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  Alain Accardo
    sociologue engagé

 
   

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 Entrevue.

 
 


Une entrevue électronique préparée par Richard Brun et Raphaël Desanti pour la liste Champs. Juin 2003.
Alain Accardo vient de publier Le petit-bourgeois gentilhomme. La moyennisation de la société, aux Éditions Labor.

 
 

 

Question .1 - Au cours de votre parcours professionnel et intellectuel, dans quelles circonstances avez-vous rencontré le travail sociologique de Bourdieu, ainsi que cet auteur ?

R.- J’ai rencontré Pierre Bourdieu en 1958, à l’Université d’Alger où il avait été nommé assistant, à l’issue de son service militaire, effectué en Algérie. Il venait de publier son premier ouvrage, Sociologie de l’Algérie, et il était chargé d’enseigner la sociologie aux étudiants en philosophie dont je faisais partie (il n’y avait pas encore de filière autonome pour la sociologie). Il m’intégra rapidement à un groupe de recherche qu’il avait constitué et j’ai été ainsi conduit, en compagnie de mon condisciple Abdelmalek Sayad, qui devait devenir son collaborateur et ami — et un éminent sociologue de l’émigration — à participer aux enquêtes sur le terrain, à Alger d’abord, puis dans la région de Collo, en Petite-Kabylie, d’où devait sortir la publication de Travail et Travailleurs en Algérie (Mouton, 1963). Nous n’avons jamais perdu contact depuis ce temps-là.

Q.2 - En publiant La sociologie de Bourdieu (1986), avec Philippe Corcuff, et Introduction a une sociologie critique (1997), qu'est-ce qui vous a conduit à faire œuvre de vulgarisation ?

R.- En fait l’Introduction à une sociologie critique (Le Mascaret, 1997) a été la réédition, refondue et augmentée, d’un ouvrage publié en 1991 sous le titre Initiation à la sociologie — l’illusionnisme social ; une lecture de Bourdieu, ouvrage qui était lui-même une réédition améliorée d’un premier ouvrage publié dès 1983.

Au début des années 80, avant même le retour de la gauche au pouvoir et ses tristes reniements, mon évolution personnelle m’avait conduit à la conviction — plus ou moins reléguée au second plan par la dépense d’énergie militante qu’il fallait investir en permanence sur le terrain du combat politique et syndical pour une union de la gauche qui ne fût pas un simple machin électoraliste (ce qu’elle allait malheureusement devenir) — que la gauche dans son ensemble ne disposait pas de toutes les ressources théoriques nécessaires pour penser le mouvement réel de la société et le stade où celle-ci se trouvait. Jusque-là, l’ancrage de la tradition marxiste/communiste et le renfort du structuralisme avaient maintenu, dans le champ intellectuel, la vision théorique du social au niveau macrosociologique, celui des grandes structures objectives impersonnelles et des agents collectifs. Quant au niveau microsociologique, celui des interactions individuelles et des structures de la subjectivité personnelle, il était abandonné à des approches psychologiques qui tendaient trop souvent à réduire le social à de l’intersubjectif quand ce n’était pas à une simple juxtaposition de faits individuels. On était donc assez mal outillé pour combler l’écart entre les niveaux macro et micro, c’est-à-dire pour penser dialectiquement leurs rapports. Personnellement je me sentais de plus en plus mal à l’aise devant l’hiatus grandissant que je percevais entre les projets exaltants de l’utopie révolutionnaire et le mode de vie réel, à l’américaine, qui faisait du petit-bourgeois individualiste, hédoniste et spéculateur, la véritable figure de l’Homme nouveau.

En tant que sociologue, j’étais d’autant plus sensible à ces lacunes que j’étais assez bien informé des travaux réalisés en science sociale et plus précisément, pour en avoir suivi de façon détaillée la progression depuis le début, des travaux de Bourdieu et de son école. J’avais assisté avec enthousiasme, année après année, à la construction d’un édifice théorique, d’une richesse et d’une diversité empiriques impressionnantes et d’une grande puissance conceptuelle, qui faisait voler en éclats les cloisonnements académiques entre les différents terrains de la recherche et qui se caractérisait justement par sa capacité d’embrasser l’ensemble du monde social en articulant de façon cohérente le macro et le micro, l’objectif et le subjectif, l’interne et l’externe, en en montrant l’interpénétration et les rapports réciproques. Au début des années 80, des œuvres importantes et parfois majeures étaient déjà publiées, comme L’amour de l’art (1966), Le métier de sociologue (1968), La reproduction (1970), La distinction (1979), Le sens pratique (1980). C’est dire qu’on disposait déjà des principaux outils d’analyse qui étaient à l’œuvre dans la grille bourdieusienne et qui permettaient de se donner une vision plus juste et plus actuelle de la réalité des classes et de leurs rapports.

Malheureusement, la connaissance de ces travaux qui auraient pu aider à enrichir ou renouveler les perspectives traditionnelles sur le social, était assez peu répandue en dehors des cercles spécialisés (et encore !) et peu nombreux étaient, en France, ceux qui connaissaient vraiment la sociologie de Bourdieu et étaient capables d’en tirer parti dans leur travail personnel. Cette ignorance s’accompagnait même, dans bien des cas, dans le mouvement syndical et politique, d’une méfiance qui durait depuis le temps où la publication (en 1964) de Les Héritiers avait froissé la susceptibilité, c’est le moins qu’on puisse dire, des milieux enseignants de gauche, plutôt hermétiques, à cette époque-là, à l’idée que la lutte des classes était aussi une lutte des classements, y compris des classements scolaires et universitaires et que le système scolaire n’était pas aussi libérateur qu’on le proclamait depuis des générations. Il y avait aussi cette hostilité quasi instinctive et si répandue que déclenche chez les individus des sociétés individualistes, surtout chez les plus instruits, la menace supposée dans toute analyse sociologique de vouloir les arracher à leur singularité et leur originalité pour les renvoyer à leur sérialité et leur anonymat. D’une façon générale, les analyses de Bourdieu indisposaient tout le monde : d’un côté, les tenants de la tradition marxiste officielle parce qu’ils ne retrouvaient pas chez lui les schémas habituels qui servaient depuis des lustres à expliquer, de façon très objectiviste et économiste le mouvement de la société et à fétichiser le rôle révolutionnaire du prolétariat et de ses porte-parole. C’est ainsi qu’au PCF on a très longtemps tenu Bourdieu pour un sociologue « bourgeois » et « académique ». De l’autre, les partisans de l’ordre établi le tenaient pour un dangereux « gauchiste », voire un « crypto-communiste », rêvant de subversion violente. Les « gauchistes » enfin, parce que ses analyses de la prétention des prétendants au pouvoir éclairaient trop crûment leur révolutionnarisme de pacotille. Pour tous il faisait figure a priori d’adversaire et d’épouvantail, ce qui dispensait d’examiner vraiment ce qu’il disait. Les intellectuels, en particulier ceux qui avaient partie liée avec le pouvoir et les médias, l’ont très vite poursuivi de cette haine inexpiable et habilement euphémisée qui est un des sous-produits spécifiques du champ intellectuel. Bref, il dérangeait à droite, à gauche, au centre, partout, en pratiquant la sociologie comme « un sport de combat », sans concession.

En tant qu’intellectuel et militant de gauche, j’étais désolé de cette méconnaissance et de cette hostilité. J’avais le sentiment grandissant que ce qui manquait cruellement à la pensée de gauche, c’était une théorie de la subjectivité bien fondée sociologiquement, malgré les tentatives louables de certains penseurs marxistes pour développer une théorie matérialiste à partir des linéaments esquissés par Marx lui-même. Et le travail de Bourdieu, qui mariait le meilleur de Marx, de Durkheim et de Weber, me paraissait justement de nature à combler cette lacune. Il était de plus en plus clair à mes yeux que le nouveau matérialisme historique, le marxisme vivant en somme, c’était dans sa sociologie qu’il fallait le chercher, et pas ailleurs. Il me semblait donc nécessaire de faire connaître davantage ses analyses. Je m’y efforçais déjà dans le cadre de mon enseignement universitaire, mais il fallait aller au-delà de ce cadre restreint et contribuer à les populariser vraiment, pour répondre au souhait que Bourdieu formulait lui-même de « disséminer plus largement les armes de la critique sociale ». J’espérais, sans trop y croire, que d’autres sociologues, plus qualifiés et plus renommés que moi, s’attelleraient à cette tâche. J’étais plutôt sceptique parce que je savais (justement grâce aux analyses bourdieusiennes du champ intellectuel) que dans le monde scientifique en général, entre ceux qui se censurent parce qu’ils occupent des positions dominées et qu’ils craignent, à tort ou à raison, de paraître prétentieux ou de ne pas être à la hauteur de l’entreprise et ceux qui s’abstiennent parce que, occupant des positions dominantes, la divulgation de leur savoir leur paraît une tâche « vulgaire » et dévalorisante, il ne reste plus grand monde pour faire ce travail à la fois très délicat et peu rentable sur le plan universitaire, travail pourtant utile si on veut que la science serve à autre chose qu’à faire des carrières de mandarins, à alimenter des projets technocratiques et à renforcer l’arsenal symbolique des groupes dominants.

C’est la raison essentielle pour laquelle j’ai pris finalement la décision d’élaborer moi-même, vaille que vaille, un texte de vulgarisation de la sociologie de Bourdieu, ou plus exactement de ce que je pensais en avoir saisi et qui me paraissait tellement éclairant pour la compréhension des stratégies des agents sociaux. Ma motivation était donc fondamentalement militante. Dans mon esprit, il ne s’agissait absolument pas d’un investissement à finalité universitaire. Il s’agissait au contraire de faciliter l’accès à la sociologie de Bourdieu pour des militants politiques, syndicaux, associatifs, comme ceux que je côtoyais à longueur de temps et qui, à de très rares exceptions près, soit ne connaissaient rien de cette œuvre, soit y avaient mis occasionnellement le nez et en avaient conclu que c’était « difficile à comprendre », « compliqué », voire « illisible » et avaient renoncé à aller plus loin. Mon entreprise rencontra succès et échec à la fois. Échec dans la mesure où le public visé par mon ouvrage, pour des raisons sociologiques que mon emballement militant m’avait fait sous-estimer, n’a pas été vraiment atteint. Succès dans la mesure où l’ouvrage trouva un public intellectuel (chez les enseignants et leurs élèves en particulier) et a quand même, finalement, contribué modestement à une plus large diffusion de la pensée bourdieusienne. D’autant que l’entrée de Bourdieu au Collège de France, en 1982, avait suscité une curiosité plus grande envers son travail. Par la suite, d’autres milieux se sont intéressés à mon ouvrage, comme celui des travailleurs sociaux. C’est cet accueil relativement favorable qui a justifié les rééditions successives et qui m’a encouragé à réaliser la seconde partie projetée de ce travail de présentation, sous forme d’un recueil de textes tirés des œuvres de Bourdieu, que j’ai réalisé en collaboration avec Philippe Corcuff.

Aujourd’hui, le nom de Bourdieu est connu et respecté de tous ceux qui se battent contre les dominations établies et les abus de tous les pouvoirs. Cette immense célébrité est malheureusement de date récente. La plupart des gens de gauche connaissent l’homme pour ses prises de position politiques retentissantes de décembre 95 (mais cette intervention était loin d’être la première). Quant à l’œuvre elle n’est, on peut le craindre, pas beaucoup mieux connue pour autant. Du moins dans sa substance profonde. Ceux qui ont eu la possibilité d’en prendre connaissance, des intellectuels pour la plupart, n’en ont pas toujours tiré un parti véritable (quand ils n’ont pas entrepris de la combattre furieusement, et pas toujours très honnêtement).

Comme le soulignait avec raison Jacques Bouveresse dans un hommage à la mémoire de Bourdieu, celui-ci a été « un des rares intellectuels d’aujourd’hui à être encore capable de tirer des conséquences » de ce qu’il avait appris et compris. Mais parmi ceux qui ont connaissance de ses analyses, rares sont ceux qui les comprennent, au sens fort du mot comprendre, c’est-à-dire qui les intègrent à leur propre substance, les ajoutent à leur être, en tirent les conséquences théoriques et surtout pratiques et s’en trouvent effectivement changés dans leurs rapports à eux-mêmes et au monde environnant. S’approprier les analyses de Bourdieu équivaut en effet à entreprendre un interminable travail de « socioanalyse » personnelle, un travail sur soi-même qui conduit à prendre conscience non seulement de l’existence de mécanismes objectifs cachés de la domination sociale (cet aspect des choses est relativement facile à comprendre et à admettre), mais encore et surtout que les plus cachés, les plus obscurs de ces mécanismes objectifs sont en nous, sont nous-mêmes, sont devenus notre propre substance. En d’autres termes, quiconque veut critiquer sérieusement, avec cohérence et conséquence, la société environnante, doit assumer le devoir d’autoréflexivité ou, si l’on préfère, la dimension autocritique inséparable de toute critique sociale, puisque la société n’existe pas seulement autour et à l’extérieur de nous, mais qu’elle est aussi nous-mêmes et qu’il faut donc éclairer cette dialectique complexe entre le social fonctionnant à l’extérieur (le social objectivé ou histoire-qui se fait-choses) et le social fonctionnant à l’intérieur (le social incorporé ou histoire-qui se fait-personnes), l’un ne pouvant fonctionner sans l’autre. Et cet aspect-là des choses, il ne suffit pas d’être « de gauche » pour le percevoir et le prendre en charge. Comme le disait encore Bouveresse à propos de Bourdieu : « il avait sûrement raison de penser qu’en matière sociale, la volonté de ne pas savoir est aujourd’hui une chose plus réelle que jamais. » Et si, en dépit des hommages de principe qui lui sont rendus, la vision bourdieusienne du social est si peu partagée en pratique, c’est parce qu’elle oblige ceux qui la prennent au sérieux à combattre en eux-mêmes, péniblement, douloureusement, cette « volonté de ne pas savoir » qui est précisément l’une des manifestations profondes et les moins contrôlées de l’incorporation du système dans les individus et la marque de leur adhésion à ce système-là, au-delà (ou en deçà) des critiques partielles qu’ils peuvent lui adresser explicitement sur certains points. Quand le social s’incorpore et s’intériorise, il se transforme en inconscient social. Ainsi beaucoup de gens à l’heure actuelle savent parfaitement que la mondialisation capitaliste est une abomination, une entreprise criminelle organisée et planifiée. Ils en dénoncent les promoteurs et se mobilisent pour la combattre explicitement, dans certains de ses aspects objectifs les plus évidents. Mais entre deux manifestations pour une alter-mondialisation, nombreux sont ceux qui continuent à vivre ou à rêver d’une existence personnelle de plus en plus étroitement calquée sur le modèle de la petite-bourgeoisie américaine asservie au bonheur capitaliste, modèle dont ils ne réalisent pas, bien souvent, à quel point il est tributaire du capitalisme multinational et contribue en retour à diffuser, renforcer et imposer l’idéologie aliénante de la mondialisation capitaliste, ce qu’on pourrait appeler, avec Boltanski et Chiappello, Le nouvel esprit du capitalisme, cet esprit qui anime des millions d’hommes et de femmes des classes moyennes (et sans doute aussi de plus en plus des classes populaires) et qui en fait des complices qui s’ignorent du système capitaliste. La volonté de ne pas savoir n’est pas nécessairement une volonté expresse et délibérée de ne pas voir la réalité, de s’aveugler soi-même (encore que chez certains, à certains moments, on puisse en arriver à cette forme paradoxale de dénégation), c’est plutôt une volonté floue, diffuse, implicite, par défaut en quelque sorte, de préserver sa bonne conscience, son confort matériel, intellectuel et moral, en continuant à se raconter des histoires auxquelles on veut croire. Volonté de ne pas savoir et volonté de croire vont de pair. Trop de gens ne veulent changer du monde social que la place qu’ils y occupent. Ou bien sont prêts à révolutionner la société autour d’eux à condition de ne rien changer à eux-mêmes. C’est à travers ces stratégies équivoques que s’accomplit la logique d’un système qui excelle à changer pour mieux conserver.

Bref, je persiste à penser, vingt ans après ma première tentative de vulgarisation, que si la gauche avait appris à porter sur le social (et donc aussi sur elle-même) un regard plus bourdieusien, elle ne serait pas intellectuellement dans l’état semi-comateux où l’ont mise les penseurs de « l’adaptation à la modernité » et du libéral-socialisme. Et c’est pourquoi j’approuve et soutiens la démarche de ceux qui, aujourd’hui, font l’effort d’étudier et de diffuser la sociologie de Bourdieu, qui reste, dans l’état actuel des choses, un des meilleurs instruments de compréhension du monde social dans toutes ses dimensions.

Q.3 - En tant que vulgarisateur de Bourdieu et pamphlétaire, appelant à une prise de conscience, votre travail de réflexion est basé sur l'idée qu'il y a une importante dimension libératrice dans le dévoilement des mécanismes cachés de la domination. Jusqu'où, selon vous, peut aller cette marge de manœuvre face aux contraintes sociales décrites par Bourdieu ?

R.- J’ai déjà répondu en partie à cette question en répondant à la question précédente. J’ajouterai seulement que si le « dévoilement des mécanismes cachés de la domination » a toujours été un travail d’une importance capitale dans la lutte révolutionnaire — l’idée que les « lumières » de la raison sont libératrices est aussi vieille que le rationalisme — il faut éviter de tomber dans l’erreur typiquement intellectualiste de croire qu’il suffit de mettre en circulation des idées justes et vraies pour changer la réalité et libérer le genre humain. Bourdieu ne commettait pas cette erreur. Au contraire il a forgé des outils théoriques qui permettent justement de comprendre pourquoi les idées, même justes, ne suffisent pas, à elles seules, à changer le monde. Les idées qui circulent ne sont pas émises ni reçues par de purs esprits « sans attaches ni racines », mais par des agents sociaux individuels et collectifs façonnés et structurés en profondeur par un univers social déterminé. Ils sont enracinés dans cette réalité sociale autant qu’elle est enracinée en eux, sous forme de représentations, d’intérêts, de croyances, de sentiments, d’habitudes, de désirs, d’inclinations, etc., en rapport étroit et toujours pré-réflexif au départ, avec leur condition de classe et les positions occupées dans les différents champs de leur pratique individuelle et collective. C’est dire que s’il est possible, en principe, de savoir où commence (dans quelle expérience, quel événement, quelle situation) la prise de conscience d’un agent, on ne peut pas savoir à l’avance jusqu’où elle ira ni avec quels effets. Cela dépendra du double rapport des forces qui va s’instaurer autour de lui et en lui, entre l’ensemble des propriétés qui poussent au changement et l’ensemble des propriétés qui poussent à la conservation. Quoi qu’il en soit, l’évolution des agents sociaux ne s’effectue pas de façon mécanique, ni automatique, ni monolithique, non plus que dans une totale clarté de l’entendement. Nous sommes porteurs d’intérêts et d’attentes multiples et contradictoires, liés à nos investissements pratiques dans différents champs sociaux, spécifiques et relativement autonomes les uns par rapport aux autres et chacun de nos intérêts a des raisons que la raison ignore. De façon très générale, on a tendance à sous-estimer la force d’inertie liée à la capacité des agents sociaux, socialement acquise et entretenue, à faire de nécessité vertu, à s’accommoder de tout, même du pire, et à « aimer leur destin ». Et c’est un travail terriblement long et difficile de repérer et de couper, les unes après les autres, avec le bistouri de l’analyse rationnelle, les adhérences charnelles qui nous attachent viscéralement à notre univers existentiel et nous font supporter l’insupportable.

Pour quelqu’un qui s’efforce de penser la réalité (et donc aussi de se penser) dans une optique bourdieusienne, l’obstacle peut-être le plus difficile à surmonter, et pour cette raison parfois insurmontable, c’est l’effet de désenchantement que provoque l’analyse sociologique en faisant apparaître le caractère mystificateur des multiples mythologies dont ont besoin les rapports de domination pour fonctionner sans trop recourir à la coercition (par exemple le mythe de l’individu libre et souverain dans notre système). Toutes ces illusions, qui flattent notre besoin de distinction personnelle et de prestige collectif, agissent sur nous comme des stupéfiants dont nous avons du mal à nous décrocher.

C’est pourquoi d’ailleurs il est préférable de cheminer avec d’autres, d’inscrire son combat personnel dans une lutte collective ; ça aide à réfléchir et à avancer, à condition de ne pas s’en remettre totalement à des gens qui pensent et agissent en votre nom. Marx le soulignait déjà, la transformation de soi-même et la transformation des circonstances extérieures vont de pair dans l’activité révolutionnaire.

Q.4 - Dans l'introduction de La société de verre, Philippe Corcuff se réclame, en partie, de votre réflexion. Vous même, avez-vous lu de Corcuff Bourdieu autrement ? Qu'en pensez-vous ?

R.- Je ne peux que penser beaucoup de bien d’un ouvrage qui, avec une évidente sympathie pour son objet et en s’appuyant sur une connaissance approfondie de l’œuvre de Bourdieu, s’efforce de montrer en quoi et dans quelle mesure celle-ci constitue une contribution majeure à l’avancement de la science sociale. À la différence de certains autres sociologues actuels, Corcuff ne nie pas sa dette envers le travail de Bourdieu auquel il rend justice contre certains contresens et caricatures. En même temps il est très attentif, selon son habitude, aux limites et conditions de validité des énoncés, aux disparates, aux modulations, aux ruptures et aux imports normatifs qu’introduit dans toute œuvre scientifique d’envergure le fait qu’elle se soit édifiée dans le temps, dans la controverse et sur des bases empiriques et des méthodes déterminées. Mais cela n’a vraiment de sens que pour un lecteur qui a déjà une bonne connaissance des travaux en question et qui peut vérifier sur pièces le degré de bien-fondé des interprétations proposées. Personnellement, elles me paraissent procéder pour une grande part d’un pointillisme épistémologique que je ne partage pas.

Cela dit, on le sait, le propre des grandes œuvres, c’est de se prêter à des lectures multiples, jamais exhaustives ni définitives, qui sont d’ailleurs tout autant en rapport avec la complexité et la richesse de leur contenu objectif qu’avec la trajectoire et les propriétés positionnelles de chaque lecteur. La multiplicité des églises « chrétiennes », des courants « marxistes » et des chapelles « freudiennes » n’a rien ôté à l’importance des œuvres fondatrices, au contraire. Pour autant on ne peut faire dire à ces œuvres tout et le contraire. Il faut se garder, quand on décompose un tout en ses éléments constituants, d’altérer ou de perdre le sens global qu’il possède en tant qu’ensemble organisé, sa « gestalt » en quelque sorte. Il est arrivé à Bourdieu de définir lui-même sa sociologie comme un « structuralisme constructiviste ». On peut, comme fait Corcuff, être plus sensible à la dimension constructiviste de l’œuvre et aux « fragilités » de son auteur, ou bien, comme je le fais, être plus sensible à la dimension structuraliste et à la fermeté de sa pensée et de son combat. Je ne pense pas que ces différences d’appréciation constituent un vice rédhibitoire pour l’une ou l’autre lecture, dès lors qu’elles préservent l’essentiel. Mais je continue à croire que l’appel à la mobilisation et à la lutte pour changer la réalité — appel devenu récurrent et explicite chez Bourdieu — serait proprement inutile si l’histoire avait montré que l’inertie des structures sociales existantes pouvait être surmontée de façon progressive — et dans un sens progressiste ! — par le jeu spontané, conjoncturel et consensuel des forces de changement. Ce n’est au contraire qu’en mettant énormément d’énergie sociale au service d’un projet révolutionnaire explicite et raisonné qu’on peut espérer surmonter la violence inerte des structures et leur durable capacité de reproduction globale (élargie ou pas). Il y a aujourd’hui, dans le monde intellectuel, soumis à sa façon aux mêmes forces fondamentalement rétrogrades et réactionnaires qui poussent à revenir sur tous les acquis progressistes dans tous les domaines, une tendance à sous-estimer le poids et la cohérence des structures objectives, à nier l’existence même d’un « système » au nom des failles, des lacunes et des contradictions internes de tout système social complexe historiquement constitué, et à surestimer l’autonomie des stratégies individuelles et la liberté de manœuvre des agents. On a là un exemple de plus de ce « biais scolastique » dont parlait Bourdieu à propos des intellectuels qui tendent à généraliser leur propre rapport au monde, beaucoup moins lucide et libre qu’ils ne le croient généralement. En fait, ce que l’on constate depuis fort longtemps, c’est que spontanément et dans l’ensemble, les capacités d’innovation des individus vont plutôt dans le sens de la soumission à la logique des structures que dans le sens de la résistance et de la subversion, comme on peut le vérifier en examinant les stratégies de la plupart des individus de la plupart des groupes sociaux, y compris chez les très distingués professionnels de l’innovation créatrice, libre et jaillissante que seraient les cadres ou les artistes ou les intellectuels, dont les poussées d’anti-conformisme et les révolutions de palais sont généralement parfaitement contenues et gérées par l’ordre établi. Le système capitaliste se fout éperdument des « transgressions symboliques ». Mieux même, il les organise et les cultive. Non, on n’insistera jamais assez sur le fait que l’ordre établi est aussi installé dans les têtes et dans les tripes et que ce qui fait sa force, du moins chez nous, ce ne sont pas ses sbires, mais c’est, comme le soulignait déjà Spinoza, cette « volonté qu’il installe en nous de nous plier à son usage », notre « sens pratique, socialement constitué » dirait Bourdieu. C’est d’ailleurs le contraire qui serait surprenant et difficilement explicable sociologiquement. C’est pourquoi on est obligé de se battre, de toutes ses forces, pour essayer de renverser la vapeur. « Là où il y a de la lutte, il y a de l’espoir », répétait Bourdieu. Et là seulement. Et ce n’est pas, j’en suis convaincu, un militant sincère et de longue date comme Corcuff qui soutiendrait le contraire.

Q.5 - Lorsque vous interpellez les intellectuels, est-ce parce qu'ils ont, de par leur capital culturel et symbolique, proportionnellement plus d'atouts pour se libérer des contraintes sociales ? Ou, à l'inverse, est-ce parce qu'ils ont un rôle déterminant dans la légitimation de la domination ?

R.- C’est pour les deux raisons, qui d’ailleurs n’en font qu’une à mes yeux.

Q.6 - Si nos actes et nos prises de positions sont le produit de dispositions socialement déterminées, que peut-on attendre d'une prise (crise ?!) de conscience ?

R.- Que précisément elle nous conduise, moyennant le travail nécessaire, à comprendre que nos dispositions sont socialement conditionnées et dès lors à agir sciemment sur les conditions sociales, dans un sens ou un autre, au lieu de rester passivement agis par elles, dans une illusion de liberté. S’agissant de gens « de gauche », on peut espérer que, prenant conscience de ce qu’est réellement, objectivement, leur conditionnement social, ils cessent de croire qu’on change la société capitaliste en changeant de gouvernement.

Q.7 - Dans Le petit-bourgeois gentilhomme, vous prônez, p. 84, le refus de participer à l'orgie consumériste et une forme raisonnée et maîtrisée de consommation, comme un aspect essentiel (mais non exclusif) du combat à mener contre le capitalisme. En quoi ce discours se différencie-t-il de ceux des sociologues de la massification dont se moquait Bourdieu ?

R.- C’est une chose de constater des phénomènes objectifs (et mesurables) de « massification » sur le marché de l’offre et de la demande de biens de toute nature (plus de nourriture, de voitures, d’appareils électro-ménagers, d’ordinateurs, de maisons individuelles, d’études et de diplômes, de vacances à la neige, etc.), c’en est une autre d’en inférer, comme ont cru pouvoir le faire certains sociologues, que dans notre « société d’abondance » tout le monde consomme de tout, que les inégalités ont été rabotées, et surtout que la transformation de la population en une masse de libres consommateurs accédant tous au libre marché a fait disparaître la structure des classes sociales et a démocratisé les rapports sociaux.

À ce genre d’élucubrations (pas tout à fait innocentes) on peut répondre, comme l’a fait Bourdieu dans La distinction en particulier, d’abord qu’en matière d’analyse des pratiques et des consommations il faut être attentif au moins autant à leur modalité qu’à leur matérialité. Monsieur Jourdain peut se payer des pratiques de gentilhomme, mais son argent ne peut lui procurer la manière aristocratique de se les approprier, ce style de vie qui fait encore la différence entre le parvenu et l’indigène de vieille souche.

Ensuite et surtout, il faut tenir compte de la translation structurale qui généralement, dans un domaine donné, maintient les écarts entre les pratiques dominées et les pratiques dominantes. Celles-ci forment avec celles-là une structure de distribution relativement stable et solidaire. Si les unes évoluent dans les mêmes proportions et dans le même sens que les autres, au bout du compte le fossé persiste, quand il ne s’est pas creusé davantage et la compétition sociale s’apparente ainsi à une course-poursuite épuisante et interminable, où l’avance quantitative et qualitative des dominants ne peut pas diminuer. Ce qui fait la supériorité sociale et le prestige des dominants, ce n’est pas tant la grandeur en valeur absolue de leurs propriétés, que la différence — l’écart temporel, en particulier — entre ces propriétés et celles des autres concurrents.

C’est pourquoi je pense que, du moins en ce qui concerne les classes moyennes particulièrement investies dans cette course ruineuse aux consommations et aux pratiques (faussement) distinctives, ce mode de vie est évidemment plus conforme et favorable à la logique du capitalisme que la démarche inverse, celle qui consiste à refuser de jouer plus longtemps ce jeu de dupes et à se donner d’autres objectifs dans l’existence que d’accroître sa consommation en croyant qu’on accroît son importance sociale. A fortiori si on veut lutter contre le capitalisme. C’est ce que j’ai essayé d’expliquer dans mes derniers ouvrages.

J’ai conscience qu’il faudrait beaucoup insister sur cette question qui est, selon moi, d’une importance cruciale pour l’avenir de notre société. Le système capitaliste tire sa force de l’adhésion de la majorité des populations, au moins dans nos sociétés développées. Cette adhésion n’est pas, le plus souvent, une adhésion intellectuelle, lucide et explicite aux dogmes du libéralisme. C’est une adhésion plus pratique que réfléchie, qui s’effectue sur le plan de la vie quotidienne, et plus précisément par le biais du niveau de vie et du style de vie, que les agents adoptent ou s’efforcent d’adopter continûment. Ils ont le sentiment que globalement, vivre ainsi, c’est bon, c’est beau, c’est bien, c’est souhaitable (même s’il y a « des choses à améliorer »). Et à la base (ou au centre) de ce mode de vie, il y a le fait de consommer, c’est-à-dire d’effectuer, moyennant finances, une appropriation matérielle et/ou symbolique. La « ruse objective » du système capitaliste c’est d’avoir, au fil des générations, transformé l’être humain en un consommateur insatiable de biens, réel ou potentiel. Toute société et tout individu dans la société ont besoin de définir un « sens de la vie », de trouver leur raison d’être. Tout se passe comme si la seule raison d’être massivement reconnue et acceptée était désormais d’accéder à de nouvelles consommations, comme si consommer n’était plus un moyen de vivre mais la fin en soi de toute existence. Et comme dans l’économie capitaliste tout bien est une marchandise qui se vend et s’achète, la boulimie consumériste forme un cercle vicieux avec la soif d’argent qui permet de se procurer toute marchandise.

Il est très difficile de développer une réflexion critique sur cet aspect des choses. Pour une raison évidente : l’existence d’inégalités fantastiques entre les consommations des uns et des autres. Ces inégalités sont arbitraires, iniques et révoltantes. Et c’est un devoir fondamental de tout humanisme digne de ce nom de les combattre. On ne peut donc qu’approuver et soutenir toutes les revendications visant à améliorer les moyens d’existence des êtres humains. Mais le légitime combat pour améliorer les moyens d’existence est difficile, obsédant et interminable, génération après génération, à tel point qu’il finit par obnubiler tout horizon et que les moyens d’existence se transforment pratiquement en fins ultimes, deviennent des valeurs en soi, dans un système qui a fait de l’argent le critère de toute valeur. Il est significatif à cet égard que si la collectivité s’accorde à admettre qu’il existe un « seuil de pauvreté » au-dessous duquel il est dramatique de descendre, en revanche il n’existe aucune notion de « seuil de richesse » au-delà duquel il serait indécent de monter. Et l’immense majorité de la population trouve normal de vivre dans une société dont la devise réelle est devenue : « enrichissez-vous et jouissez sans fin et sans frein de tous les plaisirs que l’argent achète ! » Devise dont on ignore ou feint d’ignorer que son accomplissement concret au bénéfice de certains, repose sur l’appauvrissement, l’exploitation et l’oppression du plus grand nombre.

On entend de plus en plus souvent dire, à juste raison, que ce qui est en jeu au-delà ou au travers des revendications portées par les mouvements sociaux d’aujourd’hui, c’est « un choix de société », « un choix de civilisation ». Telle est en effet la question majeure que pose à l’Humanité tout entière l’évolution du monde : « pour quoi faire sommes-nous sur la Terre ? pour mener quelle vie ? » Question « toute bête » et en même temps fondamentale, décisive, vitale.

On conçoit que des hommes et des femmes dont la vie est un enfer de chaque jour, comme il y en a des millions sur la planète (y compris dans les sociétés « développées »), des êtres dont le peu d’énergie dont ils disposent leur sert uniquement à survivre, soient éventuellement conduits à mettre entre parenthèses toute spéculation sur des questions de civilisation, et se laissent fasciner par le spectacle clinquant et alléchant du monde riche. Personne de sensé n’aurait l’indécence de le leur reprocher ni de craindre qu’ils tombent trop vite dans de regrettables excès.

Mais quand on considère les populations comme celles dont nous faisons partie, qu’il est convenu d’appeler globalement « classes moyennes » ou « petites-bourgeoisies », et qu’on constate que le plus souvent, même quand (dans le meilleur des cas) elles critiquent le système, leurs critiques vont rarement jusqu’à remettre en question la pente fondamentale imprimée à leur existence par le système, faute de voir clairement que c’est justement par le style de vie unique qu’il impose (et pas seulement par la « pensée unique »), que le système capitaliste les tient prisonniers et complices (qui ne-veulent-pas-savoir) de ses iniquités morales, de son indigence spirituelle, de sa démesure et de sa barbarie, alors, quand on constate cela, on se sent en droit, et même en devoir, de dire haut et fort : « nous faisons fausse route, réfléchissons aux moyens individuels et collectifs de sortir de cette danse macabre, et même s’il n’est pas possible de couper d’un coup tous les fils qui nous attachent au système, refusons d’être plus longtemps des marionnettes qu’il agite à sa guise. » Une socioanalyse d’inspiration bourdieusienne peut grandement nous y aider.
    

 
 
 
  

   
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