Le magazine de l'Homme Moderne/ Société  
     

Le retour de la question du travail, mythes et réalités
Laurent Willemez

 
     

- Revue savoir/agir, n°3, mars 2008, Éditions du Croquant, pp. 9-14.
Ce texte est publié avec les aimables autorisations de l'auteur et de l'éditeur. Laurent Willemez est maître de conférences en Science Politique, Université de Poitiers, Chercheur au CURAPP.

   Alors que le débat public avait proclamé depuis le milieu des années 1980 la fin du travail, accompagnée du déclin irrémédiable des classes sociales, la campagne électorale pour les dernières élections présidentielles a refait du travail, des conditions dans lesquelles il est réalisé et du salaire auquel il est rémunéré, un enjeu central. Les principaux candidats ont multiplié les visites sur le « terrain » ouvrier, autrement dit les usines et leurs ateliers, en proclamant le retour de la « valeur travail », manière d’inscrire la compétition électorale dans la réalité quotidienne des électeurs.

Ce retour en grâce ne doit pas faire illusion : éminemment stratégique, il renvoie sans doute notamment à la volonté des candidats de capter un « électorat populaire » que les deux principaux partis ont le sentiment d’avoir « abandonné » à l’abstention, voire au Front national. Il permet aussi d’utiliser la réforme du temps de travail comme un épouvantail pour l’un, une manière de se distinguer de la « majorité plurielle » réunie entre 1997 et 2002 par Lionel Jospin pour l’autre, en jouant sur les inégalités produites par la mise en place des lois sur les 35 heures 1.

   Au-delà de ces positionnements tactiques, le travail est redevenu un thème central du débat social, comme le montre la prolifération d’essais ou de films documentaires 2 offrant un ensemble de représentations souvent contradictoires de l’activité professionnelle des individus. De fait, par une forme de sociologie ordinaire, le travail est considéré comme une instance centrale de socialisation : bien au-delà de sa valeur monétaire, le travail est souvent perçu comme la manière principale d’« être au monde », et le non-travail, à l’inverse, comme une expérience d’inutilité sociale et d’exclusion du monde. Mais dans le même temps, les discours sur le travail peuvent aussi être particulièrement négatifs quand ils portent sur les conditions de travail, la « souffrance » et l’usure au travail, renvoyant ainsi à la « matrice » marxiste de l’exploitation et de l’aliénation, que toute une sociologie du travail a analysée avec force depuis les travaux de Georges Friedmann 3. Il faut donc remettre en perspective ces représentations ambivalentes du travail pour en montrer les déclinaisons et les limites.

Le travail, une instance de socialisation et d’émancipation ?

   La persistance et l’amplification depuis plus de 30 ans du chômage de masse s’accompagnent de la stigmatisation et de la disqualification de ceux qui sont « sans travail » : frappés d’un ensemble d’indignités, jugés « inutiles au monde », pour reprendre l’expression de Robert Castel, les chômeurs doivent être « remis au travail », sous peine d’être exclus de la communauté nationale4. L’envers de ce discours est bien entendu de considérer le travail comme un lieu de socialisation, c’est-à-dire de construction permanente de l’individu, de son « identité » et de son rapport au monde. Cette vision du travail comme lieu de production d’identité s’appuie sur un corpus de travaux sociologiques, comme ceux fondateurs de Renaud Sainsaulieu qui montrait dans son livre L’identité au travail5, la diversité des formes de socialisation qu’est susceptible d’apporter la vie au travail.

   Cette thématique de l’identité au travail peut se retrouver, appauvrie et détournée, dans un ensemble de discours à visée normative sur la force d’une « culture d’entreprise » ou plus encore sur l’imposition de nouvelles pratiques de gestion des salariés dans les entreprises ou les services publics. De fait, les nouvelles formes d’organisation du travail, liées notamment aux nouvelles pratiques managériales, se présentent comme des manières de contribuer à l’épanouissement du salarié, à sa créativité et à son développement personnel. La mise en œuvre de « cercles de qualité » dans les ateliers, le développement des dispositifs d’évaluation, couplés avec l’imposition d’une logique généraliste de gestion des compétences6 ou encore l’encouragement à l’engagement individuel des salariés produits et diffusés par ces « ingénieurs du social » que sont les responsables des ressources humaines sont présentés comme une manière d’humaniser le travail en éliminant la part d’aliénation présente dans l’organisation taylorienne du travail industriel. Mais ces discours d’autonomie et de libération qui justifient les dispositifs néomanagériaux peuvent en fait être analysés comme de « nouvelles formes de domination dans le travail7 », et plus encore comme manifestation de ce que Pierre Bourdieu appelait la « double vérité du travail » :

« L’illusion que l’on pourrait avoir parfois que se trouve réalisée, au moins en quelques lieux, l’utopie de la maîtrise entière du travailleur sur son propre travail ne doit pas faire oublier les conditions cachées de la violence symbolique exercée par le nouveau management. Si elle exclut le recours aux contraintes plus brutales et plus visibles des modes de gouvernement anciens, cette violence douce continue à s’appuyer sur un rapport de force qui resurgit dans la menace du débauchage et de la crainte, plus ou moins savamment entretenue, liée à la précarité de la position occupée 8»

   Pierre Bourdieu montre ainsi comment, dans les nouvelles techniques de management, plus le travailleur investit subjectivement son travail, plus il est productif, et donc objectivement exploité, qui plus est par lui-même. Ces formes de domination douce sont alors d’autant plus violentes qu’elles ne sont pas dites ni nécessairement perçues en tant que telles, comme elles pouvaient l’être dans des organisations taylorisées. Tout invite donc à se méfier des discours sur l’autonomie et le développement personnel que permettraient aujourd’hui les nouvelles formes d’organisation du travail.

   Si le travail produit malgré tout des effets de socialisation ou de libération, c’est donc pour d’autres raisons. On pourrait d’abord insister sur la valeur historiquement émancipatrice du travail pour les femmes 9, qui va avec son revers : l’inégalité hommes-femmes devant le travail, que Margaret Maruani résume ainsi : « sur-qualification, sous-emploi, sur-chômage 10 ». Il faudrait aussi revenir sur certaines formes du « bonheur » au travail pour ceux qui peuvent lui trouver un sens, c’est-à-dire qui en reçoivent des gratifications symboliques 11. Cette valorisation subjective de l’activité professionnelle s’appuie sur le plaisir du travail « bien fait », sur le goût de l’effort et sur une éthique de l’honneur et de l’engagement dans l’activité de travail, très présente dans le monde ouvrier. Ces phénomènes renvoient selon Olivier Schwartz à « une forme de dignité reconquise par l’endurance physique devenue propriété morale 12 ». L’analyse peut sans doute être élargie à l’ensemble de la population active, qui voit dans le travail un lieu parmi d’autres de « reconnaissance sociale 13 ».

   Mais c’est aussi au-delà de l’activité même de production que l’activité de travail produit des effets de socialisation. De nombreux sociologues ont ainsi analysé les formes de sociabilité liées au travail, que ce soient les moments festifs ou simplement détendus sur les lieux de travail, les rencontres amicales ou amoureuses qui s’y déroulent, ou encore les processus d’identification à des collectifs ou d’apprentissage politique qui se font à l’occasion des moments de lutte sociale… Les effets socialisateurs du travail ne sont donc pas nécessairement là où on les cherche, et en tout cas pas ceux que les responsables des ressources humaines s’efforcent de produire.

Le travail, un espace de domination et d’insécurité


   Pour autant, il ne faut pas oublier que le travail salarié reste un espace de domination et de sujétion. Le droit nous le rappelle quotidiennement, qui organise le travail salarié dans le cadre d’un contrat de travail engageant les deux parties, l’employeur et le salarié, et qui fait de la relation de travail un rapport de subordination. En effet, aux termes de ce contrat, qu’on appelle synallagmatique en ce qu’il comporte des obligations réciproques, le salarié abandonne sa liberté, le temps de son travail contre une sécurité polymorphe. De fait, il se soumet à l’autorité de l’employeur, soumission qui se manifeste notamment par la nécessité de respecter le règlement intérieur de l’entreprise. En échange, les salariés y gagnent une sécurité polymorphe : sécurité contre le risque de chômage (les salariés sont protégés contre les licenciements abusifs et sans préavis), sécurité contre les risques liés à l’activité elle-même, mais aussi sécurité économique par l’intermédiaire du salaire versé. On comprend alors que le contrat à durée indéterminée (CDI) ou le statut de la Fonction publique pour les fonctionnaires constituent la norme de la « condition salariale » telle qu’elle se développe après la Deuxième Guerre mondiale. Dans ce cadre, le développement de la précarité, qu’elle passe par des contrats de travail qualifiés d’atypiques par la loi ou par des CDI à temps partiel (le plus souvent imposés) remettent en cause cet équilibre en enlevant au salarié une part de sa sécurité. D’autant que la précarité ne touche évidemment pas de manière égale l’ensem­ble des salariés : elle est d’autant plus forte que les salariés sont issus des classes populaires et sont des femmes. Du coup, les formes d’insécurité se combinent et s’ajoutent les unes aux autres. Comme l’a montré Robert Castel, cette « insécurité sociale » est au moins aussi importante que « l’insécurité civile » qui est habituellement mise en avant 14, et le travail perd de sa valeur de protection au fur et à mesure que s’amenuisent les droits des salariés15.

   Mais le travail est aussi un lieu où le corps et l’esprit sont mis à l’épreuve. Les travaux des sociologues, des ergonomes et aujourd’hui des psychologues du travail permettent de dresser un premier bilan des relations entre santé et travail 16. Il est certes difficile de mesurer objectivement une détérioration unanime et générale des conditions de travail, moins par défaut méthodologique que parce que l’on ne peut pas dissocier mesure objective et appréciation subjective de celle-ci. En revanche, le processus d’intensification est incontestable. Il ne s’agit plus seulement, comme lorsque la chaîne était la forme majoritaire d’organisation du travail, de l’accélération des cadences ; cette pression croissante sur les salariés s’explique surtout par la fixation par les directions des entreprises d’objectifs élevés, s’accompagnant de leur volonté de réduire les coûts, et donc de baisser le nombre d’emplois. La mise en place d’organisation en « juste-à-temps » donne le sentiment aux salariés d’être sans cesse en situation d’urgence, comme l’amoindrissement des pauses dans l’activité les contraint à un investissement de tous les instants. Les demandes adressées aux salariés sont souvent contradictoires, et ces injonctions, très diverses, sont susceptibles de les mettre en difficulté, leur donnant l’impression de ne plus maîtriser leur travail et de ne pas pouvoir répondre aux exigences17.

   Enfin, le travail est devenu peu à peu un lieu où le salarié se retrouve seul, confronté à ses supérieurs hiérarchiques et à la direction de l’entreprise, sans avoir les moyens de leur opposer une résistance. Les stratégies managériales œuvrent avec efficacité à l’affaiblissement et à la réduction des collectifs : l’individualisation des contrats de travail et des horaires, la mise en œuvre de l’évaluation par les compétences, ou même le développement des primes collectives au sein d’un même atelier (permettant la stigmatisation du « tire-au-flanc » par les salariés eux-mêmes) sont autant de technologies sociales contribuant à l’éclatement des collectifs de travail et rendant plus difficile le travail de mobilisation syndicale. Par ailleurs, la pression croissante sur les organisations syndicales et la concurrence qu’elles se livrent les contraignent souvent à s’éloigner de leurs mandants et de leurs « bases », menant à une incompréhension de part et d’autre : de nombreux travaux mettent en valeur le « désarroi du délégué », comme l’écrit Michel Pialoux 18, l’affaiblissement des syndicats dans les entreprises et le désintérêt des jeunes salariés envers une forme de résistance syndicale.

   Tout l’enjeu est donc de produire à nouveau du collectif dans un monde aujourd’hui gagné par l’atomisation et l’anomie. Il est probable que, pour importantes qu’elles soient, les prises en charge psychologiques des difficultés au travail auxquelles on assiste parfois aujourd’hui ne permettront pas cette re-collectivisation du travail. Il est pourtant des raisons d’espérer, notamment quand on assiste au développement de mouvements sociaux, souvent sur la question du pouvoir d’achat et des hausses de salaire, dans des secteurs jusqu’ici peu propices à l’activité syndicale, comme par exemple la grande distribution. On ne compte plus les conflits minuscules, qui ne donnent pas lieu à une médiatisation, mais qui montrent que les formes de résistance à la toute-puissance des directions d’entreprise peuvent naître partout. C’est à ce prix, et non pas par la grâce d’une campagne électorale habile, que le travail pourra reprendre toute sa place dans la vie de l’individu, participant ainsi, au même titre que les autres espaces de sa vie (famille, engagement associatif ou sportif, vie culturelle) à son épanouissement.—

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Notes

1. Voir l’article de Jérôme Pélisse dans ce numéro.

2. Que l’on pense par exemple au film de Jean-Michel Carré : J’ai (très) mal au travail sorti à l’automne 2007 ou à celui de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil : Tous ne mouraient pas mais tous étaient frappés sorti l’année précédente.

3. Philosophe de formation, fondateur de la sociologie du travail, Georges Friedmann (1902-1979) analyse la « déshumanisation » du travail à la chaîne, qu’il qualifie significativement de « travail en miettes » (titre de son ouvrage le plus connu : Le travail en miettes, Paris, Gallimard, 1956.

4. Sur ce point, cf. Emmanuel Pierru, Guerre aux chômeurs, guerre au chômage, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2005.

5. Renaud Sainsaulieu, L’identité au travail, Paris, Presses de la FNSP, 1977.

6. Voir l’article de Frédéric Neyrat dans ce numéro.

7. Pour reprendre le titre de deux numéros d’Actes de la recherche en sciences sociales, nos 114 et 115, septembre et décembre 1996.

8. Pierre Bourdieu, « La double vérité du travail », in Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 244.

9. Françoise Batagliola, Histoire du travail des femmes, Paris, La Découverte, 2000.

10. Margaret Maruani, « Introduction », in M. Maruani (dir.), Les nouvelles frontières de l’inégalité. Hommes et femmes sur le marché du travail, La Découverte/Mage, 1998, p. 7.

11. Voir Christian Baudelot, Michel Gollac et allii, Travailler pour être heureux ? Le bonheur en France, Paris, Fayard, 2003.

12. Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers, Paris, PUF, 1990, p. 291.

13. Emmanuel Renault, L’expérience de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004. Dans ce numéro, Lilian Mathieu montre comment la question de la reconnaissance au travail concerne aussi les salariés les plus précaires et peut conduire à des formes de protestation collective.

14. Robert Castel, L’insécurité sociale, Paris, Seuil, 2003.

15. Sur cette question, voir Laurent Willemez, Le droit du travail en danger, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2006.

16. Voir dans ce numéro l’entretien réalisé avec Michel Gollac et Serge Volkoff. Les mêmes ont dirigé sur cette thématique deux numéros récents d’Actes de la recherche en sciences sociales : nos 163 et 165, juin et décembre 2006.

17. De nombreux travaux sur des cas concrets ont été réalisés ; parmi eux, on peut insister sur ceux de Michel Pialoux : cf. Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999.

18. Michel Pialoux, « Le désarroi du délégué », in Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 413-432.
   

 
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