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La stratégie de Lisbonne : une révolution silencieuse |
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Revue savoir/agir, n°5, septembre 2008, Éditions du Croquant, pp. 143-152.
ernier couac en date : le « non » irlandais (juin 2008). Il a ramené sur le devant de la scène le traité de Lisbonne, déjà tombé dans l’oubli là où il avait été ratifié. Les titres ont alors évoqué une nouvelle crise des institutions. L’Europe serait en panne, victime d’une mauvaise communication, bouc émissaire d’un mécontentement national injustement reporté sur elle. Tout se passe comme si les réformes à l’œuvre dans les pays membres, qui affectent simultanément les systèmes de santé, de retraite, d’assurance chômage, d’éducation ou de recherche, et suscitent des mouvements contestataires, étaient isolées du contexte politique de l’Union européenne. Or toutes participent d’un même chantier de transformation sociale engagé à l’échelle européenne dans le cadre d’une stratégie cohérente dite… de Lisbonne. Ironie du sort : si le traité de Lisbonne n’a aucun rapport avec la stratégie du même nom, son échec n’est pas sans lien avec elle. Inconnue du grand public, la stratégie de Lisbonne opère une « révolution silencieuse ». Elle n’est certes pas cachée, mais n’est pas non plus visible. Tel un mirage, elle se donne à voir en toute transparence sur son site Internet 1, qui donne accès en ligne aux multiples documents officiels, et de ce fait devient labyrinthique pour le « commun des mortels ». Cet article vise à proposer un fil d’Ariane pour se repérer dans ce dédale, et offrir des clés de compréhension comme autant de prises à la résistance. Forts de cette conviction que le savoir donne des raisons d’agir, entrons dans la fabrique néolibérale d’une « Europe compétitive ». Le « printemps social » de Lisbonne ? Pour saisir le sens – la signification et l’orientation – de la révolution en cours, il nous faut remonter à mars 2000. À cette date se tient un Conseil européen extraordinaire dans la capitale du Portugal qui occupe alors la présidence de l’Union. Bien que ce premier « sommet de printemps » n’ait pas fait les gros titres, il marque un véritable tournant dans l’histoire de la construction européenne. Ce changement de cap ne se réduit pas à un cas d’étude pour initiés, intéressant uniquement les praticiens ou spécialistes de l’Union ; il concerne tous les citoyens européens, aussi bien les chercheurs, les enseignants et leurs étudiants que les travailleurs, les chômeurs, les retraités ou les patients. Les chefs d’État et de gouvernement des pays membres ont en effet assigné à l’Union « un nouvel objectif stratégique pour la décennie à venir : devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde 2 ». Dans leurs conclusions, cet objectif prend corps dans un programme décennal en deux volets. Il vise d’une part à « préparer la transition vers une économie compétitive, dynamique et fondée sur la connaissance », et d’autre part à « moderniser le modèle social européen en investissant dans les ressources humaines et en créant un État social actif » (voir ci-dessous).
Pour la première fois, les problèmes de recherche et d’innovation, d’éducation et de formation professionnelle, ou encore de pauvreté et d’exclusion sociale figurent sur un même plan que les réformes économiques, les marchés financiers et les politiques d’entreprises. C’est pourquoi ce sommet a été présenté à l’époque, aussi bien par les universitaires que par les syndicalistes ou les sociaux-démocrates, comme l’acte de naissance de l’« Europe sociale », comme la « revanche de Maastricht » 3. Et pour cause, ce qu’on a appelé la « vague rose » avait déferlé sur l’Europe depuis octobre 1995, date à laquelle le parti socialiste portugais dirigé par António Guterres accédait au pouvoir. Cette victoire avait été suivie en avril 1996 par celle de « l’Olivier », coalition italienne des démocrates de gauche formée autour de Romano Prodi. En mai 1997, le New Labour de Tony Blair prenait le pouvoir aux conservateurs pour la première fois depuis dix-huit ans. Le mois suivant, des législatives anticipées en France profitaient à la « gauche plurielle » et conduisaient Lionel Jospin à la tête d’un gouvernement de cohabitation. En septembre 1998, le social-démocrate Gerhard Schröder l’emportait sur Helmut Kohl, chancelier chrétien-démocrate depuis seize ans… Au total, onze pays membres sur quinze étaient gouvernés au centre-gauche lorsque le Portugal prit la présidence de l’Union en janvier 2000. Son Premier ministre Guterres peut dès lors d’autant plus mettre à profit un contexte politique propice au consensus qu’il se trouve aussi être à la tête de l’Internationale socialiste où il fait figure d’« homme de synthèse ». Afin d’ouvrir le chantier de la troisième révolution industrielle, celle du « capitalisme informationnel » et de la société dite « cognitive et apprenante », il propose de réconcilier le social et l’économique en hybridant l’héritage progressiste de la social-démocratie avec les apports néolibéraux de la « troisième voie ». Aux promesses de la « vague rose » s’ajoutent ainsi celles d’une « nouvelle économie » dont les États-Unis offrent un modèle au Vieux Continent. De la première, on attend un projet pour bâtir une « Europe sociale » conçue non plus à l’encontre, ni même à l’écart, mais à l’appui de la compétitivité industrielle ; et de la seconde, une croissance « vertueuse » – c’est-à-dire non inflationniste – fondée sur l’« immatériel » et le « capital humain », accompagnée d’un « retour au plein emploi ». Forte de cet unanimisme politique et économique, la présidence portugaise convoque dès mars un sommet extraordinaire pour soumettre aux membres de l’Union une stratégie qui se veut à la fois globale et pragmatique : globale, dans la mesure où elle concerne aussi bien les politiques d’entreprise, de l’emploi et de l’innovation, que la réforme des systèmes de retraite, d’éducation ou de santé ; pragmatique, car elle délaisse la méthode communautaire traditionnelle. Celle-ci consiste à produire du droit supranational en faisant fonctionner le « triangle institutionnel », suivant lequel la Commission propose et le Conseil des ministres dispose en codécision avec le Parlement. Datant des pères fondateurs, ce mode de construction européenne par le droit s’est montré utile pour intégrer les économies nationales dans un marché commun, mais apparaît dorénavant inopérant pour aller au-delà d’une Union économique et monétaire, et s’attaquer aux domaines non marchands que sont les systèmes nationaux de protection sociale, de santé, de retraite, d’enseignement ou de recherche. Dans ces secteurs d’action publique, l’enjeu n’est plus en effet d’harmoniser les législations dans un souci de concurrence « libre et non faussée », mais de rationaliser l’intervention gouvernementale dans un but de compétitivité internationale. À tous les échelons, les dirigeants politiques doivent s’efforcer d’aménager un « environnement » réglementaire, fiscal, culturel, sociétal, propice aux activités entrepreneuriales et attractif aux yeux des investisseurs en capital financier et « humain » (brain gain). Face aux blocages et « dysfonctionnements » de l’Union, la présidence portugaise entend remédier à ce qu’elle diagnostique être des problèmes organisationnels, en ayant recours aux solutions forgées par les théoriciens du management à l’intention des gestionnaires privés comme publics. Il ne s’agit plus de s’accorder sur des normes juridiques, mais de gérer efficacement l’organisation européenne sur le modèle de l’entreprise. La force d’une méthode faible Conseillée notamment par Bernard Brunhes, dont le cabinet de consultants est spécialisé dans le déploiement opérationnel des politiques publiques et l’accompagnement des réformes dans les entreprises comme dans les organismes publics, la présidence portugaise met au point une nouvelle méthode, plus souple, plus « moderne » que la poussiéreuse méthode communautaire. Là réside toute l’originalité de la stratégie de Lisbonne : dans la démarche qu’elle inaugure. Elle aménage un dispositif de coopération intergouvernementale, prétendument ouvert à tous les acteurs de la « société civile » et baptisé de ce fait : méthode ouverte de coordination (MOC dans le jargon européen).
La singularité de cette méthode tient à ce qu’elle est dénuée de tout formalisme juridique, et c’est ce qui fait sa force. Elle fonctionne à l’émulation entre pairs et à la surveillance multilatérale, sans recours à la contrainte légale. La MOC est purement incitative : elle s’appuie sur la bonne volonté des États. Par la valorisation des performances nationales, leur quantification et la publicité de leur classement, elle engage les gouvernants dans une même compétition. Elle les amène ainsi à se plier à la discipline d’une gestion par objectifs comportant une obligation de résultats. La stratégie de Lisbonne envisage donc bien la continuation de la construction européenne, mais par d’autres moyens qui ne sont plus diplomatiques ni juridiques, mais managériaux et disciplinaires. Autrement dit, les nouveaux champs investis par l’Union, sous la bannière de la MOC, ne font plus l’objet d’une intégration par le droit, mais d’une européanisation par le chiffre. Cette façon d’aiguillonner la coordination intergouvernementale au moyen d’une stimulation concurrentielle est directement inspirée du management d’entreprise, qui a élaboré un procédé de « collaboration compétitive ». Les managers parlent à cet égard de co-opetition, mot-valise formé par contraction de co-operation et de compétition. La technique privilégiée pour agencer une telle situation de co-opetition est le benchmarking. Les Français traduisent cet anglicisme le plus souvent par « étalonnage des performances » ou « évaluation comparative » ; les Québécois préférant le terme de « parangonnage ». Quelle que soit l’appellation retenue, cette technique consiste à repérer un étalon ou un parangon, c’est-à-dire un modèle avec qui se comparer dans le but de combler l’écart de performance qui vous en sépare. La prolifération actuelle de ses usages, aussi bien dans le secteur privé que dans l’administration publique, tend à lui conférer la force de l’évidence et de la nécessité. Il est tenu pour la réponse au besoin présumé universel et impératif de compétitivité. Loin d’être politiquement neutre, le benchmarking produit des effets de codification et de prescription qui influent sur le sens donné à l’action étatique. Il borne le champ des possibles en délimitant ce qui est faisable par la mesure de ce qui a été fait, le souhaitable se réduisant alors aux meilleurs scores enregistrés. Par la mise en nombre et la mise en comparaison des résultats nationaux, il rend visibles leurs différentiels de performance dans des palmarès qui réordonnent « grands » et « petits » pays à l’aune de leur grandeur compétitive. Or cette grandeur n’est pas un donné qui préexisterait à l’exercice du benchmarking : elle est endogène à son évaluation quantificatrice et classificatrice. Paradoxalement, le pouvoir associatif du benchmarking procède de logiques de différenciation, et non plus d’uniformisation comme avec le droit et la méthode communautaires. Il met en relation ses objets en les inscrivant sur un même plan d’équivalence comptable ou statistique, pour être alors en mesure de les confronter et de les distinguer. Sa pratique est donc lourde de conséquences sur la finalité qui préside aux processus d’intégration européenne. « Europe sociale » vs « Europe compétitive » En systématisant l’emploi du benchmarking, la stratégie de Lisbonne conjugue ses volets économique et social sur le même mode : l’impératif de compétitivité. Ce faisant, elle désarme les partisans d’une « Europe sociale », conçue comme un projet de société qui chercherait sa cohésion non pas dans une course généralisée à la compétitivité, mais dans la réduction des inégalités par l’intégration des systèmes collectifs de solidarité. En revanche, elle équipe les tenants d’une « Europe compétitive » par la réalisation d’un espace européen d’équivalence, dans lequel la commune mesure ne sert pas l’égalité sociale et spatiale mais une mise en compétition des populations et des territoires. Les moyens ne sont pas neutres à l’égard des fins. L’inadéquation du benchmarking en matière sociale – plus rétive au réductionnisme statistique et à la temporalité gestionnaire – a ainsi conduit à une marginalisation des processus dédiés à la santé, aux retraites ou au combat contre la pauvreté. Si le principe d’application de la MOC a été validé dès 2000 pour la lutte contre l’exclusion, il n’a été accepté qu’en juin 2001 s’agissant de la réforme des systèmes de retraite ; et seulement en 2004, pour la santé. Encore, il ne s’agit là que d’une acceptation de principe, et non pas de la mise en pratique de ces trois MOC – dites « Inclusion », « Pension » et « Santé » – qui s’avèrent paralysées sans les supports statistiques indispensables aux opérations de benchmarking. Leur exécution suppose une harmonisation préalable de certaines notions (pauvreté, bien-être, inégalité, chômage, sans-abri 4, etc.) dont les définitions varient selon les pays, voire d’un organisme social à l’autre. Aussi la coordination des politiques sociales réclame-t-elle du temps ; un temps que l’échéancier de Lisbonne ne leur laisse pas en attelant ces processus à la cadence des programmes économiques. Depuis son lancement en 2000, la stratégie décennale de Lisbonne a sans cesse été l’objet d’un effort de rationalisation et de synchronisation des cycles de MOC. 2005 est à cet égard une année charnière. La Commission Barroso profite de cette occasion symbolique pour amorcer un « nouveau cycle triennal de gouvernance pour la croissance et l’emploi ». Elle s’appuie pour ce faire sur le rapport d’expertise qu’un « groupe de haut niveau », présidé par Wim Kok (ex-Premier ministre néerlandais, social-démocrate) et réputé « indépendant », remet au moment de son entrée en fonction, en novembre 2004. Cette évaluation à mi- parcours rend publics des résultats décevants sans pour autant mettre en cause la méthode suivie. Tout au contraire, les avancées insatisfaisantes commandent selon ses auteurs – dirigeants d’entreprises, syndicalistes, élus politiques, économistes – une « accélération » privilégiant les visées de croissance et d’emploi, et bornant les finalités sociales à la quête d’« avantages concurrentiels » 5. Forte de cette caution experte, la Commission recommande au Conseil d’opérer un « recentrage stratégique » sur les priorités économiques au détriment des enjeux de protection sociale et de « développement durable ». Elle parle à cet égard de streamlining, ce qui renvoie littéralement à l’idée d’une rationalisation. Autrement dit, il s’agit de poursuivre les efforts entrepris en simplifiant le dispositif de Lisbonne au détriment de la complexité des phénomènes sociaux. Plusieurs directions sont suivies à cet effet : les Lignes directrices pour l’emploi, développées dès 1997 dans le cadre de la Stratégie européenne pour l’emploi, étaient au nombre de 21 en 2000. Leur consolidation en 2003 avec les GOPE 6 les a réduites à « dix commandements ». Dans le cadre d’un « nouveau cycle triennal de gouvernance » (2005-2007), elles ne sont plus que huit contre 21 lignes d’action micro et macroéconomiques. Quant aux trois cycles de MOC – Inclusion, Pensions, Santé –, ils ont été fusionnés dans le cadre d’une seule « Méthode ouverte de coordination appliquée à la protection sociale et à l’inclusion sociale », abrégée en MOC PSIS. Concrètement, cette fusion se traduit par une liste unique d’objectifs horizontaux, tels que « l’égalité des chances » ou « l’accès au marché du travail », et par un « rapport commun annuel sur la protection sociale et l’inclusion sociale » publié à partir de 2005. Cette tendance à saper le pilier social a été confirmée par les trois axes du « nouveau cycle de la stratégie de Lisbonne renouvelée pour la croissance et l’emploi » (2008-2010). Le programme se résume à : « Investir dans la connaissance et l’innovation » ; « Libérer le potentiel des entreprises, en particulier les PME » ; « Investir dans le capital humain et moderniser les marchés du travail » 7. N’en déplaise aux zélateurs du « consensus », la construction européenne ne soulève pas que des questions institutionnelles et des problèmes d’organisation. Elle porte un projet de société « révolutionnaire » qui se dérobe aux débats contradictoires et au choix populaire. Aussi techniques que soient ses modalités de fonctionnement, elles traduisent une nouvelle façon de faire société et de produire du politique. Ce n’est donc pas dans les lieux de la démocratie étatique (constitutions, parlements, partis, isoloirs) qu’il faut aller chercher l’espace des possibles et la vivacité politique de l’Union. Son devenir se façonne au quotidien dans les enceintes où sont discutés les critères d’évaluation, la sélection des indicateurs ou le bien-fondé des classements. Il est dès lors illusoire de réduire l’actualité européenne aux manifestations éruptives que donnent ponctuellement à voir les polémiques sur la transposition des directives ou la ratification des traités. Et il est tout aussi trompeur de faire grief aux seuls « technocrates de Bruxelles » d’une dépolitisation de la construction européenne, qui tient moins à l’hermétisme de l’« eurojargon » qu’au passage sous silence dans les médias et par les gouvernants nationaux d’un événement comme Lisbonne (2000) et de ses implications pour tous les patients, travailleurs, contribuables, chômeurs, étudiants, chercheurs, retraités, usagers des services publics. Si la stratégie de Lisbonne concerne tous les citoyens, ses promoteurs leur dénient de fait tout droit de participation et de résistance en les privant d’une information indispensable à la conduite d’une action qui soit à la hauteur des enjeux, à savoir une mobilisation transnationale. ------------------------------------------------ 1. Le portail de l’Union européenne, Europa (http://europa.eu), héberge un site consacré à la « stratégie de Lisbonne pour la croissance et l’emploi » (http://ec.europa.eu/growthandjobs/index_fr.htm). 2. Conseil européen, « Conclusions de la présidence », Sommet de Lisbonne, 23 et 24 mars 2000, § 5. 3. Martin Rhodes, « Lisbon: Europe’s Maastricht for Welfare? », ECSA Review, vol. 13, n° 3, pp. 2-4. 4. Sur ce cas, lire Cécile Brousse, « Définir et compter les sans-abri en Europe : enjeux et controverses », Genèses, n° 58, mars 2005, pp. 48-71. 5. Commission européenne, « Relever le défi : la stratégie de Lisbonne pour la croissance et l’emploi », Rapport du groupe de haut niveau présidé par M. Wim Kok, novembre 2004, p. 19. 6. Les grandes orientations des politiques économiques (GOPE), qui prennent la forme d’une recommandation du Conseil, constituent le maillon central de la coordination des politiques économiques des États membres. Elles assurent une surveillance multilatérale de l’évolution économique dans les États membres. Depuis 2003, les GOPE sont publiées pour une période de trois ans (source : glossaire publié par la Commission, voir http://europa.eu/scadplus/glossary/broad_ec_pol_guidelines_fr.htm). 7. Conseil européen, « Conclusions de la présidence », Sommet de Bruxelles, 13 et 14 mars 2000, § 4 à 16. |
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