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Le 5 juin 1999, dans le cadre de la «
Caravane intercontinentale », cent cinquante personnes, dont cinquante paysans indiens,
pénétraient dans l'enceinte du Centre international de la recherche agronomique pour le
développement (CIRAD) de Montpellier. Après avoir fracturé une serre de confinement,
elles entreprenaient la destruction de quelques milliers de plants de riz insecticide Bt,
ainsi que d'une «collection» de riz faisant l'objet de diverses recherches génomiques.
Comme l'a
remarqué si justement Bernard Bachelier au nom du CIRAD, « pour la première fois, ce
sont des équipements et des essais de la recherche publique qui ont été atteints. Au
delà du CIRAD, c'est toute la communauté scientifique qui est visée». Le CIRAD décida
donc de porter plainte.
Le 22 juin 1999,
un coup de filet, également sans précédent dans les annales transgéniques françaises,
aboutissait à l'interpellation d'une dizaine de personnes, puis à la mise en examen de
José Bové, René Riesel et Dominique Soullier.
Le 18 septembre
2000, la juge d'instruction ordonnait le renvoi de l'affaire en correctionnelle
(l'audience est fixée au 8 février 2001).
Le 26 septembre
2000, le CIRAD faisait délivrer des assignations en référé au 12 octobre pour obtenir
de la juridiction civile la désignation d'un expert. L'« expertise » déjà effectuée
avait chiffré le prejudice materiel dont le CIRAD s'estime victime à 247 706 francs
(119 706 francs de dégâts et 128 000 francs pour le coût de la «
reconstitution des plants de riz »). Mais, aux yeux du CIRAD, cette « approche » ne
prend « pas en compte les préjudices immatériels, de nature scientifique et morale
[...], lesquels sont de loin les plus graves ». Le CIRAD pense pouvoir les évaluer à la
somme de douze millions de francs.
Prévue par les
textes (article 5.1 du Code de procédure pénale), une telle procédure est suffisamment
rare (le plus souvent, l'expertise est ordonnée en même temps qu'il est statué sur
l'action pénale et l'action civile) pour poser quelques questions.
On pourrait
s'étonner qu'un organisme de recherche d'État, investi d'une « mission de service
public » consistant à « fournir une expertise indépendante » et une « recherche
fondamentale ouvrant la voie à une meilleure gestion de la biodiversité », ne se
contente pas de satisfaire aux exigences du retour sur investissement et profite de
l'occasion pour faire une affaire assez peu immatérielle.
Sachant que les
trois prévenus quand bien même on les condamnerait, comme cela a été
suggéré, à des « travaux d'intérêt général » consistant à rempoter des plantes
transgéniques pendant quelques siècles sont incapables de s'acquitter de
pareilles sommes, ne s'agit-il pas plutôt pour le CIRAD de disposer, à la date du
procès, d'une évaluation de son « préjudice » si exorbitante qu'elle incitera le
tribunal à la plus grande fermeté ? Une telle interprétation n'est pas à exclure.
D'autres sont
toutefois envisageables. On sait que les chercheurs publics en
particulier ne s'embarrassent pas trop de la question de l'« utilité sociale
» prêtée à leurs travaux, constamment préoccupés qu'ils sont de la recherche des
financements nécessaires à la poursuite d'une quête dont la gratification est
ailleurs : salaire, prestige de la publication, aspects intrinsèquement «ludiques
» de la recherche, etc.
C'est donc
finalement, non pas au tribunal, mais à l'État et aux autres bailleurs de
fonds l'Union européenne, par exemple, que le CIRAD entreprend de
démontrer combien leur concours ultérieur est dès à présent indispensable pour
reconduire des recherches et des expertises qui ne seraient en définitive hors de prix
que parce qu'elles relèvent d'abord de préoccupations humanitaires ou environnementales.
Des arguments de
cet acabit (il est même question, dans l'assignation en référé, de la « création de
riz naturellement [sic!] résistants aux prédateurs, permettant de limiter le
recours aux insecticides ») n'ont, par conséquent, qu'une fonction strictement
utilitaire.
On n'en arrivera
pas davantage à l'essentiel le 8 février prochain, lors des prévisibles empoignades
entre les partisans d'une recherche qui produit les néotechniques du contrôle social
et ceux, velléitaires, d'un contrôle citoyen du commerce, de la démocratie, de
la « malbouffe », de la « technologie » et de la recherche. Bref, une querelle sonore
sur la meilleure manière de vouloir la même chose, répondant à l'injonction
lancée par Alain Weil (CIRAD) à « la grande majorité des opposants aux OGM [...]
sincères et honnêtes » de « se démarquer de quelques manipulateurs manichéens
qui profitent de la crédulité de leur auditoire pour mener d'autres combats ».
On préférera
ici trancher tout de suite en faisant état, à propos des prétentions du CIRAD, de
quelques évidences sur lesquelles tout ce beau monde est d'accord pour faire silence.
Lorsque le CIRAD
réclame cyniquement réparation des « préjudices immatériels », il sait qu'il
recourt à une notion indéfiniment extensible. On comprend donc mal la réserve qui le
mène à cantonner l'essentiel des dommages « aux travaux scientifiques
anéantis, qu'il est nécessaire de reconstituer, au retard que le CIRAD enregistre dans
la recherche, à l'annulation des publications prévues portant sur les résultats
obtenus, au coût de la rémunération des chercheurs et techniciens payés en pure perte,
etc... » D'où viennent cette surprenante timidité, cette étonnante retenue? Pourquoi
ne pas dire tout de go que les saboteurs de juin 99 sont responsables des famines à venir
? Et que dire des nombreuses créations d'emplois qu'auraient occasionnés ces riz
transgéniques, des expertises sans nombre auxquelles ils auraient inévitablement donné
lieu ?
Quant au «
retard que le CIRAD enregistre dans la recherche », le premier téléspectateur venu est
dorénavant dûment informé que « les Français » refusent majoritairement
l'alimentation génétiquement modifiée. Le « développement » dont s'occupe le CIRAD,
consistant notoirement à faire accèder les pays du tiers-monde à l'enviable
prospérité de pays comme la France, impliquerait-il d'imposer là-bas ce qui est refusé
ici ? D'ailleurs, les populations des pays réputés « en retard » commencent à prendre
elles-mêmes en main leur développement, en ce sens qu'elles développent, pour leurs
raisons retardataires, leur refus des plantes transgéniques. On pourrait donc dire
sans réclamer pour autant pour ceux qui l'ont commis quelque rétribution ou
médaille que ce soit que ce sabotage de sa recherche n'a fait subir au CIRAD aucun
préjudice mais l'a, bien au contraire, aidé à rattraper son retard sur une
réalité historique qu'il persistait, à son grand préjudice, à ignorer.
Plus
sérieusement, il est temps de comprendre que, faute d'être allée au bout de sa logique,
l'agitation contre les OGM à usage agricole fait désormais fonction de leurre, comme si
les boniments antimondialistes ne suffisaient pas ; pendant ce temps, l'offensive
menée sur le front de la génomique humaine quelle qu'y soit la part du bluff et
des effets d'annonce progresse, sans rencontrer la moindre résistance, sur le
premier terrain qu'elle s'était assigné : celui du contrôle des esprits.
On le constate
déjà dans le domaine des manipulations végétales ou animales, dont le premier objectif
est, oouvertement, avant même la reconquête des marchés perdus, lacceptabilité,
cest-à-dire la production d'une demande sociale pacifiée. La recherche a dû
apprendre à communiquer. La mode technoscientiste que s'applique à propager
depuis quelques trimestres un nombre croissant de médias de masse l'atteste aussi. C'est
bien le signe que la récréation est finie et que la formation
continue.
Car, pour finir
sur un des arguments invoqués par le CIRAD, quant à savoir si « l'introduction dans du
riz de gènes permettant à la plante de se défendre spontanément contre les insectes
pourrait constituer un progrès» (ainsi le CIRAD définit-il comiquement ses objectifs de
recherche expertisante sur les riz insecticides qu'il s'apprêtait à repiquer en
Camargue), il n'appartient manifestement pas à un organisme scientifique, fût-il public,
d'en décider.
Cela pourrait se
traduire par une dernière interrogation qui pernettra à chacun de choisir son
camp : la question de savoir ce qui constitue ou non un progrès n'est-elle pas,
à l'évidence, trop simple pour qu'on laisse les scientifiques y répondre ?
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