ans
une atmosphère d'intense affairisme de spéculation et
de trouble intrigues, l'accélération des privatisation
en France coïncide avec le démarrage précipité
de la campagne pour l'élection présidentielle. Les prétendants
- avoués ou non à la magistrature suprême
et leurs hommes liges occupent la scène médiatique,
en premier lieu les écrans de télévision.
Cette course de vitesse engage le pays tout entier dans un effort
de concentration des pouvoirs économiques. De gigantesques
groupes industriels - autour des "noyaux durs", notamment - refaçonnent
l'économie, de même que la restructuration des médias
voudrait servir au façonnage des esprits. À la télévision,
la privatisation de TF 1 répondait à la logique libérale,
mais la suppression de l'émission de Michel Polac montre que
cette logique peut conduire à restreindre des "espaces de liberté"
(lire page 28 l'article d'Ignacio Ramonet).
Secteur privé et secteur public continuent donc de faire
preuve d'intolérance et de sectarisme, face à l'irrespect
dont témoignent heureusement les esprits libres. Aux cimes
du pouvoir, maîtres et serviteurs (voir pages 18 et 19 l'article
de Christian de Brie), sont bien persuadés de faire partie
de l'élite quand les limites de leur propre culture les maintiennent
isolés, murés dans d'obsolètes certitudes.
À
la faveur de telles équivoques, à coups de décisions
contradictoires dans la poursuite d'un illusoire gigantisme économique
et dans une fièvre d'activités lucratives pour les amis
du pouvoir, s'élabore la nouvelle idéologie dominante,
celle du "libéralisme autoritaire", que décrit, ci-dessous,
Jean-Paul Jean.
Si
une formule devait définir le nouvel ordre qui se met en place,
on parlerait de "libéralisme autoritaire". Il y avait pourtant
quelque paradoxe à voir proposer un projet "libéral"
par l'ancien état-major de Georges Pompidou. Mais le masque
est vite tombé et l'on peut aujourd'hui décrypter ce
libéralisme sélectif auquel on veut doucement habituer
les citoyens Libéral-autoritaire, c'est à dire:
-
libéral sur le plan économique, sauf à protéger
quelques clientèles;
-
autoritaire sur le plan des libertés individuelles, sauf à
protéger certains intérêts particuliers.
Dans
cette optique, le projet libéral s'inscrit d'abord dans un
débat idéologique et prend pour référence
le modèle américain, réduisant en principe le
plus possible le domaine d'intervention de l'État.
Selon
ce modèle idéal, l'État doit assurer seulement
les fonctions de souveraineté qui le légitiment: sécurité
extérieure, police, justice, trois missions fondant la notion
même d'État. Les mécanismes du marché,
les initiatives individuelles, l'autorégulation sociale devront
progressivement réduire les autres domaines d'intervention,
telles la solidarité, la culture, l'éducation... (1)
Véhiculée
à longueur de médias, ce modèle culturel américain
est aussi présenté comme la référence
obligée en matière de protection des libertés.
Profondément inégalitaire, la société
américaine utilise comme mythe fondateur les principes constitutionnels
touchant aux libertés. La réalité est bien différente,
gérée par une corporation très influente de professionnels
du droit tirant un profit maximum d'un marché qu'ils développent
à l'envi. Elle suscite un système policier peu contrôlé
dans ses pratiques quotidiennes, souvent corrompu, concurrencé
par des agences de protection privées, un appareil judiciaire
profondément influencé par la situation sociale et financière
des individus, un monde carcéral hypertrophié et violent.
Ainsi,
avec sept cent cinquante mille détenus, les États-Unis
sont le troisième pays au monde en nombre de personnes incarcérées
par rapport à la population, juste derrière l'URSS et
l'Afrique du Sud. Cette population carcérale a doublé
depuis 1970, le nombre de femmes détenues ayant, quant à
lui, augmenté de 65% entre 1978 et 1983. Le surpeuplement est
tel que l'espace moyen dont dispose chaque prisonnier dans sa cellule
est inférieur à 2 mètres carrés (2).
La
surreprésentation des populations précarisées,
les Noirs en particulier, est patente. Au 1er juin 1987, sur 1901
prisonniers condamnés à mort, 787 sont de race noire.
Au 1er octobre 1986, 32 détenus en attente d'exécution
étaient mineurs au moment des faits ayant motivé leur
condamnation, 18 prisonniers ont été gazés, électrocutés
ou empoisonnés par des injections mortelles en 1986. Amnesty
International estime que ce chiffre pourrait être porté
à 40 en 1987 (3). C'est la violence entretenue par la société
américaine qui produit de façon consubstantielle la
violence de son système répressif. Plus les inégalités
sociales s'accroissent, moins les mécanismes d'aide et de redistribution
sont efficaces. Aux solidarités se substituent répression
brutale et charité-spectacle.
Pourtant
éclatantes, ces réalités sont constamment occultées
dans les livres récents sur la théorie du droit ou sur
la magistrature, qui alimentent le nécessaire débat
sur l'adaptation du système judiciaire française référence
constante le modèle américain (4).
Cette
offensive idéologique libérale, dont les porte-parole
sont essentiellement des avocats d'affaires internationaux, intervient
à un moment bien précis. Dans le cadre de l'Acte unique
européen (1992), il s'agit d'adapter les mentalités,
puis les institutions françaises, les professions parajudiciaires
(avocats, notaires, conseils juridiques, administrateurs...) aux besoins
du marché européen qui doit trouver une cohérence
de fonctionnement. Le libéralisme, lui, a un modèle
cohérent à proposer...L'Europe économique a bien
du mal à trouver une identité réelle face aux
multinationales, comme l'Europe culturelle face à l'offensive
médiatique anglo-saxonne. Les phénomènes d'acculturation
s'accélèrent dans les modes de vie et de pensée,
dans l'évolution des systèmes d'organisation sociale,
faute d'un contre projet.
Les
éléments de ce contre-projet existent pourtant, et c'est
autour d'eux que devrait s'engager le vrai débat sur la question
sociale. Débat engagé au début des années
70, dont il convient de reconsidérer les données après
le passage de la gauche au pouvoir, mais qui régresse devant
l'offensive idéologique libérale.
Tout
responsable, même dans le domaine judiciaire, doit savoir que
les enjeux des années à venir tournent autour des risques
de décomposition sociale, de la gestion du non-emploi, de la
formation et de l'insertion des jeunes, des immigrés et des
nouvelles solidarités, de la définition des nouvelles
formes de démocratie, et, d'abord au niveau local, de l'enjeu
européen et de l'identité française. Une réflexion
sur l'organisation judiciaire ne peut qu'intégrer préalablement
ces éléments.
La
montée du libéralisme autoritaire et la gestion à
court terme imposée par les échéances électorales
occultent ces débats de fond, et certains tentent même
de régler des comptes idéologiques datant de mai 1968
et des années qui ont suivi (5).
C'est
ainsi que les problèmes de justice, de police, de sécurité
sont posés de manière caricaturale et pauvre, en dehors
des enjeux essentiels.
Pourtant,
la gauche avait réussi, après bien des hésitations,
à mettre en place une politique cohérente qui commençait
à produire ses effets. D'un côté, le retour à
l'État de droit voulu par M. François Mitterrand et
Robert Badinter, marqué par des réformes essentielles
(suppression de la peine de mort, des juridictions d'exception, vie
quotidienne en prison...). De l'autre, les patients acquis des conseils
communaux de prévention de la délinquance, dus à
la démarche pragmatique de M. Gilbert Bonnemaison (6), la mise
en place de la commission de développement social des quartiers,
présidée par M. Hubert Dubedout (7), l'instauration
des zones à éducation prioritaire (ZEP) due à
M. Alain Savary, les missions locales pour l'insertion des jeunes
à l'initiative de M. Bertrand Schwartz... S'y ajoutent le développement
des peines de substitution à l'emprisonnement, tel le travail
d'intérêt général, celui des associations
gérant le contrôle judiciaire à caractère
socio-éducatif, les services d'enquête rapide sur les
prévenus, l'aide aux victimes, les expériences de conciliation
en matière pénale, d'abord expérimentées
à Valence.
Apporter
des réponses concrètes et originales aux questions que
pose la pratique des libertés constitue le grand acquis de
la période 1983-86. Les liaisons institutionnelles entre responsables
locaux, les réalisations pragmatiques par-delà les clivages
politiques, permettent d'espérer le maintien à terme
de ces initiatives. Cette même démarche cohérente
a été voulue par M. Pierre Joxe sur les problèmes
de police après la gestion catastrophique de ses prédécesseurs
(8).
Innocenter
des délinquants cossus
LE
retour de la droite à une politique archaïque dans certains
domaines est tel que la grille de lecture marxiste redevient opérationnelle,
ce qui remet à l'ordre du jour les blocages et conservatismes
de tous bords. Car force est de constater que c'est d'abord une conservation
dite libérale de l'économie qui conditionne la mode
de gestion du social et la reconstruction d'un certain ordre moral
(9).
En
ce qui concerne l'ordre économique. certaines dispositions
significatives balisent clairement l'orientation de l'actuel gouvernement:
-
couverture de comportements délictueux commis par ceux qui
possèdent le pouvoir économique et financier;
-
loi du 1er août 1986 sur la presse qui amnistie M. Robert Hersant
des délits commis sous le régime de l'ordonnance de
1944 anticoncentration. Il a eu raison d'affirmer cyniquement qu'il
était en avance d'une loi;
-
amnistie dès avril 1986 de ceux qui avaient exporté
illégalement leurs capitaux, ce qui a permis à certains
de "blanchir" a des sommes provenant de divers trafics moyennant une
modique taxe de 10 % (à rapprocher de la réouverture
de maisons de jeux, dont le casino Ruhl à Nice, dont on sait
qu'il n'a rien à voir avec le "milieu" en général
et avec M. Jean-Dominique Fratoni en particulier...);
-
dans le même temps, pour cette clientèle, qui par sa
presse ou ses finances soutient les campagnes électorales de
la majorité, on développe les garanties procédurales
en matière fiscale et douanière, on abroge les dispositions
des ordonnances de 1945 sur le contrôle économique, M.
Giscard d'Estaing fait ramener la prescription fiscale de quatre à
trois ans...(10).
Ainsi
la délinquance qui coûte le plus cher à la collectivité
(11) se voit accorder une protection toute particulière, alors
qu'elle bénéficie déjà de procédures
spécifiques (initiative de l'administration, opportunité
du pouvoir, que la récente affaire Chaumet vient d'illustrer,
interventions, transactions...). Les enquêteurs sont de plus
en plus poussés à renoncer devant cette délinquance
lourde et complexe, pour, sur incitation de leurs supérieurs
hiérarchiques, se contenter de "faire du chiffre et de la statistique"
sur les petits dossiers de ceux qui n'ont pas les moyens de contester.
Ces
choix sont très graves pour l'avenir, car ils développent
chez les citoyens un fort sentiment d'injustice qui va diminuer le
sens civique: échapper à l'impôt ou au contrôle
des règles fixées par la collectivité devenant
une valeur dominante.
Il
ne s'agit pas de se lamenter sur certaines dispositions archaïques,
mais de proposer, face à la délinquance économique
et financière, un projet se rapprochant le plus possible des
procédures et sanctions de la délinquance de droit commun,
en donnant parallèlement à des agents de l'administration
le statut d'officier de police judiciaire et en les faisant travailler
en relation directe avec les parquets qui joueraient un double rôle
de coordinateur et de contrôleur.
La
logique qui consiste à favoriser sur tous les plans les investisseurs
potentiels (alors que c'est le profit purement spéculatif qui
prédomine) conduit aussi à renforcer leurs pouvoirs
dans la relation contractuelle:
-
le volant de chômage permet déjà une embauche
très sélective. L'autorisation administrative de licenciement
a été supprimée sans contrepartie négociée
réelle, précarisant encore plus le statut des salariés
(12). Désormais, ce sont les salariés les moins productifs,
les plus âgés, qui sont les victimes des licenciements
pour motif économique, sans véritable contrôle.
-
les atteintes au droit de grève se précisent. Dans la
fonction publique, avec la retenue minimum d'un jour de salaire (loi
du 31 juillet 1987); dans le secteur privé, où, en se
prononçant sur l'opportunité économique des grèves,
le juge fait un cadeau royal aux employeurs. Pour ce motif, la grève
des agents d'Air Inter est déclarée illicite par le
tribunal de Créteil et quatre syndicalistes sont condamnés,
par le tribunal du Mans, à payer 880 000 francs de dommages
et intérêts à leur entreprise.
-
précarisation du statut du locataire à travers la loi
Méhaignerie sur l'"investissement locatif", qui se substitue
à la loi Quilliot sur le droit au logement (13). Des solutions
de rechange existent pourtant, qui permettent de développer
des espaces de négociation, de débat, des contre-pouvoirs
s'appuyant sur les associations et les syndicats. Mais la gauche a
pris bien peu d'initiatives déterminantes en ce domaine...
Cet
ordre économique accentue les inégalités de traitement,
renforce la société duale qui engendre de plus en plus
de précarités. Dans un premier temps, le contrôle
social va permettre de gérer en douceur cette population, dans
le cadre de l'État-providence. La décentralisation et
les budgets considérables d'aide sociale, d'attribution de
logements, d'allocations, vont même produire une accélération
des phénomènes de clientélisme par des élus
locaux libérés de la tutelle administrative et sans
contre-pouvoirs réels.
Logique
d'enfermement et d'exclusion
Mais
la crise - économique, culturelle, - l'impossibilité
de construire un projet de vie pour des millions de personnes rejetées
du système productif (chômeurs de longue durée,
jeunes qui n'ont jamais travaillé, ballottés de stages
en TUC et de TUC en TIL), vont entraîner fuites, révoltes,
marginalités, violences, besoin d'acquérir par tout
moyen ce qu'on perdrait sa vie à gagner. C'est uniquement en
développant la répression que la société
libérale peut se maintenir, en jouant sur les peurs et insécurités
qu'elle-même produit (14).
L'idéologie
sécuritaire permet à la société libérale-autoritaire
de trouver une cohérence et une identité par l'enfermement
et l'exclusion de populations-cibles. Dans cette logique s'inscrivent
ceux qui augmentent délibérément le nombre détenus
dans les prisons, qui veulent enfermer les toxicomanes, placer les
adolescents difficiles dans des centres fermés, expulser un
maximum d'immigrés.
Poussée
un peu plus loin, cette logique folle rejoint celle de M. Jean-Marie
Le Pen et de ses "sidatoriums pour sidaïques". Sa constante:
éliminer des individus socialement repérés et
éviter d'aborder les problèmes de fond auxquels nul
ne peut apporter une réponse immédiate.
La
concurrence est forte sur le marché de la peur. Tous les sondages
concordent pour montrer que dans le domaine de la lutte contre l'insécurité,
réelle ou non, les Français jugent la droite plus efficace.
II
est vrai que le gouvernement a trouvé dans la vague terroriste
un prétexte de choix, et qu'il a pu facilement mettre en place
son dispositif de lois sécuritaires, marquant un net renforcement
du pouvoir de l'État sur le citoyen, la prééminence
du pouvoir policier sur autorité judiciaire.
Les
lois des 3 et 9 septembre 1986 instaurent la généralisation
des contrôles d'identité, développent les procédures
de comparution immédiate (ex-flagrants délits) et les
possibilités de placement en détention provisoire, restreignent
les possibilités d'individualisation de la peine. Le décret
du 19 mars 1987 portant création d'un système informatisé
de fabrication et de gestion des cartes nationales d'identité
est passé presque inaperçu, tant les médias étaient
occupés ce jour-là à parler des menaces de censure
lancées par M. Charles Pasqua à l'encontre de quelques
revues qui révulsaient sa pudeur naturelle.
À
ce renforcement des pouvoirs de la police, de surcroît couverte
par avance, en cas d'éventuelles bavures, par le premier ministre
lui-même, a correspondu aussi l'abrogation des circulaires Joxe
sur les polices municipales en l'attente d'une nouvelle définition
de leurs prérogatives. On peut noter, parallèlement,
la réintégration, à des postes de choix, des
policiers factieux qui avaient conduit les manifestations policières
contre le gouvernement socialiste en 1983.
Les
premières victimes de ces mesures coercitives sont les immigrés
qui, de plus, voient leur statut précarisé par le transfert
du contentieux de la reconduite à la frontière du judiciaire
à l'administratif avec diminution concomitante des garanties.
Le préfet peut expulser pour de simples raisons d'ordre public
selon la procédure dite d'"urgence absolue", utilisée
notamment à l'encontre des Basques remis directement à
la police espagnole. Les camps de rétention, créés
par la gauche, permettent de regrouper les étrangers en l'attente
d'être reconduits à la frontière.
Le
projet de réforme du code de la nationalité déposé
à l'Assemblée nationale a pour but de trier plus facilement
ceux qui "méritent" d'être Français. Déjà
les préfectures et les municipalités ont à cet
égard des pratiques de plus en plus restrictives et tatillonnes.
Quant
aux textes sur le terrorisme, ils marquent un renforcement très
important des pouvoirs de la police et du parquet de Paris, directement
contrôlé par le gouvernement. Est instauré le
très dangereux système des repentis (repris depuis lors
dans le texte sur la toxicomanie), est institutionnalisée la
pratique de la délation rémunérée. Ces
dispositions s'appliquent aussi à la supposée "mouvance
terroriste" aux indépendantistes aux mouvements de libération.
La volonté de revenir à une Cour de sûreté
de l'État qui n'en porterait pas le nom s'est affirmée
à l'occasion du procès d'action directe et des menaces
de Régis Schleicher, suivies de la défection de quelques
jurés, par la curieuse précipitation à instaurer
une cour d'assises uniquement composée de magistrats professionnels.
Pourtant,
face au terrorisme, outre la réponse policière, la réponse
civique et la solidarité nationale, que symbolisent aussi les
jurés populaires, constituent des armes psychologiques essentielles.
En renforçant artificiellement un élément de
l'appareil répressif d'État, on affaiblit la collectivité
tout entière. C'est à un recul du civisme que correspond
le transfert de l'ensemble des problèmes de sécurité
aux seuls professionnels.
Mais
l'exemple le plus topique de l'harmonie entre système libéral
et système autoritaire a été celui du débat
sur la privatisation des prisons.
M.
Chalandon met en oeuvre une politique pénale plus répressive.
En aval, il entend donc développer le parc pénitentiaire
qu'il estime insuffisant, puisque la France possède un taux
d'incarcérations inférieur à celui d'autres pays
comparables, tels que la RFA (15). Pour une fois que le pays a un
indicateur social plus favorable que celui des Allemands...
Le
garde des sceaux projetait donc de doubler les capacités carcérales
françaises en cinq ans, grâce au financement privé
(32 500 places répondant aux normes minimales européennes
sont occupées par 51 972 détenus au 1er juin 1987).
En permettant à des investisseurs privés de dégager
des profits sur la privation de liberté d'individus de plus
en plus nombreux, le système libéral - autoritaire produirait
son modèle idéal.
Une
campagne d'opinion était préalablement déclenchée
sur les prisons privées américaines qui n'accueillent
pourtant que 2 500 détenus, soit 0.3 % de la population pénitentiaire
totale, essentiellement des jeunes délinquants et des immigrants
illégaux (16).
Des
appels d'offre sont lancés en direction des entrepreneurs,
qui voient là un marché immobilier considérable,
et des municipalités, qui envisagent déjà création
d'emplois et taxe professionnelle.
Ce
projet ne s'est pas brisé sur les problèmes humains
et moraux posés, sur les problèmes constitutionnels
ou sur ceux touchant au statut des personnels. C'est l'argument financier
qui a été décisif: le gouffre qu'aurait représenté
pour l'État la gestion privée rémunérée
au prix de journée, et les modalités de financement
de l'investissement s'apparentant à une opération de
crédit-bail.
La
Cour des comptes, dans son rapport pour 1986, parlant de la privatisation
des autoroutes réalisée par M. Albin Chalandon, avait
déjà pu mettre en évidence l'absence totale de
contrôle par la collectivité du non-respect des cahiers
des charges, et les substantiels profits réalisés par
quelques entrepreneurs au détriment de l'État (17).
Il
n'empêche que, si M. Chalandon n'a pu mener à bien cette
privatisation, qui aurait marqué une avancée idéologique
essentielle pour les "libéraux", il a tout de même obtenu
la création de 15 000 places de prison supplémentaires,
ce qui lui donne les moyens de sa politique répressive dominée
par la volonté d'enfermer (18).
Faibles
réactions de l'opinion "éclairée"
ENFERMER,
exclure, cela se traduit très concrètement chaque jour.
Début janvier, à Fleury-Mérogis, ont été
incarcérés trois adolescents de 10 à 12 ans (19).
Le
discours dominant, qui conduit à de telles décisions,
se fonde sur les valeurs d'autorité, de hiérarchie,
d'encadrement, à l'égard de certaines populations, en
particulier des jeunes. Pour la drogue, on sensibilise les parents
par la peur en annonçant le chiffre fantaisiste de 800 000
toxicomanes, alors que toutes les évaluations scientifiques
intégrant le critère de dépendance (20) situent
ce chiffre entre 80 000 et 120 000. Cela a permis au gouvernement
de proposer un projet initial qui préconisait le "choix" entre
incarcération et soins forcés, le recours aux communautés
thérapeutiques comme celle du Patriarche utilisant les méthodes
comportementalistes directement inspirées des États-Unis,
le placement à la demande de la famille... Là encore,
M. Chalandon a dû reculer sous la pression des professionnels,
mais le débat marque les mentalités.
Pour
les jeunes délinquants ou marginaux (que d'aucuns nomment pré-délinquants
tant le déterminisme social est fort), le même ministre
a tout de suite proposé des "chantiers de jeunesse" organisés
par des bénévoles ou l'armée. Par exemple, à
Liancourt, l'armée a créé une association intitulée
JET (il faut faire moderne), qui prend en charge seulement les Français
et, parmi eux, pas de toxicomanes. Les perspectives une formation
accélérée, un encadrement, le brevet de secouriste,
devancer l'appel. Dans le même temps, M. Chalandon veut "rouvrir
les centres fermés" pour mineurs auxquels Alain Peyrefitte
lui-même avait mis fin en 1979. Il est vrai qu'ils porteraient
le nom de "centres éducatifs de qualité".
Pendant
que le gouvernement se donne les moyens de ces mesures répressives,
il réduit les budgets associatifs, supprime des postes d'éducateurs
et de mises à disposition des activités parascolaires,
il met fin aux entreprises intermédiaires qui permettaient
l'insertion économique et sociale de jeunes en difficulté
dans le cadre du dispositif mis en place par M. Bertrand Schwartz.
Voilà
les réalités qui se dissimulent derrière les
oripeaux de l'ordre moral.
Comment
ne pas être frappé par la faiblesse des réactions
de l'opinion "éclairée" face à la mise en place
d'un tel dispositif visant des populations-cibles rejetées
par la société qui les produit? Les manifestations étudiantes
de fin 1986 ont bien montré les potentialités de réponse
des jeunes. Cependant, le discours des intellectuels, des relais d'opinion
que sont les syndicats et les partis, les fait apparaître comme
incapables de s'appuyer sur les préoccupations immédiates
et individuelles des gens pour développer une prise de conscience
collective.
L'absence
de projet mobilisateur, le faiblesse actuelle des réseaux de
contre pouvoirs, la camisole médiatique sont autant de causes
d'anesthésie de la pensée et de l'action. Ne voit-on
pas, pourtant, la logique qui commande l'ensemble(21)?
Le
traitement par l'enfermement de celui qui dérange vise à
ressouder artificiellement des individus sans valeurs collectives,
qui se repèrent simplement par rapport à ceux qu'ils
excluent ou auxquels ils attribuent un statut social inférieur.
Les
réactions aux mesures de contrôle, de fichage, de refoulement
ou d'enfermement que préconisent certains à l'encontre
des porteurs potentiels du virus du SIDA, d'abord (est-ce un hasard)?
aux États-Unis de M. Reagan, dans le Land de Bavière
de M. Franz-Josef Strauss, ou dans les Alpes-Maritimes de M. Jacques
Médecin, seront un test déterminant.
Tableau:
Des milliers de mineurs incarcérés
DES
MILLIERS DE MINEURS INCARCÉRÉS
|
Nombre
d'entrées chaque année (au 1er décembre)
|
1976
4021
|
1980
6087
|
1981
6053
|
1982
5970
|
1983
5875
|
1984
5700
|
1985
4902
|
Population
moyenne:
|
1982
786
|
1983
776
|
1984
824
|
Durée
moyenne de la détention dans les prisons de Lyon (en
jours):
|
1983
42
|
1984
41,50
|
1985
57,47
|
Notes:
(1) Tous
ces éléments ont été développés
à l'occasion du colloque "un an de libéralisme, mythes
et réalités", organisé à Paris le 2 juin
1987 par la Fédération CFDT des finances et des affaires
économiques. Voir aussi, sur ce thème, le numéro
spécial de la revue Justice, réalisé en
commun avec la Ligue des droits de l'homme, le Groupe d'information
et de soutien des travailleurs immigrés (GISTI) et la revue
Actes. (Justice, n° 114, avril 1987, 30 F. - BP 155, 75523
Paris Cedex 11.)
(2)
Selon le ministère américain de la jus-tice, le Monde,
5 février 1987. Voir aussi Claude Julien, "Vers un reaganisme
à la française. La guillotine, l'enfant et la licorne",
le Monde diplomatique, décembre 1985.
(3)
Amnesty International, conférence de presse du 1er juin 1987
à Londres.
(4)
Laurent Cohen-Tanugi, le Droit sans l'État, PUF, Paris,
1985, et Daniel Soulez-Larivière, les Juges dans la balance,
Ramsay, Paris, 1987.
(5)
Xavier Rauffer, le Cimetière des utopies, préface
de Robert Pandraud, Suger, Paris, 1985.
(6)
Gilbert Bonnemaison, la Sécurité en liberté,
Syros, Paris, 1987.
(7)
Auquel ont succédé M. Pesce, puis M. Geindre.
(8)
La "couverture" de la bavure de la rue Rossini par Gaston Defferre,
ses revirements successifs face à la hiérarchie policière,
l'incompétence du secrétaire d'État à
la sécurité, M Joseph Franceschi la "légèreté"
des décisions touchant aux services secrets, aux renseignements
généraux, la création de la cellule antiterroriste
de l'Elysée..., autant d'erreurs difficilement rattrapables.
(9)
Cf. Claude Julien, "Un nouvel ordre moral", le Monde diplomatique,
novembre 1986.
(10)
Ordonnance du 1er décembre 1986; loi du 30 décembre
1986 portant loi de finances pour 1986.
(11)
Le SNUI (Syndicat national unifié des impôts) estimait,
pour 1985, la fraude fiscale à 44 milliards pour la TVA, 15
milliards pour l'impôt sur les sociétés, et 58
milliards pour l'impôt sur le revenu. Voir aussi Christian de
Brie, "La criminalité en col blanc ou la continuité
des affaires", le Monde diplomatique, mai 1986.
(12)
Loi du 3 juillet 1986, complétée par la loi du 30 décembre
1986, qui tient largement compte de l'accord interprofessionnel du
20 octobre 1986.
(13)
Loi du 23 décembre 1986.
(14)
Voir "La peur et l'ordre", le Monde diplomatique, mai 1986.
(15)
La France figure en moyenne position des pays membres du Conseil de
l'Europe en nombre de détenus, avec 84 pour 100 000 habitants,
derrière l'Autriche (102,5), la Turquie (102,3), le Royaume-Uni
(95,3), la RFA (87,5), et juste devant le Portugal (82), au 1er septembre
1986, selon M. Tournier dans une recherche pour le Conseil de l'Europe
arrêtée au 1er février 1986. Le 27 octobre 1986,
M. Chalandon devant l'Assemblée nationale donnait les chiffres
suivants: Autriche (109), Portugal (96), Royaume-Uni (94,2), RFA (92.2),
France (80,7). Aux États-Unis, modèle de référence,
le taux est de 215 détenus pour 100 000 habitants.
(16)
Rapport de la commission d'enquête parlementaire au retour d'un
voyage d'étude aux États-Unis en 1986.
(17)
Rapport 1986 de la Cour des comptes, la Documentation française,
Paris.
(18)
Loi du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire.
(19)
Au 1er avril 1987, il y avait 921 mineurs incarcérés,
dont 861 de seize à dix-huit ans, et 60 de treize à
seize ans. 80 % de ces mineurs entrent en prison au titre de la seule
détention provisoire. Si les statistiques mettent en évidence
une diminution du nombre d'entrants ces dernières années,
grâce aux permanences éducatives auprès des tribunaux
qui peuvent offrir des solutions de rechange à l'incarcération,
elles cachent le fait que les mineurs qui vont en prison y restent
de plus en plus longtemps (voir le tableau ci-contre).
(20)
Définition médicale sur laquelle s'accordent l'ensemble
des spécialistes: est toxicomane celui ou celle qui consomme
des drogues illicites de façon pathologique(impossibilité
d'en maîtriser l'usage) et dont la vie sociale s'en trouve détériorée
(difficultés familiales, professionnelles, médico-légales)
de façon nette et durable.
(21)
Claude Julien, "Pensée sans objet, société sans
projet? Des politiques malades de leur culture", le Monde diplomatique.
Juin 1987.
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