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jamais la sociologie, au cours des dernières décennies,
est parvenue à s'acquitter de sa mission - poursuivre
par d'autres moyens le projet des Lumières -,
c'est en grande partie à Pierre Bourdieu qu'elle le doit.
Avec ce mélange étonnant d'"ambition" et de "modestie"
qui caractérisait également sa personne, il s'était
donné d'entrée pour tâche de détruire une
illusion que la société moderne continue aujourd'hui
encore à entretenir sur elle-même : l'illusion
du désintéressement de la culture bourgeoise.
Dans ce but, Bourdieu a donc développé un appareil théorique
qui, influencé à la fois par Karl Marx et par Max Weber,
par Émile Durkheim et par Georg Simmel, ne s'est toutefois
jamais réduit à leur simple addition.
Au contraire, c'est une parfaite homogénéité
qui caractérise la théorie qu'il a élaborée,
théorie extrêmement exigeante selon laquelle les formes
d'expression symboliques d'une société ont toujours
pour origine un conflit dans lequel les groupes sociaux mobilisent
différentes ressources afin d'assurer leur position dans la
hiérarchie sociale.
Dans cette perspective tout en désillusionnement, perspective
qu'il s'est efforcé de mettre en œuvre lors de ses recherches
les plus importantes, le monde vécu se révèle
être une sphère de luttes ininterrompues pour le statut
social, ces dernières pouvant se nicher jusque dans les ramifications
les plus fines des écrits philosophiques et des œuvres d'art.
Mais qu'aurait été cette théorie sociologique
sans les résultats empiriques qui l'accompagnèrent et
par lesquels il entendait montrer, avec l'aide d'un cercle toujours
croissant de collaborateurs et de collaboratrices, que les effets
de cette compétition peuvent bel et bien être perçus,
décelés dans notre environnement social ? Rassemblant
statistiques, observations et interviews dans le simple but de nous
faire discerner l'empreinte d'une lutte sociale dans quelque détail
quotidien, il ne proposait rien de moins qu'une éducation sociologique
du regard.
Vue d'Allemagne, ce que l'œuvre de Bourdieu a réalisé,
c'est d'abord la synthèse de deux courants traditionnels de
la sociologie qui, du moins chez nous, avaient toujours été
considérés comme incompatibles. Avant le national-socialisme,
l'Allemagne avait vu naître une école sociologique qui
cherchait essentiellement, sous l'angle phénoménologique,
à déchiffrer la teneur sociale des pratiques et artefacts
du monde vécu.
Si l'on peut voir en Simmel son père fondateur, ses meilleurs
représentants furent très certainement des esprits indépendants
comme Siegfried Kracauer et Walter Benjamin. Et, qu'il se soit agi
pour Kracauer d'étudier la culture des employés des
années 1920, ou, pour Benjamin, d'explorer le mobilier des
demeures bourgeoises de Berlin, leurs tentatives d'interprétation
étaient toujours guidées par le désir de faire
ressortir dans les témoignages contemporains du monde vécu
les frictions de l'ascension et du déclin social.
Comme alternative à cette tradition, il existait en Allemagne
une deuxième école, dont le mérite essentiel
est d'avoir conçu une théorie sociologique de l'action
visant à expliquer les processus sociaux de domination et d'exclusion.
Si l'on peut voir en Weber son père fondateur, ses meilleurs
représentants se retrouvèrent assez souvent dans le
camp marxiste.
Ainsi, là où la première école contribuait
à un déchiffrement phénoménologique du
quotidien, la seconde cherchait à affiner l'analyse des classes
et des couches sociales au moyen d'une théorie de l'action.
Il apparut dès lors que la domination d'un groupe social pouvait
ne pas résulter seulement de la possession de ressources matérielles,
mais aussi de l'accumulation de biens symboliques, d'un savoir, d'une
culture, de relations.
En Allemagne, cependant - en partie à cause de l'exil
auquel le national-socialisme avait contraint les meilleurs théoriciens -,
on n'en arriva jamais à tenter une véritable synthèse
de ces deux écoles. Il fallut attendre Bourdieu pour que, dans
le dernier tiers du XXe siècle, un Français réussisse
ce qui, faute de continuités intellectuelles, n'avait pas été
possible chez nous après la guerre : mener à
bien une réconciliation de Simmel et de Weber qui permette,
partant des artefacts et des pratiques de la vie quotidienne, de déchiffrer
l'état des luttes sociales pour le pouvoir.
C'est pourquoi le vide laissé par la mort inattendue de Bourdieu
ne peut se mesurer à l'aune de catégories propres à
une discipline ou au monde intellectuel ; ce qui menace
de disparaître avec lui, du moins en Allemagne, c'est toute
cette tradition au sein de laquelle la sociologie, dans la suite vivante
de ses grands classiques, se comprenait encore comme une entreprise
d'élucidation de la domination sociale.
Axel
Honneth.
Frankfurter
Rundschau, 25.01.2002.
Axel
Honneth ist Professor für Philosophie in Frankfurt am Main.
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die Soziologie in den letzten Jahrzehnten ihrem Auftrag einer Fortsetzung
der Aufklärung überhaupt noch nachgekommen ist, so verdankt
sie das weitgehend Pierre Bourdieu. In einer befremdlichen Mischung
von "Ehrgeiz" und "Bescheidenheit", die auch an ihm als Person zu
beobachten war, hatte er es sich zur Aufgabe gemacht, jene Illusion
einer Zweckfreiheit der bürgerlichen Kultur zu destruieren, die
die moderne Gesellschaft bis heute über sich selber besitzt.
Wie aus einem Guss war seine Theorie, derzufolge die symbolischen
Ausdrucksformen der Gesellschaft ihre Herkunft stets in einem Konflikt
haben, den die Gruppen um ihre Stellung in der sozialen Hierarchie
führe n. Nichts weniger als eine soziologische Schulung des Sehens
wurde eingeführt. Die Lücke, die der Tod Bourdieus gerissen
hat, ist nicht einfach in Kategorien einer Fachdisziplin oder der
intellektuellen Welt zu messen; es droht vielmehr jene ganze
Tradition unterzugehen, in der Soziologie noch als ein selbstverständliches
Erbe der Aufklärung betrachtet wurde.
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