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Philosophie - En vrac
    

 

 

 
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  L'institutrice et l'enfant perdu.
MON JOURNAL DE LA SEMAINE.

    
 
  FRANÇOIS DAGOGNET
Libération
,samedi 13 et dimanche 14 novembre 1999.

Né en 1924, ce philosophe a suivi une double formation. A l'agrégation de philosophie (1949) il a ajouté un doctorat en médecine (1958). Il a commencé par réfléchir sur les savoirs biologiques et médicaux avant d'ouvrir ses investigations à l'ensemble de la réalité contemporaine, qu'il a abordée de façon critique quoique exempte de l'habituelle aigreur anti-technique.
Dernier ouvrage paru : «Une nouvelle morale» (Les empêcheurs de penser en rond. 1998).

 
 

   

Lundi.
La loi et la justice

Un ancien Premier ministre recommande, ce matin, sur les ondes, la lecture de Montesquieu : il rapporte même une formule du philosophe de De l'esprit des lois selon laquelle on ne doit pas obéir à la loi parce qu'elle est la loi mais seulement parce qu'elle est juste et inspirée par la justice.

Nous ne lirons ou n'entendrons rarement argument aussi habile et contestable, encore que tout le monde (ou presque) opine! Cette remarque affaiblit la loi et la soumet à plus important qu'elle.

Mais la justice, que nous dit-elle? Rien n'est aussi vague et indéterminé qu'elle. Chacun peut d'ailleurs la revendiquer pour soi. La loi seule est précise, elle a été discutée et avalisée (par ceux qui nous représentent). On sait à quoi s'en tenir. La justice se révèle sans contenu: nous nous méfions de ces «grands mots» que l'on brandit, surtout lorsque telle ou telle juridiction (regardée alors comme arbitraire) a sanctionné. Le condamné prend une revanche fictive (ce n'est pas juste). Assurément, le tribunal peut, çà et là, se tromper, mais l'évocation de la justice n'en abuse pas moins ceux qui l'évoquent.

Le défenseur de cette justice nous objectera que le châtiment est calqué sur l'importance de la faute. La balance y pourvoit. Beccaria a même fixé l'échelle des «délits et des peines qui leur correspondent». Rien n'est plus faux (l'œil pour œil, dent pour dent n'exprime que la vengeance; et si l'un est une faute, l'autre la répéterait!). La sanction ne vise qu'à rendre les individus moins dangereux, de même qu'elle ne tend qu'à resocialiser le malfaiteur. Une preuve? Le juge de l'application de la peine (le JAP) modifie et allège la sanction selon la conduite de l'incarcéré. Remisons notre balance! Plus jamais, d'ailleurs, ne sera «tué» celui qui a tué.


Mardi.
Défense de l'accouchement sous X

Nous n'en finissons pas avec les problèmes liés à la famille (le Pacs, l'adoption, la procréation, etc.), et voici aujourd'hui que le gouvernement songe à empêcher l'accouchement sous X.
À l'encontre de la plupart, nous tenons fermement à reconnaître le droit à un accouchement anonyme; et nous en payons le prix, puisque, de ce fait, nous enlevons à l'enfant - qu'il soit confié à l'Assistance publique ou à un couple adoptant - toute lumière sur ses origines. A vrai dire, comme l'a remarqué un psychanalyste, ce n'est pas tellement l'origine qui sera celée, mais l'historicité. Et n'est-ce pas cruel de punir le malheureux ou de lui cacher ce qui relève de sa naissance?

Voici nos raisons: la famille ne doit pas relever des lois du sang; moins «nature» que «culture», elle définit une communauté qui enrichit ceux qui entrent en elle.

Pourquoi chercher à présent les circonstances de sa naissance? Pourquoi s'inquiéter d'une mère qui n'a pas pu (ou voulu) nous reconnaître? Est-ce pour la culpabiliser ou pour recomposer une impossible famille? De même, nous ne permettons pas à l'adopté de se soucier de ses parents réels (l'hérédité, les lois du sang); nous privilégions la seule communauté qui l'a reçu, enveloppé. A quoi bon affaiblir celle-ci? Pour quel bénéfice écarteler l'enfant entre deux régimes (les vrais et les faux parents)?

Il faut plutôt aider l'enfant à regarder l'avenir et non à fouiller son passé, qu'il n'a pas à juger, à condamner ou même à effacer. Sortons-le de cette impasse qui ajoute un malheur à la tragédie ancienne, probablement cicatrisée. Mais les tenants du «naturalisme» ne l'entendent pas ainsi.


Mercredi.
La licence professionnelle

Nous accordons de l'importance aux «détails», ou du moins à ceux que l'on croit tels. Or nous relevons comme fondamentale l'institution en France d'un nouveau diplôme national, la licence professionnelle (la LP). C'est une révolution.

Non que nous nous félicitions de l'accord qui s'instaure entre l'Université et l'entreprise (c'est la raison pour laquelle, le 8 novembre, le Snesup et FO ont voté contre le projet, la CGT se serait abstenue) mais nous nous réjouissons de ce que le savoir s'ouvre à la matérialité (l'univers du travail) et renonce, nolens volens, à la suprématie rhétoricienne.

Deux disciplines sont reconnues, de nos jours : celle qui traite des manipulations effectives (l'atelier), ainsi que les activités sportives (la gestualité et l'habilité, la souplesse corporelle). Elles détrônent la seule théorisation, ainsi que l'engourdissement ou l'inertie sensori-motrice. Et surtout, contrairement à ce que l'on pourrait croire, l'une et l'autre disciplines éveilleront indirectement mais sûrement à une vie intellectuelle plus vive et moins scolastique.

Il convient moins d'alléger ou de moderniser les programmes que de les modifier de fond en comble, d'ouvrir l'école, de la dérigidifier, bref, de la rematérialiser et de la «recorporéiser»! Nous sommes encore loin du but (nous en restons au Moyen Age, par certains côtés) mais la LP ouvre le chemin qui combat la fermeture, l'immobilisme.

Déjà, hier, grâce aux IUT et IUP, l'Université esquissait ses premiers pas, encore que ces instituts aient été conçus un peu en dehors du cercle du fondamental. Mais la LP, admise dès ce lundi 8 novembre, va plus loin et met fin à la ségrégation: les uns (les fils de la petite bourgeoisie notamment, élevés dans le langage et ses subtiles ressources) étaient trop favorisés, au détriment des autres, mais ceux-ci sont réintégrés avec cet enseignement des techniques et des modifications matérielles.


Jeudi.
La sacralité du cimetière

Le mois de novembre réactualise les questions liées à la mort, à l'aide aux agonisants, à l'euthanasie, au cimetière même. Nos sociétés, touchées par le réalisme, l'angoisse aussi et non moins le désir de lutter contre l'encombrement, ont tenté d'effacer ou de diminuer le lieu réservé aux cadavres.

Au départ, le cimetière se situait autour de l'église, ou du moins non loin d'elle, puis l'hygiène (ou son illusion, au nom de laquelle on éloigne les cadavres) et l'urbanisme constructif le déportent en dehors des cités; et aujourd'hui, descendant la pente, nous sommes tentés par une solution plus radicale, l'incinération, les cendres seules (le columbarium).

Nous ne sommes pas en accord avec ce choix. Hier, nous avons été frappés par le fait qu'un Egyptien qui a perdu l'un des siens dans un lourd accident d'aviation (l'avion s'est écrasé en mer) soit venu aux Etats-Unis avec l'espoir de pouvoir recueillir quelques restes du corps du disparu et n'ait rien obtenu; il a exprimé sa désolation.

C'est qu'un mort n'est pas vraiment mort: évitons la seconde mort qui vient se surajouter, en quelque sorte, à la première. Déjà, un notaire a pu enregistrer les volontés du disparu, qui continue, au moins virtuellement, à exister; d'autre part, le cimetière lui réserve «une place» comme s'il continuait à demeurer au milieu des siens qui viennent régulièrement sur sa tombe.

Tout cela peut paraître conventionnel, assez misérable, mais nous nous plaisons à rappeler le mot d'Auguste Comte, l'un des fondateurs de la sociologie: «Une société est faite de plus de morts que de vivants.» Nous ne sommes pas prêts à renoncer à la sacralité du cimetière et à l'espèce de religion civile qu'il rend possible.


Vendredi.
L'institutrice n'a pas trahi

Une institutrice a comparu devant un tribunal correctionnel pour «soustraction d'un mineur à l'autorité parentale», en réalité parce que, avec cet élève de 14 ans qui suivait une scolarité difficile et retardée (dans un établissement spécialisé), sa relation avait changé de nature, pour devenir dévorante et franchement sexuelle.

Ce cas prend un tour judiciaire, non seulement parce que l'adolescent de moins de 14 ans a été entraîné, mais parce que celle qui devait le former à la vie intellectuelle et citoyenne a usé de sa fonction (quasi sacerdotale et idéelle) à des fins personnelles et sexuelles.

Vu ainsi, l'on conçoit le principe de la sanction, mais oublions les principes pour mieux entrer dans le drame.

Ce jeune homme, qui selon l'avocat de la défense ressemble d'ailleurs à un adulte de 25 ans, touché par l'alcool, la drogue et entré dans la petite délinquance, s'est accroché à celle qui devait le prendre en charge, il lui demandait son aide. Il s'agit moins d'un détournement de mineur que du sauvetage d'un «enfant perdu» par celle qui le régularisait et qui l'avait même hébergé chez elle.

On ne peut pas ignorer, d'une part, que la thérapie qui réussit, et parce qu'elle réussit - le psychanalyste parvient, en principe, à éviter ce glissement -, évolue rapidement vers un attachement passionnel, qui peut finir dans la fusion corporelle. D'autre part, celui ou celle qui se débat dans la misère, sans famille, déjà toxicomane, ne peut pas ne pas s'identifier à celle (ou celui) qui l'inspire et le guide.

Nous sommes moins en présence de la perversion d'un rôle (l'éducatif) que d'une substitution: on a remplacé un travail scolaire par un social. Cette institutrice a débordé, elle n'a pas trahi; elle a été prise dans le tourbillon d'une sourde transformation qui allait (logiquement) d'un moins à un plus.

   

  

     

   
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