alors que ce n'est pas le cas sur France 2/3.

   On sait par ailleurs l'importance, dans les journaux télévisés, d'une part des faits divers, destinés selon Pierre Bourdieu à faire diversion [Bourdieu, 1996], c'est-à-dire à éviter de parler des choses importantes, d'autre part des « automobiles du Pape », ces micro-reportages anecdotiques qui occupent un temps rendu précieux par ce biais, tout se passant comme s'il fallait justifier le faible laps de temps consacré à des choses plus importantes en le gâchant exprès et surtout s'en désoler en l'attribuant à de mystérieuses propriétés du medium : rapidité, artificialité, émotion, etc. Tout cela s'effectue dans le cadre d'un spectacle où le souci des programmateurs est de ne pas désespérer les téléspectateurs, de diminuer la place des bad news, des mauvaises nouvelles, ou de les neutraliser par divers procédés. Signalons notamment la construction idéologique de la réalité sociale, dans la lignée des intuitions de Roland Barthes [Barthes, 1957] : les journaux télévisés diffusent, dans cette perspective, une idéologie implicite sous couvert des nouvelles du jour.

   La construction, la sélection, le traitement et la hiérarchie des informations qui parcourent les journaux télévisés favorisent une vision du monde en correspondance avec celle prônée par Jean-Marie Le Pen : ultralibéralisme économique, anti-État social, répression plutôt que prévention, défiance envers les étrangers, etc. Gilles Balbastre, alors journaliste de télévision en région, affirmait ainsi : « Les journalistes se prennent la tête pour savoir comment parler de Le Pen. Je me fous de savoir comment on parle de Le Pen. La question, c'est peut-être comment on parle de la société tout court. » Pierre Bourdieu brocardait l'hypocrisie des « belles âmes humanistes » [Bourdieu, 1996] qui prennent une pose morale bien-pensante et inquiète vis-à-vis d'un diable qu'ils ne reçoivent qu'avec une longue cuiller en se pinçant le nez, alors qu'ils concourent à ses succès électoraux [James, 2005] : hiérarchie des informations, mépris de classe, enchevêtrement des élites, dérogations aux chartes de déontologie, idéologie libérale, pluralisme étriqué, anti-intellectualisme, leurre de la parité sexuelle, acceptation des chiffres officiels et de sondages, appel au sacrifice des autres, critique des syndicats et des grèves, mise en avant du religieux, etc.

   On peut évoquer plusieurs autres choses : emploi de l'expression « jeunes de banlieue » préférée au racisme à l'embauche et au logement, relation des innombrables faits divers sanglants, soi-disant « problèmes de l'immigration », révérence entre les institutions et les employeurs, émotion voyeuriste envers les victimes, compassion larmoyante envers les miséreux, pathos des présentateurs (cœur plutôt que cerveau), association d'une grève avec une insupportable « prise en otages des usagers », multiples sujets promotionnels, auto-absolution et jésuitisme du médiateur, inquiétude pour les cours de la Bourse, souci pour les intérêts particuliers des commerçants des stations balnéaires et montagnardes, profusion de marronniers sans contenu informatif, précipitation à absoudre les Princes déchus, indifférence pour les conditions de travail dans les entreprises, chauvinisme dans les comptes rendus sportifs, acceptation immédiate des leurres gouvernementaux (interdiction de fumer, sécurité routière, etc.), narration superficielle et sensationnaliste de l'actualité des pays étrangers, préférence pour la charité bien ordonnée sur la justice sociale, dénigrement des services publics au nom de la productivité apparente, absence de critique des convictions religieuses malgré leur obscurantisme flagrant, incitation au fatalisme et au découragement, incitations à la consommation quitte à faire ensuite des reportages attristés sur les ménages surendettés, médicalisation et psychologisation des problèmes de société, etc.