Guy-Ernest |
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Debord |
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Le déclin et la chute de léconomie spectaculaire-marchande |
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Publié en mars 1966 dans le numéro 10 de la revue Internationale Situationniste. [nota : les extraits darticles du Monde inclus dans loriginal nont pas été repris] |
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ntre le 13 et le 16 août 1965, la population noire de Los Angeles sest soulevée. Un incident opposant policiers de la circulation et passants sest développé en deux journées démeutes spontanées. Les renforts croissants des forces de lordre nont pas été capables de reprendre le contrôle de la rue. Vers le troisième jour, les Noirs ont repris les armes, pillant les armureries accessibles, de sorte quils ont pu tirer même sur les hélicoptères de la police. Des milliers de soldats et de policiers l poids militaire dune division dinfanterie, appuyée par des tanks ont dû être jetés dans la lutte pour cerner la révolte dans le quartier de Watts ; ensuite pour le reconquérir au prix de nombreux combats de rue, durant plusieurs jours, les insurgés ont procédé au pillage généralisé des magasins, et ils y ont mis le feu. Selon les chiffres, officiels, il y aurait eu 32 morts, dont 27 Noirs, plus de 800 blessés, 3 000 emprisonnés. Les réactions, de tous côtés, ont revêtu cette clarté que lévénement révolutionnaire, du fait quil est lui-même une clarification en actes des problèmes existants, a toujours le privilège de conférer aux diverses nuances de pensée de ses adversaires. Le chef de la police, William Parker, a refusé toute médiation proposée par les grandes organisations noires, affirmant justement que « ces émeutes nont pas de chefs ». Et certes, puisque les Noirs navaient plus de chefs, cétait le moment de la vérité dans chaque camp. Quattendait, dailleurs, au même moment un de ces chefs en chômage, Roy Wilkins, secrétaire de la National Association for the Advancement of Colored People ? Il déclarait que les émeutes « devaient être réprimées en faisant usage de toute la force nécessaire ». Et le cardinal de Los Angeles, McIntyre, qui protestait hautement, ne protestait pas contre la violence de la répression, comme on pourrait croire habile de le faire à lheure de laggiornamento de linfluence romaine ; il protestait au plus urgent devant « une révolte préméditée contre les droits du voisin, contre le respect de la loi et le maintien de lordre », il appelait les catholiques à sopposer au pillage, à « ces violences sans justification apparente ». Et tous ceux qui allaient jusquà voir les « justifications apparentes » de la colère des Noirs de Los Angeles, mais non certes la justification réelle, tous les penseurs et les « responsables » de la gauche mondiale, de son néant, ont déploré lirresponsabilité et le désordre, le pillage, et surtout le fait que son premier moment ait été le pillage des magasins contenant lalcool et les armes ; et les 2 000 foyers dincendie dénombrés, par lesquels les pétroleurs de Watts ont éclairé leur bataille et leur fête. Qui donc a pris la défense des insurgés de Los Angeles, dans les termes quils méritent ? Nous allons le faire. Laissons les économistes pleurer sur les 27 millions de dollars perdus, et les urbanistes sur un de leur plus beaux supermarkets parti en fumée, et McIntyre sur son shérif abattu ; laissons les sociologues se lamenter sur labsurdité et livresse dans cette révolte. Cest le rôle dune publication révolutionnaire, non seulement de donner raison aux insurgés de Los Angeles, mais de contribuer à leur donner des raisons, dexpliquer théoriquement la vérité dont laction pratique exprime ici la recherche. Dans lAdresse publiée à Alger en juillet 1965, après le coup dÉtat de Boumedienne, les situationnistes, qui exposaient aux Algériens et aux révolutionnaires du monde les conditions en Algérie et dans le reste du monde comme un tout, montraient parmi leurs exemples le mouvement des Noirs américains qui, « sil peut saffirmer avec conséquence », dévoilera les contradictions du capitalisme le plus avancé. Cinq semaines plus tard, cette conséquence sest manifestée dans la rue. La critique théorique de la société moderne, dans ce quelle a de plus nouveau, et la critique en actes de la même société existent déjà lune et lautre ; encore séparées mais aussi avancées jusquaux mêmes réalités, parlant de la même chose. Ces deux critiques sexpliquent lune par lautre ; et chacune est sans lautre inexplicable. La théorie de la survie et du spectacle est éclairée et vérifiée par ces actes qui sont incompréhensibles à la fausse conscience américaine. Elle éclairera en retour ces actes quelque jour. Jusquici, les manifestations des Noirs pour les « droits civiques » avaient été maintenues par leurs chefs dans une légalité qui tolérait les pires violences des forces de lordre et des racistes, comme au mois de mars précédent en Alabama, lors de la marche sur Montgomery ; et même après ce scandale, une entente discrète du gouvernement fédéral, du gouverneur Wallace et du pasteur King avait conduit la marche de Selma, le 10 mars, à reculer devant la première sommation, dans la dignité et la prière. Laffrontement attendu alors par la foule des manifestants navait été que le spectacle dun affrontement possible. En même temps la non-violence avait atteint la limite ridicule de son courage : sexposer aux coups de lennemi, et pousser ensuite la grandeur morale jusquà lui épargner la nécessité duser à nouveau de sa force. Mais la donnée de base est que le mouvement de droits civiques ne posait, par des moyens légaux, que des problèmes légaux. Il est logique den appeler légalement à la loi. Ce qui est irrationnel, cest de quémander légalement devant lillégalité patente, comme si elle était un non-sens qui se dissoudra en étant montré du doigt. Il est manifeste que lillégalité superficielle, outrageusement visible, encore appliquée aux Noirs dans beaucoup dÉtats américains, a ses racines dans une contradiction économico-sociale qui nest pas du ressort des lois existantes ; et quaucune loi juridique future ne peut même défaire, contre les lois plus fondamentales de la société où les Noirs américains finalement osent demander de vivre. Les Noirs américains, en vérité, veulent la subversion totale de cette société, ou rien. Et le problème de la subversion nécessaire apparaît de lui-même dès que les Noirs en viennent aux moyens subversifs ; or le passage à de tels moyens surgit dans leur vie quotidienne comme ce qui y est à la fois le plus accidentel et le plus objectivement justifié. Ce nest plus la crise du statut des Noirs en Amérique ; cest la crise du statut de lAmérique, posé dabord parmi les Noirs. Il ny a pas eu ici de conflit racial : les Noirs nont pas attaqué les Blancs qui étaient sur leur chemin, mais seulement les policiers blancs ; et de même la communauté noire ne sest pas étendue aux propriétaires noirs de magasins, ni même aux automobilistes noirs. Luther King lui-même a dû admettre que les limites de sa spécialité étaient franchies, en déclarant, à Paris en octobre, que « ce nétaient pas des émeutes de race, mais de classe ». La révolte de Los Angeles est une révolte contre la marchandise, contre le monde de la marchandise et du travailleur-consommateur hiérarchiquement soumis aux mesures de la marchandise. Les Noirs de Los Angeles, comme les bandes de jeunes délinquants de tous les pays avancés, mais plus radicalement parce quà léchelle dune classe globalement sans avenir, dune partie du prolétariat qui ne peut croire à des chances notables de promotion et dintégration, prennent au mot la propagande du capitalisme moderne, sa publicité de labondance. Ils veulent tout de suite tous les objets montrés et abstraitement disponibles, parce quils veulent en faire usage. De ce fait ils en récusent la valeur déchange, la réalité marchande qui en est le moule, la motivation et la fin dernière, et qui a tout sélectionné. Par le vol et le cadeau, ils retrouvent un usage qui, aussitôt, dément la rationalité oppressive de la marchandise, qui fait apparaître ses relations et sa fabrication même comme arbitraires et non nécessaires.
Le pillage du quartier de Watts manifestait la réalisation la plus sommaire du principe bâtard : « À chacun selon ses faux besoins », les besoins déterminés et produits par le système économique que le pillage précisément rejette. Mais du fait que cette abondance est prise au mot, rejointe dans limmédiat, et non plus indéfiniment poursuivie dans la course du travail aliéné et de laugmentation des besoins sociaux différés, les vrais désirs sexpriment déjà dans la fête, dans laffirmation ludique, dans le potlatch de destruction. Lhomme qui détruit les marchandises montre sa supériorité humaine sur les marchandises. Il ne restera pas prisonnier des formes arbitraires qua revêtues limage de son besoin. Le passage de la consommation à la consummation sest réalisé dans les flammes de Watts. Les grands frigidaires volés par des gens qui navaient pas lélectricité, ou chez qui le courant était coupé, est la meilleure image du mensonge de labondance devenu vérité en jeu. La production marchande, dès quelle cesse dêtre achetée, devient critiquable et modifiable dans toutes ses mises en forme particulières. Cest seulement quand elle est payée par largent, en tant que signe dun grade dans la survie, quelle est respectée comme un fétiche admirable. La société de labondance trouve sa réponse naturelle dans le pillage, mais elle nétait aucunement abondance naturelle et humaine, elle était abondance de marchandises. Et le pillage, qui fait instantanément seffondrer la marchandise en tant que telle, montre aussi lultima ratio de la marchandise : la force, la police et les autres détachements spécialisés qui possèdent dans lÉtat le monopole de la violence armée. Quest-ce quun policier ? Cest le serviteur actif de la marchandise, cest lhomme totalement soumis à la marchandise, par laction duquel tel produit du travail humain reste une marchandise dont la volonté magique est dêtre payée, et non vulgairement un frigidaire ou un fusil, chose aveugle, passive, insensible, qui est soumise au premier venu qui en fera usage.
Derrière lindignité quil y a à dépendre du policier, les Noirs rejettent lindignité quil y a à dépendre des marchandises. La jeunesse sans avenir marchand de Watts a choisi une autre qualité du présent, et la vérité de ce présent fut irrécusable au point dentraîner toute la population, les femmes, les enfants et jusquaux sociologues présents sur ce terrain. Une jeune sociologue noire de ce quartier, Bobbi Hollon déclarait en octobre au Herald Tribune : « Les gens avaient honte, avant, de dire quils venaient de Watts. Ils le marmonnaient. Maintenant ils le disent avec orgueil. Des garçons qui portaient toujours leurs chemises ouvertes jusquà la taille et vous auraient découpé en rondelles en une demi-seconde ont rappliqué ici chaque matin à 7 heures. Ils organisaient la distribution de la nourriture. Bien sûr, il ne faut pas se faire dillusion, ils lavaient pillée [ ] Tout ce bla-bla chrétien a été utilisé contre les Noirs pendant trop longtemps. Ces gens pourraient piller pendant dix ans et ne pas récupérer la moitié de largent quon leur a volé dans ces magasins pendant toutes ces années Moi, je suis seulement une petite fille noire. » Bobbi Hollon, qui a décidé de ne jamais laver le sang qui a taché ses espadrilles pendant les émeutes, dit que « maintenant le monde entier regarde le quartier de Watts ». Comment les hommes font-ils lhistoire, à partir des conditions préétablies pour les dissuader dy intervenir ? Les Noirs de Los Angeles sont mieux payés que partout ailleurs aux États-Unis, mais ils sont là encore plus séparés quailleurs de la richesse maximum qui sétale précisément en Californie. Hollywood, le pôle du spectacle mondial, est dans leur voisinage immédiat. On leur promet quils accéderont, avec de la patience, à la prospérité américaine, mais ils voient que cette prospérité nest pas une sphère stable, mais une échelle sans fin. Plus ils montent, plus ils séloignent du sommet, parce quils sont défavorisés au départ, parce quils sont moins qualifiés, donc plus nombreux parmi les chômeurs, et finalement parce que la hiérarchie qui les écrase nest pas seulement celle du pouvoir dachat comme fait économique pur : elle est une infériorité essentielle que leur imposent dans tous les aspects de la vie quotidienne les murs et les préjugés dune société où tout pouvoir humain est aligné sur le pouvoir dachat. De même que la richesse humaine des Noirs américains est haïssable et considérée comme criminelle, la richesse en argent ne peut pas les rendre complètement acceptables dans laliénation américaine : la richesse individuelle ne fera quun riche nègre parce que les Noirs dans leur ensemble doivent représenter la pauvreté dune société de richesse hiérarchisée. Tous les observateurs ont entendu ce cri qui en appelait à la reconnaissance universelle du sens du soulèvement : « Cest la révolution des Noirs, et nous voulons que le monde le sache ! » Freedom now est le mot de passe de toutes les révolutions de lhistoire ; mais pour la première fois, ce nest pas la misère, cest au contraire labondance matérielle quil sagit de dominer selon de nouvelles lois. Dominer labondance nest donc pas seulement en modifier la distribution, cest en redéfinir les orientations superficielles et profondes. Cest le premier pas dune lutte immense, dune portée infinie. Les Noirs ne sont pas isolés dans leur lutte parce quune nouvelle conscience prolétarienne (la conscience de nêtre en rien le maître de son activité, de sa vie) commence en Amérique dans des couches qui refusent le capitalisme moderne et, de ce fait, leur ressemblent. La première phase de la lutte des Noirs ; justement, a été le signal dune contestation qui sétend. En décembre 1964, les étudiants de Berkeley, brimés dans leur participation au mouvement des droits civiques, en sont venus à faire une grève qui mettait en cause le fonctionnement de cette « multiversité » de Californie et, à travers ceci, toute lorganisation de la société américaine, le rôle passif quon leur y destine. Aussitôt on découvre dans la jeunesse étudiante les orgies de boisson ou de drogue et la dissolution de la morale sexuelle que lon reprochait aux Noirs. Cette génération détudiants a depuis inventé une première forme de lutte contre le spectacle dominant, le teach in, et cette forme a été reprise le 20 octobre en Grande-Bretagne, à propos de la crise de Rhodésie. Cette forme, évidemment primitive et impure, cest le moment de la discussion des problèmes, qui refuse de se limiter dans le temps (académiquement) ; qui ainsi cherche à être poussé jusquau bout, et ce bout est naturellement lactivité pratique. En octobre des dizaines de manifestants paraissent dans la rue, à New York et à Berkeley, contre la guerre au Viêt-nam, et ils rejoignent les cris des émeutiers de Watts : « Sortez de notre quartier et du Viêt-nam ! ». Chez les Blancs qui se radicalisent, la fameuse frontière de la légalité est franchie : on donne des « cours » pour apprendre à frauder aux conseils de révision (Le Monde du 19 octobre 1965), on brûle devant la TV des papiers militaires. Dans la société de labondance sexprime le dégoût de cette abondance et de son prix. Le spectacle est éclaboussé par lactivité autonome dune couche avancée qui nie ses valeurs. Le prolétariat classique, dans la mesure même où lon avait pu provisoirement lintégrer au système capitaliste, navait pas intégré les Noirs (plusieurs syndicats de Los Angeles refusèrent les Noirs jusquen 1959) ; et maintenant les Noirs sont le pôle dunification pour tout ce qui refuse la logique de cette intégration au capitalisme, nec plus ultra de toute intégration promise. Et le confort ne sera jamais assez confortable pour satisfaire ceux qui cherchent ce qui nest pas sur le marché, ce que le marché précisément élimine.
Le niveau atteint par la technologie des plus privilégiés devient une offense, plus facile à exprimer que loffense essentielle de la réification. La révolte de Los Angeles est la première de lhistoire qui ait pu souvent se justifier elle-même en arguant du manque dair conditionné pendant une vague de chaleur. Les Noirs ont en Amérique leur propre spectacle, leur presse, leurs revues et leurs vedettes de couleur, et ainsi ils le reconnaissent et le vomissent comme spectacle fallacieux, comme expression de leur indignité, parce quils le voient minoritaire, simple appendice dun spectacle générale. Ils reconnaissent que ce spectacle de leur consommation souhaitable est une colonie de celui des Blancs, et ils voient donc plus vite le mensonge de tout le spectacle économico-culturel. Ils demandent, en voulant effectivement et tout de suite participer à labondance, qui est la valeur officielle de tout Américain, la réalisation égalitaire du spectacle de la vie quotidienne en Amérique, la mise à lépreuve des valeurs mi-célestes, mi-terrestres de ce spectacle. Mais il est dans lessence du spectacle de nêtre pas réalisable immédiatement ni égalitairement même pour les Blancs (les Noirs font justement fonction de caution spectaculaire de cette inégalité stimulante dans la course à labondance). Quand les Noirs exigent de prendre à la lettre le spectacle capitaliste, ils rejettent déjà le spectacle même. Le spectacle est une drogue pour esclaves. Il nentend pas être pris au mot, mais suivi à un infime degré de retard (si il ny a plus de retard, la mystification apparaît). En fait, aux États-Unis, les Blancs sont aujourdhui les esclaves de la marchandise, et les Noirs, ses négateurs. Les Noirs veulent plus que les Blancs : voilà le cur dun problème insoluble, ou soluble seulement avec la dissolution de cette société blanche. Aussi les Blancs qui veulent sortir de leur propre esclavage doivent rallier dabord la révolte noire, non comme affirmation de couleur évidemment, mais comme refus universel de la marchandise, et finalement de lÉtat. Le décalage économique et psychologique des Noirs par rapport aux Blancs leur permet de voir ce quest le consommateur blanc, et le juste mépris quils ont du blanc devient mépris de tout consommateur passif. Les Blancs qui, eux aussi, rejettent ce rôle nont de chance quen unifiant toujours plus leur lutte à celle des Noirs, en en trouvant eux-mêmes et en en soutenant jusquau bout les raisons cohérentes. Si leur confluence se séparait devant la radicalisation de la lutte, un nationalisme noir se développerait, qui condamnerait chaque côté à laffrontement selon les plus vieux modèles de la société dominante. Une série dexterminations réciproques est lautre terme de lalternative présente, quand la résignation ne peut plus durer. Les essais de nationalisme noir, séparatiste ou pro-africain, sont des rêves qui ne peuvent répondre à loppression réelle. Les Noirs américains nont pas de patrie. Ils sont en Amérique chez eux et aliénés, comme les autres Américains, mais eux savent quils le sont. Ainsi, ils ne sont pas le secteur arriéré de la société américaine, mais son secteur le plus avancé. Ils sont le négatif en uvre, « le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait lhistoire en constituant la lutte » (Misère de la philosophie). Il ny a pas dAfrique pour cela. Les Noirs américains sont le produit de lindustrie moderne au même titre que lélectronique, la publicité et le cyclotron. Ils en portent les contradictions. Ils sont les hommes que le paradis spectaculaire doit à la fois intégrer et repousser, de sorte que lantagonisme du spectacle et de lactivité des hommes savoue à leur propos complètement. Le spectacle est universel comme la marchandise. Mais le monde de la marchandise étant fondé sur une opposition de classes, la marchandise est elle-même hiérarchique. Lobligation pour la marchandise, et donc le spectacle qui informe le monde de la marchandise, dêtre à la fois universelle et hiérarchique aboutit à une hiérarchisation universelle. Mais du fait que cette hiérarchisation doit rester inavouée, elle se traduit en valorisations hiérarchiques inavouables, parce que irrationnelles, dans un monde de la rationalisation sans raison. Cest cette hiérarchisation qui crée partout les racismes : lAngleterre travailliste en vient à restreindre limmigration des gens de couleur, les pays industriellement avancés dEurope redeviennent racistes en important leur sous-prolétariat de la zone méditerranéenne, en exploitant leurs colonisés à lintérieur. Et la Russie ne cesse pas dêtre antisémite parce quelle na pas cessé dêtre une société hiérarchique où le travail doit être vendu comme une marchandise. Avec la marchandise, la hiérarchie se recompose toujours sous des formes nouvelles et sétend ; que ce soit entre le dirigeant du mouvement ouvrier et les travailleurs, ou bien entre possesseurs de deux modèles de voitures artificiellement distingués. Cest la tare originelle de la rationalité marchande, la maladie de la raison bourgeoise, maladie héréditaire dans la bureaucratie. Mais labsurdité révoltante de certaines hiérarchies, et le fait que toute la force du monde de la marchandise se porte aveuglément et automatiquement à leur défense, conduit à voir, dès que commence la pratique négative, labsurdité de toute hiérarchie. Le monde rationnel produit par la révolution industrielle a affranchi rationnellement les individus de leurs limites locales et nationales, les a liés à léchelle mondiale ; mais sa déraison est de les séparer de nouveau, selon une logique cachée qui sexprime en idées folles, en valorisation absurdes. Létranger entoure partout lhomme devenu étranger à son monde. Le barbare nest plus au bout de la Terre, il est là, constitué en barbare précisément par sa participation obligée à la même consommation hiérarchisée. Lhumanisme qui couvre cela est le contraire de lhomme, la négation de son activité et de son désir ; cest lhumanisme de la marchandise, la bienveillance de la marchandise pour lhomme quelle parasite. Pour ceux qui réduisent les hommes aux objets, les objets paraissent avoir toutes les qualités humaines, et les manifestations humaines réelles se changent en inconscience animale. « Ils se sont mis à se comporter comme une bande de singes dans un zoo », peut dire William Parker, chef de lhumanisme de Los Angeles. Quand « létat dinsurrection » a été proclamé par les autorités de Californie, les compagnies dassurances ont rappelé quelles ne couvrent pas les risques à ce niveau : au-delà de la survie. Les Noirs américains, globalement, ne sont pas menacés dans leur survie du moins sils se tiennent tranquilles et le capitalisme est devenu assez concentré et imbriqué dans lÉtat pour distribuer des « secours » aux plus pauvres. Mais du seul fait quils sont en arrière dans laugmentation de la survie socialement organisée, les Noirs posent les problèmes de la vie, cest la vie quils revendiquent. Les Noirs nont rien à assurer qui soit à eux ; ils ont à détruire toutes les formes de sécurité et dassurances privées connues jusquici. Ils apparaissent comme ce quils sont en effet : les ennemis irréconciliables, non certes de la grande majorité des Américains, mais du mode de vie aliéné de toute la société moderne : le pays le plus avancé industriellement ne fait que nous montrer le chemin qui sera suivi partout, si le système nest pas renversé. Certains des extrémistes du nationalisme noir, pour démontrer quils ne peuvent accepter moins quun État séparé, ont avancé largument que la société américaine, même leur reconnaissant un jour toute l égalité civique et économique, narriverait jamais, au niveau de lindividu, jusquà admettre le mariage interracial. Il faut donc que ce soit cette société américaine qui disparaisse, en Amérique et partout dans le monde. La fin de tout préjugé racial, comme la fin de tant dautres préjugés liés aux inhibitions, en matière de liberté sexuelle, sera évidemment au-delà du « mariage » lui-même, au-delà de la famille bourgeoise, fortement ébranlée chez les Noirs américains, qui règne aussi bien en Russie quaux États-Unis, comme modèle de rapport hiérarchique et de stabilité dun pouvoir hérité (argent ou grade socio-étatique). On dit couramment depuis quelque temps de la jeunesse américaine qui, après trente ans de silence, surgit comme force de contestation, quelle vient de trouver sa guerre dEspagne dans la révolte noire. Il faut que, cette fois, ses « bataillons Lincoln » comprennent tout le sens de la lutte où il sengagent et la soutiennent complètement dans ce quelle a duniversel. Les « excès » de Los Angeles ne sont pas plus une erreur politique des Noirs que la résistance armée du P.O.U.M. à Barcelone, en mai 1937, na été une trahison de la guerre antifranquiste. Une révolte contre le spectacle se situe au niveau de la totalité, parce que quand bien même elle ne se produirait que dans le seul district de Watts elle est une protestation de lhomme contre la vie inhumaine ; parce quelle commence au niveau du seul individu réel et parce que la communauté, dont lindividu révolté est séparé, est la vraie nature sociale de lhomme, la nature humaine : le dépassement positif du spectacle.
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