Quelque chose de pourri...Le magazine de l'Homme Moderne

Grammaire de la supercherie
Tariq Ali

Ce texte est extrait du chapitre 3 de Tariq Ali, Quelque chose de pourri au Royaume-Uni — Libéralisme et terrorisme, Éditions Raisons d'agir,  sortie le 7 décembre 2006. ISBN: 2-9121-0732-6, 6 euros. [Publié avec l'aimable autorisation des Éditions Raisons d'agir]

 

La crise de la représentation induite par le consensus caché qui règne entre les grands partis et par le soutien dont ils bénéficient dans les médias peut conduire à des explosions politiques inattendues,à de véritables charivaris — au sens historique que E. P. Thompson donne à ce terme22 —, évidemment très mal supportés par les reclus de la bulle politico-médiatique. Le rejet par les électeurs français et néerlandais d’un projet de Constitution européenne enfermant le pouvoir venu d’en haut dans les frontières libre-échangistes en a été un exemple; il se serait sans aucun doute répété en Grande-Bretagne si le gouvernement n’avait annulé le scrutin.

Le modèle néolibéral a atomisé la vie sociale et politique, affaibli la responsabilité démocratique et radicalement détruit les marges de manœuvre réformistes au sein du système. La désindustrialisation a conduit au déclin des syndicats et des partis ouvriers. Un gigantesque complexe associant la publicité et le loisir a façonné la culture de masse selon les besoins du marché. En Grande-Bretagne, cet affaiblissement et cet évidement du processus démocratique sont allés encore plus loin que dans d’autres pays européens grâce à des dispositifs constitutionnels grotesques : système électoral majoritaire, monarchie télévisuelle, deuxième Chambre non élue. Le système électoral britannique a permis d’occulter le reflux incessant du soutien populaire au New Labour. En 1997, 13,5 millions d’électeurs ont voté travailliste (c’était déjà moins que les 14 millions qui avaient accordé leur voix à John Major en 1992). En 2001, le nombre de suffrages pour le même parti est tombé à 10,7 millions. En 2005, il a encore chuté pour atteindre 9,5 millions — à peine un cinquième (21,8 % seulement) de l’électorat total. C’est le taux de votes favorables à un gouvernement le plus faible de toute l’Union européenne. Encore moins que les 32 % d’Américains qui ont voté Bush.

Cependant, grâce au tour de passe-passe du système électoral majoritaire, ces votes en baisse ont continué à donner des majorités parlementaires écrasantes au Parti travailliste. En 2001, avec un taux d’abstention record de 41 %, il obtenait 413 sièges, les conservateurs 166 et les libéraux démocrates 52. En 2005, avec une participation un peu meilleure, le système lui octroyait 356 sièges pour 35 % des suffrages, les Tories en obtenaient 198 pour 30 % des voix et les Liberal Democrats 62 pour un score de 22 %. Près de 3 millions d’électeurs travaillistes issus des vieux bastions industriels du Nord et des West Midlands avaient décidé de s’abstenir. La pénétration des coffee shops Starbucks dans les vieux centres-villes n’est, hélas, pas parvenue à casser le sentiment profond d’aliénation et de désespoir. L’autre grande catégorie d’abstentionnistes est composée en grande majorité des moins de 25 ans. « Nous sommes un pays jeune », avait glissé un speech writer dans l’un des monologues électoraux de Blair. Une majorité des 18-25 ans n’ont voté ni en 2001 ni en 2005. On sait que Gordon Brown n’affectionne guère le surréalisme. Il a pourtant donné une explication de ce phénomène qui s’en inspire : si tant de gens n’ont pas voté, c’est parce qu’ils étaient satisfaits de la politique du gouvernement! Ces abstentions, associées à un déclin massif du vote conservateur (passé de 14 millions en 1992 à 9,6 millions en 1997, à 8,3 millions en 2001 et à 8,7 millions en 2005), soulignent la crise de représentation que connaît le système actuel. Le démocratisme a triomphé au détriment de la démocratie. Et la Grande-Bretagne glisse vers le modèle des États-Unis : les pauvres se moquent bien de voter et les riches allongent 200 millions de dollars pour soutenir le candidat de leur choix.

COLÈRES ET PROTESTATIONS

Grâce au système parlementaire et à la bulle médiatique, Blair n’a pas été affecté très longtemps par la baisse de popularité de sa politique. Mais peu à peu il a mécontenté une fraction significative de la population. Au sein de la bulle, beaucoup étaient incrédules. « Une question de politique étrangère qui déciderait des élections ? Ridicule. » C’est pourtant ce qui s’est passé. La grammaire de la supercherie utilisée par Blair et ses ministres pour soutenir Washington et sa politique guerrière au Moyen- Orient leur a aliéné des millions de gens. Et ce phénomène ne s’est nullement cantonné aux électeurs traditionnellement travaillistes : il s’est étendu à l’« Angleterre moyenne ». Combien de fois a-t-on entendu : « J’approuvais sa politique, j’admirais son éloquence, je me moquais de sa révérence envers l’Église, et puis il y a eu l’Irak. Il a menti. Je ne lui pardonnerai jamais » ? La montée de la colère publique vis-à-vis du gouvernement n’a pas grand rapport avec des justifications idéologiques. Les citoyens ordinaires ont senti simplement qu’on leur vendait des mensonges.

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À cet égard, on peut remarquer que la réaction de la presse de gauche en Grande-Bretagne est restée très en deçà de celle des États-Unis. En d’autres termes, même si la politique étrangère des États-Unis et celle de la Grande-Bretagne ont été identiques, la gauche britannique a été beaucoup plus réticente à critiquer Blair que la gauche américaine à critiquer Bush. Mark Danner, notamment, auteur d’un livre dénonçant les actes de torture perpétrés à Abou Ghraib, a suggéré dans la New York Review of Books que l’équipe Cheney-Bush usait du pouvoir non seulement pour déformer la vérité mais aussi pour imposer sa propre réalité : « Selon ce raisonnement, le pouvoir a toute latitude pour façonner la vérité : il peut, en fin de compte, déterminer la réalité, du moins la réalité acceptée par la plupart des gens — c’est un point essentiel, car l’administration Bush a été particulièrement prompte à reconnaître que, en politique, l’important n’est pas ce que croient les lecteurs du New York Times, mais ce que la plupart des Américains veulent bien croire. […] Les arguments devaient donc toujours être gros, clairs et puissants ; ils devaient s’adresser aux émotions et aux instincts, pas à l’intellect. La vérité importait peu ; elle était entièrement subordonnée à la tactique et à la psychologie25. »

LES TRAITS RAVAGÉS DU VAINQUEUR

La campagne électorale de 2005 fut l’une des plus mornes de l’histoire britannique. Sur toutes les questions importantes, les conservateurs ont soutenu leur adversaire — les dirigeants conservateurs étaient tout aussi impressionnés par Blair que celui-ci l’avait été par Thatcher. Les Liberal Democrats n’ont pas fait de l’Irak le thème central de leur campagne, même si, au début, ils s’étaient opposés à l’entrée en guerre et avaient opté pour le retrait de toutes les troupes britanniques en décembre 2002. Ils étaient affligés d’un chef de file si incapable qu’il n’a pas su profiter des faiblesses du New Labour. Les Verts et la récente alliance baptisée « Respect » — une coalition électorale antiguerre menée par le Socialist Worker Party, la formation d’extrême gauche la plus importante de Grande-Bretagne, et des groupes musulmans — ont concentré leur campagne sur l’Irak, tout comme certains candidats libéraux-démocrates individuellement ainsi que le groupe Familles de militaires contre la guerre. Parmi eux, seul Respect a gagné. George Galloway, chassé du groupe parlementaire travailliste du fait de son opposition intransigeante à la guerre en Irak, a gagné sans difficulté un siège travailliste dans l’East End londonien : à Bethnal Green and Bow, quartier situé près de la Tamise et des docks où s’établissent traditionnellement les réfugiés29. Les musulmans bengalis y sont aujourd’hui nombreux et représentent une fraction considérable de l’électorat. Ils ont choisi, malgré la forte pression de la hiérarchie travailliste, d’élire un homme blanc non musulman, parce que, comme lui, ils étaient opposés à la guerre. Ailleurs, le clanisme a prévalu. Nombre de militants antiguerre ne sont pas parvenus à comprendre que le New Labour était à un « tournant historique » et que, pour vaincre les députés va-t-en-guerre, il fallait un vote tactique à grande échelle dans tout le pays.

Blair a gagné, mais il a rassemblé des votes populaires dégoûtés et une majorité parlementaire réduite. Au cours de la soirée qui a suivi l’élection, l’un des candidats rivaux du Premier ministre, qui a perdu un fils en Irak, a dénoncé la guerre, et l’inhumanité de Blair : ce fut un moment poignant. Livide, le vainqueur s’est efforcé de rester calme et d’endurer les attaques. C’est à ce moment-là que j’ai pensé à Dorian Gray. Quel contraste entre le visage du « nouveau, nouveau, nouveau » dirigeant, qu’on nous montrait en 1997 auréolé de drapeaux britanniques savamment disposés par Mandelson, et les traits ravagés de ce politicien méprisé en 2005. La guerre avait terriblement mal tourné. La propagande avait décervelé le pays, mais les images sanglantes affluaient, encore et toujours.

 

22 – Edward P. Thompson, Customs in Common. Studies in Traditional Popular Culture, New York, 1992.

25 – Mark Danner, « The Secret Way to War », New York Review of Books, 9 juin 2005. Danner est l’auteur de Torture and Truth : America, Abu Ghraib, and the War on Terror, New York, 2004.

29 – D’abord les huguenots fuyant la répression catholique en France après le massacre de la Saint-Barthélemy, et, quelques siècles plus tard, les juifs fuyant les pogroms tsaristes de Russie et de Pologne, puis de l’Allemagne nazie (NdA).